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11 avril 2023 2 11 /04 /avril /2023 09:47
Voir : le regard juste

« La Joconde « 

Source : Regard sur l’Art

 

***

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas

à chercher de nouveaux paysages

mais à avoir de nouveaux yeux. "

 

Marcel Proust

 

*

 

   [Quelques mots avant-coureurs – En nos contemporaines saisons où l’image envahit nos yeux au point de les saturer et de les conduire à une possible cécité, cet article voudrait se donner à la manière d’une réhabilitation de la Langue. Notre époque soi-disant « postmoderne » croule sous la charge iconique que Guy Debord sut si bien décrire sous son titre de « Société du spectacle » dont nos modernes selfies sont l’affligeant point d’orgue, que vient bêtement concurrencer une « intelligence artificielle » qui n’a d’intelligence que le nom et d’artificiel la totalité de son « art ». Le temps n’est guère éloigné où l’homme cybernétique sera l’obligé de la Machine. Ceci est si navrant que le bel humanisme de la Renaissance et les prodiges de la Raison du Siècle des Lumières menacent de s’effondrer à tout instant, entraînent dans leur chute le peu d’essence de l’Homme qui demeure visible.

    Le sujet qui suit se veut la promotion du fait littéraire au détriment de l’éparpillement et du fourmillement incessant des images qui, en quelque manière, en sonnent le glas. De nos jours l’orthographe est maltraitée au point que même les plus brillants agrégés de nos Universités se fourvoient dans des formes langagières qui seraient risibles si elles ne manifestaient une mécompréhension du langage qui devient extrêmement préoccupante. Nous ne pouvons accepter, au nom d’un supposé « progrès », que la littérature, la poésie, les mots en leur ensemble ne deviennent la banlieue de pratiques « néo-culturelles » où le tag se substitue à la métaphore, où le graph urbain, le plus souvent hideux, vient empiéter sur l’Art en sa plus profonde vérité, où la déferlante des mangas orientaux grimaçants ne vienne menacer les belles rives de la conscience esthétique.

   Notre siècle épris de vitesse et de nouveauté s’engouffre dans un maelstrom à tout point dommageable pour l’intellect qui n’est plus stimulé par de hautes idées mais par une galerie de portraits subalternes dont les Réseaux Sociaux se font l’écho avec la tristesse que l’on connaît et la constante désinformation qui constitue son pain quotidien. C’est à une prise de conscience doublée d’une volonté de se ressourcer à des valeurs plus essentielles que l’humain devrait employer la totalité de son énergie. Certes, mes vues paraîtront à beaucoup « élitistes » mais entre l’élitisme et la fuite en avant dans la première naïveté venue, celui-là sera bien préférable à celles-ci. Que vive la Littérature, que l’image lui soit seconde, sauf celle de l’Art, bien entendu. Que les mots, les mots sacrés soient notre breuvage !]

 

***

 

   Vous êtes dans votre forme primitive, dans l’inchoatif, le natif qui ne vous ont encore nullement façonné. Vous êtes chrysalide en attente de Soi. Vous êtes en voie de, sur le chemin d’une métamorphose qui point mais n’énonce encore son nom. Une vague tache au large des yeux. Des bruits nappés de silence. Des touchers à la douce effusion de soie. Des goûts qui n’ont de sapidité qu’à la mesure de vos timides papilles. Tout volète autour de vous avec des irisations de colibri. Tout apparaît dans des dessins souples de lianes. Tout se donne dans le mystère non encore éclos du jour. Vous êtes dans une sorte d’innocence, vous dupliquez, malgré vous,  l’évanescence des  séraphiques figures, votre peau se moire d’opalescence, votre chair végète dans un marais indolent, baigne dans une eau grise de lagune. Vous pourriez demeurer ainsi une éternité, comme la diatomée incluse dans sa mince pellicule d’eau. Mais vous êtes Homme et étant Ceci, vous sentez en vous, au plus profond de vos propres abysses, d’étranges remuements, d’insistantes impatiences, un désir de mouvement, l’élan d’un dépassement qui pourrait survenir sous la simple impulsion de votre volonté. Vous sentez, bandé tel l’arc du valeureux Ulysse, ce ressort qui ne vit que de se détendre, de coloniser l’espace, de s’affirmer comme transcendance, autrement dit fomentant le dessein de s’arracher au Néant avec la ferme intention de n’y jamais retourner.

   Cette urticante vivacité, ce bouillonnement interne, cette impétuosité de geyser ne vous singularisent point, ne vous isolent point. Ils sont tout simplement coalescents à votre humanité, ils soutiennent tous vos actes, ils nervurent votre conduite, ils s’irradient dans le somptueux acte d’amour. Né, vous ne l’êtes jamais qu’à surgir de qui-vous-êtes pour faire effraction dans le vaste Monde : ici auprès de la ville aux mille rumeurs, là tout contre l’épaule amie qui vous requiert, plus loin encore dans le tumultueux maelstrom de l’exister qui est, métaphoriquement, cet insatiable Pas de Deux, cette Grande Roue, ce Tremplin sur lequel vous prendrez essor, tout comme le jeune enfant édifie sa propre effigie à l’aune de ces châteaux de sable qu’il crée et recrée incessamment, manière d’autoconstitution de Soi face au Vide essentiel d’un univers nécessairement chaotique.

   Et maintenant, imaginez qui-vous-êtes, identique à une Outre vide que la vie emplira de ses mille fascinations. En quelque manière, vous êtes un être creux et il vous faudra vous construire autour de cette vacuité. Un peu comme si votre centre était occupé par un mât de Cocagne auquel vous accrocheriez divers objets, diverses surprises, diverses breloques, tout ce divers vous façonnant jusqu’à votre entière complétude, telle du moins que vous la concevez en votre for intérieur. C’est bien de votre indétermination dont il s’agit que vous devrez constamment abreuver afin que votre soif étanchée, vous puissiez vous considérer Homme parmi l’entière communauté des Hommes. Or, puisqu’en votre fond, vous êtes Homme de Parole, c’est d’abord aux mots que vous avez confié le soin de vous tirer de l’anonymat ambiant. Ce qui se passe : les mots s’assemblent un à un patiemment, ils font leurs petites boules émouvantes, ils s’assemblent en grappes, ils se multiplient en essaims, ils se soudent et font s’élever en-qui-vous-êtes de touchantes architectures, elles vous font penser à ces admirables termitières avec leurs galeries à l’infini, leurs piliers d’argile, leurs loges et leurs chambres, leur large atrium à la base de l’édifice. Certes vous êtes admiratif face à cette complexité des mots, à leurs subtils arrangements, aux dentelles sémantiques qu’ils élaborent à la façon d’un délicat miellat. Mais ce qui vous gêne, c’est cette LENTE alchimie, ce métabolisme si inapparent que vous n’en sentez guère le cheminement, cependant il tisse votre genèse goutte à goutte, à un rythme infinitésimal qui est le seul qui conviendrait afin que l’assemblage tînt, que la patient puzzle ne se lézardât pas.

   Face au Langage, face à la durée de sa germination, que vous jugez infinie, vos impatiences fondatrices se rebellent. Ça fourmille en vous. Ça fait ses mille voltes. Ça burine tout contre les murs de terre de la termitière. Ça fait ses écroulements, ça réduit en poussière et, bientôt, la chute se produira qui sera inévitable, et bientôt, vous serez pareil à ces cerfs-volants qui faseyent dans le Noroît, privés d’amers qui pourraient les reconduire à quelque réalité et il ne demeurera, dans le vaste ciel, que l’empreinte vide de leur passage. Mais, au-delà de cette aimable métaphore, c’est le sens profond du langage lui-même qui se posera et ne cessera d’interroger quiconque aura aperçu que les Mots sont l’essence de l’Homme, non une décoration, un artifice, uns simple fleur à fixer à sa boutonnière. Mais bien peu, parmi les Humains, se sentiront concernés par cette inquiétude métaphysique. La plupart vaqueront à leurs tâches, bien plus préoccupés de l’heure de la sortie du bureau et du salaire en fin de mois que de s’interroger sur le destin des phrases qui, somme toute, est bien naturel. Mais je reviens à ce Vous générique, dont je fais évidemment partie, qui nous occupe en cet instant. Certes les mots ne sont nullement inutiles, ils ont servi à définir votre patronyme, à fixer la topologie de votre habitation sur terre, à adresser à l’Amante vos plus belles inspirations dans le mystérieux et toujours renouvelé domaine de l’Amour. Seulement, au fur et à mesure du temps, le langage devenant si familier qu’il disparaissait sous le premier beau paysage, sous la dernière invention de notre société consumériste, vous lui avez accordé moins d’attention, vous l’avez, il faut bien l’avouer, négligé, oublié, remisé en de bien étranges oubliettes.

   Certes, le cinématographe est antédiluvien et les Frères Lumière sont morts depuis belle lurette. Successivement, évoquant le Septième Art, vous vous êtes exprimé de la sorte : « On va regarder un film au cinéma », puis votre hâte aidant : « On va au ciné », puis dans une étonnante variation « On va se faire un p’tit ciné ». C’est étonnant, tout de même, cette plasticité humaine qui s’empare du réel et lui fait subir moultes distorsions sans même qu’elle en perçoive la portée. Il est vrai, de nos jours, dans la perspective d’un langage sans doute « postmoderne », « On s’fait beaucoup de choses » : « On s’fait un resto » ; « On s’fait une balade », « On s’fait une expo », et voici le faire, cette condition de possibilité d’action des Existants, conjuguée à toutes les sauces imaginables où le musée prend rang de balade, de ciné, de resto et de bien d’autres choses encore, la créativité est sans limites en cette contrée.

   Mais après cette diversion récréative, reprenons le fil de notre méditation. Dans l’usage quotidien du langage, vous disposiez les mots à la queue leu-leu, et cela faisait ses longs rubans, ces sortes de brindilles pareilles aux colonnes infinies de fourmis. Mais une chose vous gênait dans cette entreprise d’énonciation : son caractère infini, toujours renouvelé, la disparition des mots à même leur profération. Å peine un mot sortait-il de votre bouche qu’il se mélangeait à l’air ambiant, comme absorbé par les volutes d’air, il n’en résultait qu’un long silence. Å peine aviez-vous griffonné quelques mots sur le blanc de la feuille qu’il n’en restait jamais que les derniers signes bientôt effacés dès le cahier refermé. Le Langage, que certains prétendaient « divin », vous paraissait affecté d’une incurable maladie liée à sa courte durée de vie, à son extinction soudaine. Pour autant, ceci ne vous tracassait nullement, ces vétilles n’étaient que la préoccupation de savants linguistes à la barbe blanche, penchés, la journée durant, sur leurs illisibles grimoires.

   Et, maintenant, ce qu’il faut énoncer en termes un peu plus consistants, ceci : le langage est constamment menacé de disparition et ce fait tient à sa nature même. Le langage est cruellement atteint d’une absence de durée. Il est flamme de l’instant. Il est étincelle que reprend en soi la longue nuit du Monde. Il brille d’un vif éclat le temps de son effectuation et retourne au Néant dont il provient. Je prononce une courte phrase qui, déjà, n’existe plus après que la chute de mon intonation en a fixé l’ultime limite. J’écris une courte phrase qui, déjà, n’existe plus après que j’ai posé mon stylo sur la table. Le langage témoigne d’un vice natif de sa propre temporalité. Et ce vice est si prononcé que nous en arriverions même à mettre en doute son existence. Qu’il s’agisse de la mise au jour d’un mot oral ou écrit, son destin est nécessairement entaché de l’absence qui en constitue le fondement. Par exemple, je prononce ou j’écris le mot « Pomme ». Et je me pose aussitôt la question de savoir quelle aura été sa réalité effective. Dans le présent de l’énonciation ou de l’écriture, chaque phonème prononcé, chaque graphème tracé, se substituent au précédent, l’effacent, puis c’est le vide qui en est la seule conclusion. « Pomme » aura existé l’espace d’un mouvement de mes lèvres, l’espace de mon geste sur la feuille.

   Quant aux autres stances temporelles, qu’en est-il ? Le mot « Pomme » ne pourra prétendre à aucun futur puisque, consommé, il est reconduit dans les limbes pour l’éternité. Le mot « Pomme » témoigne-t-il d’un passé ? Certainement puisque, ayant un instant été extrait du Néant, il a fait son étrange feu de Bengale dont, cependant, notre mémoire a gardé le souvenir. Sans doute faut-il en conclure, au moins provisoirement, que tout langage n’est retrouvé qu’au prix d’un patient travail d’archéologie. Tout comme le Savant questionne longuement ses chères Langues Mortes, se retournant sur le passé, nous ne donnons véritablement acte à notre propre langage que par un retour amont. C’est ce que nous avons proféré, ce que nous avons écrit qui, seulement, témoignent de l’Être de Langage que nous sommes. C’est un peu comme si nous recherchions nos traces inscrites sur ces belles et mystérieuses plaques d’argile mésopotamiennes où gît l’Histoire d’un peuple, d’une civilisation, d’une culture. Afin que notre langage prenne de la consistance, se dote d’une certaine épaisseur, vive dans l’opaque et ne demeure simple transparence, il nous faut adopter le paradigme proustien de la réminiscence. Ce que nous sommes, ici et maintenant, un empilement de « Petites Madeleines », une suite de mots prononcés quelque jour ancien à Combray ou ailleurs, devant une tasse de thé ou de chocolat, auprès d’une Tante Léonie, d’un Père, d’une Mère, d’une Amante, toutes ces menues paroles qui sont notre architecture, les racines et rhizomes sur lesquels nous avons prospéré, notre alpha, notre oméga, notre boussole existentielle, les amers auxquels notre vie s’est amarrée afin que, douée de quelque sens, elle devînt vraisemblable. Oui, avant tout nous sommes tissés de mots. Supprimez ces derniers et que demeurera-t-il de nous, de vous, que cette meute de chair privée de clarté, que cette peau battant au vent mauvais de l’absurde ?

   Le langage, notre langage se résume à un lent travail de sédimentation, à des superpositions de couches signifiantes, à des théories de strates à l’inventaire duquel, vous, comme moi renonçons le plus souvent au motif d’une paresse constitutionnelle. Nous, les Hommes, sommes entièrement inclinés vers le Principe de Plaisir, celui au gré duquel les choses sont vite acquises, au gré duquel nous phagocytons avec avidité tout ce qui passe à notre portée : un livre, un fruit, une Aimée, et, de plus en plus, ces objets du désir consumériste qui ne font que nous aliéner alors que nous croyons à la valeur salvatrice de leur être. Oui, au Principe de Réalité auquel s’affilie la quête mémorielle d’un passé enfoui, lequel recèle des trésors de langage et d’émotions, nous préférons, le plus souvent, l’actuelle griserie proliférante des Images qui est la marque de fabrique la plus apparente de nos sociétés soi-disant « avancées ». Mais avancées en quoi ? Dans la connaissance, la culture, le souci de l’Autre, la simplicité ou bien ce qui est le revers de tout ceci, la quête égoïque et narcissique de l’Individu au comble de son paraître, de sa semblance, de sa parution selon quelque gloire sur la Scène du Monde ?

   Ici surgit un point décisif dont cet article voudrait être le lieu : celui du conflit essentiel naissant de la rencontre de la Parole et de l’Image. Relativement à l’Image, à sa portée, à sa puissance, bien des conduites humaines se contentent de la première explication venue, de la première justification qui brille comme les flocons de neige dans leur boule de verre, c’est-à-dire l’effet d’une simple confusion d’une Vérité et de son contraire, la fausseté, l’apparence, le paiement « en monnaie de singe ». Notre société se nourrit d’images à satiété si bien que le registre iconique menace de subvertir le registre langagier. Et en ceci, il y a bien évidemment « péril en la demeure ». Quelque peu lassé par l’usage quotidien du langage, par ses tournures rituelles, par l’habitude dans laquelle, inévitablement, il s’enferme, vous lui avez substitué, consciemment ou non, le Peuple des Images et ses infinies proliférations. Ce que le langage mettait une éternité à élaborer et à révéler (la longue narration du Monde en lequel  vous êtes bien évidemment inclus), l’image vous le révélait à l’aune d’un seul regard. Å l’analytique du langage, vous préfériez le synthétique de l’image. C’est un peu comme si la réalité était une goutte d’eau dont vous auriez sondé l’anatomie au microscope. Elle vous aurait révélé, dans l’instant, tout l’insondable mystère de ses vibrions, de ses spirilles, de ses bacilles, de ses infusoires, autrement dit le minuscule microcosme que vous rencontriez chaque jour se serait métamorphosé en ce vaste macrocosme, image d’un Tout mis à disposition, d’une globalité enfin domestiquée.  Car votre insatiable curiosité n’était en quête que de ceci : que le divers, que le pluriel, que le polyphonique, le polymorphe soient votre domaine, soient votre possession à jamais. Incontestablement, il y a dans l’inclination humaine, la fascination de l’immense, de l’illimité avec sa nécessaire corrélation psychologique teintée de paranoïa et de mégalomanie.

   Seulement, dans votre vision de la plénitude offerte par l’image, dans sa supposée donation infinie du monde,  il y a un comme un vice du raisonnement, un gauchissement du concept. Et ici, afin de ne nullement demeurer dans l’abstrait, il faut avoir recours à une image. Prenons, par exemple, celle d’une œuvre d’art, en l’occurrence « Le Pauvre Pêcheur » de Pierre Puvis de Chavannes et laissons venir à nous quantité de significations qui y sont d’une manière que nous croyons liée de près au simple statut de la représentation. Une rapide description phénoménologique fera vite apparaître un certain nombre de thèmes latents, comme autant de puissances iconiques que notre regard dévoile à l’instant même où il se pose ici et là, balayant à loisir les sèmes de l’image, tout comme un moissonneur récolterait les épis au simple mouvement de sa faucille.

Voir : le regard juste

Source / Wikiart

     

   Ce qui se dévoile alors : la teinte quasiment « mystique » ou bien « biblique » que le Peintre a utilisée, laquelle, dorée à souhait, nous fait penser à la belle luminosité des icônes byzantines ou à l’irisation de la mandorle qui entoure la tête des Saints, mais aussi bien à la couche de paille sublimée sur laquelle repose le corps de Jésus en son étable de Bethléem. Une manière d’atmosphère sacrée, propice au recueillement.  Ainsi l’eau sur laquelle est posée la barque du Pêcheur évoquera-t-elle l’eau lustrale, baptismale, l’eau purificatrice dont les hommes doivent supporter l’épreuve, afin que, lavés de tous péchés, ils puissent eux aussi prétendre à quelque sainteté ou à tout le moins mériter de recevoir les dons du Ciel. Toutes les postures sont empreintes d’un profond hiératisme : nudité et inclinaison du torse du Pêcheur, fragilité native de la Figure de l’Enfant, pure oblativité de Soi de la Mère qui ne veut étreindre sa descendance qu’à la protéger des malédictions de la Terre. Cette scène, dans son dépouillement, dans son dénuement appelle une autre scène, celle du « Paradis perdu » dont, ici, il ne demeure qu’une persistante clarté, une frémissante joie mais nullement à portée des Existants, bien plutôt une Essence sous laquelle l’Humain doit nécessairement s’hypostasier car, lui-même, l’humain, n’est qu’existence contingente et entière mortalité simplement différée.

   Et l’on pourrait ainsi, à l’envi, multiplier les perspectives selon lesquelles placer cette image, souligner l’analogie des teintes avec celles, tout en finesse et élégance des natures mortes de Giorgio Morandi, évoquer aussi bien une misère identique à celle qui se lit dans les romans naturalistes de Zola, Dans « Germinal », « La Bête humaine », « La Terre », « Le ventre de Paris », « L’Assommoir » et l’on pourrait citer encore « Les Damnés de laTterre » de Franz Fanon, citer le tableau de Paul Gauguin intitulé « Misère humaine ». Toute image, par nature, appelle un ruissellement infini, un peu à la manière d’un kaléidoscope dévoilant de toujours nouveaux fragments à mesure que l’on incline et fait girer son support. Cependant, il serait naïf de croire que la totalité de ces significations se donne à la façon dont le soufre s’échappe du cratère du volcan ou bien l’eau surgit des lèvres de la terre.

 

Non, il y a, à l’origine,

 la médiation essentielle du langage.

L’image ne parle et ne signifie

que traversée de mots, irriguée

du travail de la phrase, fécondée

de la maturation d’un texte initial.

  

   Tous les orients dont il a été question, l’eau lustrale, l’oblativité de la Mère, l’image du Paradis perdu, les extensions significatives en direction de Zola, de Fanon, de Gauguin, ne sont nullement des fruits pendus dans un arbre iconique, fruits que nous pourrions cueillir du seul geste de notre regard. Ces fruits sont le résultat d’une lente et longue maturation du langage. Si nous pouvons penser certaines choses du genre de la lustration de l’eau, de l’oblativité de la Mère c’est seulement parce que les concepts afférents nous en ont été fournis par notre activité langagière. Toutes ces nuances, toute cette richesse d’une contextualisation plus large que le cadre de l’image lui-même (la misère dans « Germinal » ou dans le tableau de Gauguin), s’énoncent en nous selon des phrases et des textes qui sont notre propre narration des événements qui viennent à notre encontre.

   Imaginez vous un instant, privé de langage, de compréhension, d’expression, imaginez vous tel ce continent désert, cette mutité aphasique qui font face au Monde dans la plus grande détresse qui soit. L’image que vous apercevriez, celle du « Pauvre pêcheur », votre propre image en écho, qu’en résulterait-il, ? Eh bien vous seriez tels deux chiens de faïence s’observant dans la nuit d’une totale inconnaissance. Rien ne naîtrait de cette rencontre qu’un éternel silence qui confinerait à l’absurde.

 

Car l’image ne fait signe

qu’architecturée par le langage,

métamorphosée par le langage,

multipliée par le langage.

 

   L’image seule est inertie, impuissance, dénuement tel celui du « Pêcheur » de Puvis de Chavannes. L’image seule, bien plutôt que d’être valeur sémantique serait, dès lors, simple assemblage lexical, juxtaposition de mots privés de connexion, postures isolées que rien ne viendrait synthétiser, porter à la signification. Une manière de mots par défaut, de mots encore soudés dans une gangue matérielle dont ils ne parviendraient nullement à s’extraire.

   Le sens qui nous éclaire et ouvre le chemin de notre compréhension n’est nullement une simple donnée optique, une disposition physiologique, fût-elle celle de la mydriase, cette belle dilatation pupillaire qui n’aurait pour seule ressource qu’un total éblouissement, une définitive cécité. Tout regard qui est orienté vers une saisie existentielle ne peut l’être qu’à la mesure de l’édifice babélien qui s’est patiemment construit depuis le premier babil. La position exploratrice de nos ancêtres de la préhistoire reflète en creux notre propre évolution historique. L’Australopithèque, l’Habilis, l’Erectus, le Faber ne voient du monde que des images fixes, muettes, sans nuances, sans signification. Ils sont pierreux, racinaires, rhizomatiques par rapport à leur environnement. Ils se confondent avec l’arbre, le chemin, l’ours, la terre, le ciel, la grotte. Ils sont les sans-distance pour la simple raison que leur posture optique est de telle nature qu’elle crée des analogies signifiantes entre l’Homme et son Milieu. Il faut l’apparition du Sapiens et la révolution copernicienne que constitue le passage du limbique-reptilien au néo-cortical, c’est-à-dire du pur anatomique au symbolique, au langage, pour que le Pierreux, le Racinaire se métamorphosent en pensée de la pierre, de la racine, en subtiles allégories qui vont faire de l’Homme un être capable d’intelliger en mots la Nature qui l’accueille en son sein. Parler, lire, écrire, c’est affirmer son autonomie, c’est abandonner les mamelles de la louve, c’est être Rémus et Romulus capables d’administrer la diversité de la cité romaine, nullement de s’y aliéner dans une confiance absolue vis-à-vis d’une Génétrice, fût-elle comblée des vertus les plus remarquables.

   L’image possède, d’une manière interne qui constitue sa profonde nature, une force d’aimantation qui nous phagocyte et nous ôte toute liberté. Nous fixons une image et nous sommes fascinés, nous sommes immédiatement en elle, autrement dit notre être et le sien ne font plus qu’un. Seul le langage permet le recul, la médiation, crée l’espace humain nécessaire à la compréhension de qui-nous-sommes et de notre milieu.

 

L’Homme n’est pas Image.

L’Homme est Langage.

 

   Et, à ce point de la méditation, il faut citer la belle phrase de Proust située à l’initiale de ce texte :

 

« Le vrai voyage de découverte ne consiste pas

à chercher de nouveaux paysages

mais à avoir de nouveaux yeux. »

 

   La « découverte », dans le cadre proustien est découverte de Soi. Les « nouveaux paysages » sont ceux qui viennent du passé et sont fécondés, exaltés, multipliés à l’aune de la sublime réminiscence. Les « nouveaux yeux » sont ceux par lesquels la littérature vient à elle dans une manière d’entière complétude, d’absolu, d’art indépassable. Paradoxalement pour la raison mais essentiellement pour l’âme, les « nouveaux yeux » ne sont que les anciens que l’exercice quotidien de la méditation ont agrandis à la dimension d’une exceptionnelle contemplation. Mais contempler ne veut nullement ici privilégier le regard, en faire le seul canal par où le sens se produira. Disant ceci, nous ne disons pas que l’intellect de l’Auteur de « La Recherche » était dépourvu d’images lorsque son esprit flottait prodigieusement du côté de chez Swann ou du côté de Guermantes. Sans doute même son « musée imaginaire » alimentait-il sa conscience imageante de milliers de formes liées à un sens esthétique hors du commun. Ceci est indéniable. Ce que nous voulons simplement affirmer c’est que le contenu de ces images, bien plutôt que d’être strictement lié à une sensorialité optique, devait s’alimenter à cette inépuisable source narrative tissée d’une infinité de mots, source qui était la chair même proustienne, le paradigme selon lequel il s’appropriait le Monde, ou plutôt créait son propre Monde. Dès lors l’image constituait l’humus à partir duquel la floraison langagière trouvait à s’épanouir. L’image n’est contingente, étroitement liée à sa condition formelle que chez ceux qui ne voient de l’exister que sa trame matérielle, nullement le flux transcendant qui en traverse l’étoffe. « La Recherche » est une suite continue de morceaux d’anthologie qui sont la marque d’un génie de la langue. Certes, nombreux sont les passages que l’on pourrait prendre pour de simples descriptions visuelles et déjà la qualité du regard semblerait se suffire à elle-même.

    Ci-dessous un extrait qui fait apparaître le Narrateur à Balbec, admirant depuis sa chambre du Grand Hôtel, le vaste paysage de la mer :

   « Et si, sous ma fenêtre, le vol inlassable et doux des martinets et des hirondelles n’avait pas monté comme un jet d’eau, comme un feu d’artifice de vie, unissant l’intervalle de ses hautes fusées par la filée immobile et blanche de longs sillages horizontaux, sans le miracle charmant de ce phénomène naturel et local qui rattachait à la réalité les paysages que j’avais devant les yeux, j’aurais pu croire qu’ils n’étaient qu’un choix, chaque jour renouvelé, de peintures qu’on montrait arbitrairement dans l’endroit où je me trouvais et sans qu’elles eussent de rapport nécessaire avec lui. Une fois c’était une exposition d’estampes japonaises : à côté de la mince découpure de soleil rouge et rond comme la lune, un nuage jaune paraissait un lac contre lequel des glaives noirs se profilaient ainsi que les arbres de sa rive, une barre d’un rose tendre que je n’avais jamais revu depuis ma première boîte de couleurs s’enflait comme un fleuve sur les deux rives duquel des bateaux semblaient attendre à sec qu’on vînt les tirer pour les mettre à flot. Et avec le regard dédaigneux, ennuyé et frivole d’un amateur ou d’une femme parcourant, entre deux visites mondaines, une galerie, je me disais : « C’est curieux ce coucher de soleil, c’est différent, mais enfin j’en ai déjà vu d’aussi délicats, d’aussi étonnants que celui-ci. »                             

                                          (C’est moi qui souligne les images et métaphores).

  

   Ici, à l’évidence, les soi-disant images sont débordées de toute part en raison d’une prodigieuse fécondité intellectuelle qui est tout sauf une simple observation du réel, une mimèsis. La qualité de toute perception est de rendre compte fidèlement de ce qui s’inscrit dans l’horizon des yeux. Or, cette évocation (bien plutôt que description) sort du cadre, entrelace au paysage toutes sortes de considérations esthétiques à l’aune de prouesses langagières toujours renouvelées. Les métaphores y prolifèrent depuis le « jet d’eau », le « feu d’artifice » ; la relation à la peinture, aux « estampes japonaises » installe une constante distanciation par rapport à ce qui fait face ; l’allusion à des couchers de soleil anciens déjà aperçus met en jeu un processus de mémoire. Tout ceci doit nous alerter qu’ici, nous sommes au plein du langage, de son étonnante alchimie, que la « description » est au service de ce dernier, le langage, et non l’inverse. Tout, chez Proust, part d’un examen de la vie ordinaire et mondaine afin de transformer leur prose en poésie, autrement dit tout y est orienté vers le plaisir des mots et d’eux seuls. Lire « La Recherche » en n’y percevant que du descriptif réaliste à la Zola, serait évidemment erroné.  Si cette œuvre majeure, singulière, veut se donner tout à la fois comme exploration des consciences, porte ouverte sur l’art, il lui faut nécessairement se soustraire à la fascination de l’image, à sa naturelle étroitesse (les interprétations en direction de Gauguin ou de Fanon à partir du « Pauvre pêcheur » de Puvis de Chavannes, sont de surcroît, nullement inscrites nécessairement en tant que prolongements sémantiques), il lui faut créer de toutes pièces une esthétique narrative de plus grande ampleur. Å la lecture de l’œuvre maîtresse de Proust, on ressent parfois, le souffle prodigieux, la période ample d’un Chateaubriand, cet autre Écrivain qui portait les images au plus haut des possibilités du Langage.

   Et, ici, je ne saurais faire l’économie de la page célèbre de l’Auteur du « Génie du Christianisme » qui figurait, dans le manuel scolaire de l’école primaire, le Souché, sous le titre « Une nuit au désert ». Ce texte traverse mille fois mes écrits relatifs au romantisme, à son effervescence lyrique. Ce passage est constellé d’images plus belles et étonnantes les unes que les autres. L’enfant que j’étais alors y découvrait certes ces « images » du Nouveau Monde, mais encore et d’une façon plus décisive ces brillantes métaphores qui sont des figures de rhétorique, autrement dit un procédé de la langue, bien plus que de simples facsimilés d’une réalité qui pourrait trouver sa chute dans le cadre d’une simple photographie. Certes mon imaginaire se meublait de la « savane », « des bouleaux agités », du « gémissement de la hulotte », mais d’une façon encore plus féconde de « cette mer immobile de lumière » qui constituait, pour ma jeune conscience, les fondements de ma passion future (et actuelle) pour la littérature, ce lieu unique que les métaphores, dont le sens étymologique est celui de « transport », nous offrent tel le présent le plus précieux. Ce transport dans la langue que « L’Enchanteur » savait faire naître comme par magie du fleuve ininterrompu de ses mots, une manière de Chute du Niagara éblouissante avec ses gerbes d’écume, ses « zones diaphanes de satin blanc ». Nulle image, fût-elle accomplie en son fond ne pourra jamais égaler ces mots d’anthologie. Ils nous transportent au plus haut, oui, au plus haut ! Mais lisons donc. Certes notre vision sera comblée mais, bien davantage, notre aptitude, notre bonheur à nous immerger dans les flots fabuleux, féeriques d’une littérature qui, aujourd’hui, ne sait plus trouver, ni le rythme, ni la cadence de ce « point phosphoreux » pour user de la belle métaphore poétique de cet autre génie qu’était Antonin Artaud. Or si ce « point » est l’autre nom de « l’inspiration », il est avant tout un signe, une marque insigne du langage que la quintessence du phosphore (entendons la quasi-magie du génie saura porter à sa sublime incandescence), Chateaubriand-Artaud : même combat à des siècles de distance, mais dans la belle proximité pensante :

  

   « La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons ; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires. »

 

   Miracle de la vision qui se reflète, comme en un halo, dans la lumière immatérielle, irréelle, féerique de la littérature.

  

 

 

 

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