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19 mars 2024 2 19 /03 /mars /2024 08:44
Un premier rayon de soleil

Bastide de Monpazier

Porte rue Saint-Jacques

Foirail Sud

 

***

 

   Depuis des mois, seule l’eau nous avait rencontrés : journées grises, à ras du sol, caravanes de lourds nuages couleur de zinc, écharpes de pluies venues de l’ouest, brume matinale, froid humide qui nous obligeait à nous cantonner dans nos cubes de pierres, à n’en sortir que pour quelques achats en ville. La désespérance était longue qui entourait ses rubans de momies autour de nos âmes en déroute. Même les plus intrépides parmi nous hésitaient à sortir, à braver ce temps d’équinoxe, à s’immiscer entre deux régimes d’averses, à se munir d’un parapluie qu’inévitablement une subite giboulée n’aurait nul mal à retourner, comme se retourne la peau d’un gant. Plus d’un se plaignait de ce déluge permanent, de ces rivières au dos monstrueusement gonflé, de ces caniveaux pareils à des torrents, de ces monticules hissés hystériquement par des brigades de taupes, de ces vers qui venaient s’échouer pour mourir sur les dalles de ciment de nos garages. Nul n’entrevoyait, à l’horizon, la promesse d’une prochaine accalmie. On s’occupait comme on pouvait, en lisant, en griffonnant des lignes sans but sur des bouts de papier, en attisant les braises du poêle, en confectionnant de petits plats. L’ennui était partout qui faisait ses sombres rigoles, ses mares suintantes, ses lacs infinis bornés par une courte perspective. Beaucoup s’interrogeaient sur la nature de ce constant débordement et il n’était pas rare qu’une eau curieuse ne s’infiltrât dans le domaine réservé des Quidams, lesquels, bien évidemment, se plaignaient de cette injustice du sort.   

  

   Mi-Mars. Une soudaine déchirure de la toile des nuages. Une vive lumière qui oblige à porter des vitres noires devant le globe endormi de ses yeux. Dans les haies, les passereaux en fête n’en finissent de pousser leurs trilles de bonheur, de célébrer le retour de la Nature, la floraison de la vie, le déploiement d’une pure et virginale joie. Les buissons éclatent, lestés de lourdes grappes de fleurs, les amandiers arborent un rose exubérant, les tulipiers déplient largement leurs corolles jaune-orangé à la façon d’un éventail, d’infinis tapis de pâquerettes habitent les vallons, les habillent d’écume ; les soleils des fleurs de pissenlits, partout présents, dardent leurs minuscules rayons dans toutes les directions de l’espace. Les champs ont revêtu leurs habits de fête, les jardinières paradent comme au Carnaval, les berges des ruisseaux bruissent d’une vie nouvelle pleine de promesses, éclatante d’enchantements à venir. Les volets des maisons, jusqu’ici, engourdis dans leurs lames de bois, se sont ouverts, les fenêtres prennent l’air, les intérieurs respirent, déploient leurs alvéoles, une insistante clarté pose sa caresse inattendue sur les boules des oreillers, sur les dentelles des rideaux, fait briller le délicat acajou des meubles anciens.

  

   Le règne exubérant de l’exister a retrouvé sa voie fécondante, a multiplié son miel, a poudré de son nectar toute chose surprise en sa confidence même. La vie, que l’on croyait à trépas, la voici retrouvée pleine et entière, elle nous faits signe, tel l’Ami depuis longtemps perdu de vue qui sourit sur le seuil de notre abri. C’est alors que tout prend sens, que tout se dispose à la fécondation illimitée de ce réel dont nous pensions qu’il nous avait désertés pour une éternité. Félicité subséquente, foisonnement des projets, les langues se délient, les corps roides se redressent, la volupté glisse silencieusement sous la pellicule florale de notre peau. Quel étonnement de sortir de la nuit dense, aveugle, refermée sur elle-même et de se retrouver comme saisis d’un rayonnement intérieur, une source se lève au creux de la chair, une lumière docile irrigue nos vaisseaux, les pelotes de nerfs se dénouent, le diaphragme devient un golfe clair où dansent les étoiles, la plante des pieds est si légère, c’est à peine si elle touche le sol, manière de libellule ivre d’une réminiscence qu’elle croyait impossible à jamais.

  

   J’ai pris ma voiture. Les fenêtres sont mi-ouvertes. Un air sucré flotte tout autour. Traversant des bois de châtaigniers sombres, parfois l’essaim couleur d’or des premières abeilles. Elles butinent la vie, tout comme je la sens en moi faire ses sourdes et lustrales résurgences. Soudain, dans l’heure qui fulgure et vibrionne, l’hiver est oublié, relégué en quelque oubliette sans fond, les soucis se diluent, fondent comme les glaciers qui, peu à peu, perdent leur matière. Je traverse des villages paisibles. Des Hommes sont en vêtements légers qui jouent aux boules, j’entends leur clair tintement d’acier et quelques exclamations qui me font penser à des Spectateurs comblés d’être là, simplement, évidemment vivants. Au sommet d’une butte, telle la vigie, la masse imposante d’un château glisse sous le large déploiement de son oriflamme. Les villages sont presque déserts, surpris de ce gonflement inattendu des bourgeons de l’existence. Il faut un temps d’acclimatation, il faut se disposer à être au sein de la plénitude, il faut délier son corps, le confier au destin largement éployé des choses belles et immédiatement saisissables.

  

   De hauts peupliers encadrent la route de leurs résilles de branches droites, on y devine l’impatience des jeunes feuilles vert amande, on suppute le chemin vertical de la sève, on imagine tout un monde végétal affairé à se réveiller de la longue léthargie, on ne pense qu’à simplement coller sa tête contre le tronc, on percevra un langage secret, une parole fluide qui, bientôt, sera l’écho bienveillant des jours à venir. Maintenant la Bastide apparaît nettement, posée sur son large plateau qui domine des prairies semées de fleurs, tout un peuple impatient de dire sa présence, de manifester la beauté du naïf, du naturel, du sobre, de l’inquiet logé au cœur de tout être, fût-il le plus inapparent, le plus silencieux. J’ai garé ma voiture près d’une des portes d’entrée de la Bastide. Tout est si calme et, pour un peu, je me croirais le seul Habitant de ces hautes demeures médiévales. Å ma gauche, quelques ouvrages dorment dans une Boîte à Livres, oublieux des signes qu’ils renferment.

  

   C’est un peu comme si, archéologue des temps nouveaux, je devais dresser l’inventaire de ces lieux livrés à un repos qui semble éternel. De chaque côté de la rue, de grosses bâtisses aux pierres dorées, leurs volets sont fermés sur des secrets sans doute impénétrables. Dans la perspective de la rue, les arcades en ogive de la Place des Cornières. Un couple de Touristes s’y découpe, la Femme prend une photographie de l’Homme qui pose devant un logis à colombages. Ici est le cœur battant du bourg. Souvent des animations, des consommateurs attablés aux terrasses des cafés, des kermesses, des journées de troc, d’expositions. Aujourd’hui, en cette manière d’aurore du temps, les Existants sont rares. Le Bouquiniste, cheveux blancs, large barbe en éventail, échange quelque nouvelle avec deux Compagnons de route. Un Garçon de café replie les éventails des parasols afin de profiter du soleil. Deux Artisans restaurent la façade d’une maison. Le silence est frappant à cette heure de la journée alors que l’après-midi commence tout juste. Que font donc les Habitants de la Bastide ? Font-ils la sieste ? Sont-ils de simples cocons que la lumière n’aurait encore nullement fécondés ? Il faut dire, dans ce gros bourg, comme dans les bourgs alentour, la population est vieillissante, les Jeunes sont partis à la ville, les Héritiers ont cadenassé leurs portes et les bâtisses semblent assoupies pour toujours.

 

   Sentiment de déambuler dans un temps sans réelle consistance, genre de Conte de Fées dessinant dans les pages d’un livre, des personnages de cendre et de fumée. Et, par effet de simple proximité, ma déambulation devient à peine palpable, lente dérive onirique où le images du rêve, toutes de tulle et de tarlatane, se mêlent et s’enchaînent dans une étrange réverbération à la limite d’une brume, d’un ris de vent qui ne sait nullement la raison de son ineffable présence. J’aime bien ces sonorités assourdies, ces lueurs aurorales, ces effusions à peine plus hautes qu’un sourire d’enfant à l’orée de son existence. C’est tout juste, dans ce décor de cinéma surréaliste, si mes semelles touchent le sol et je glisse sur la pierre lisse des pavés plutôt que je ne marche. Comment, venant de la ville, de ses sombres rumeurs, de ses mouvements désordonnés, ne pas être immédiatement et durablement heureux de cette léthargie qui dessine dans l’air léger ses arabesques diaphanes ? Ressourcement, renaissance à Soi, rencontre de thèmes enfantins, originels, le désir d’une cachette à l’abri des regards, l’immersion dans une grotte, là où seule la félicité peut fleurir et déployer sa corolle.

  

   Je remonte la rue Notre-Dame. Des couvreurs sur un toit, torses nus, posent une dalle en zinc. Quelques oiseaux traversent un ciel de satin.  La Maison du Chapitre arbore son haut pignon au faîte duquel se trouvent les oculi et leur pierre d’envol pour les pigeons. Mais nul pigeon ne s’en échappe plus depuis des lustres, les seuls qui s’ébattent encore sont ceux de la Place des Cornières qui, sans doute, imitent leurs frères de la Place Saint-Marc à Venise, en de plus modestes envols. Au rez-de-chaussée, des vitrines en ogive derrière lesquelles on peut apercevoir de beaux pains dorés, quelques pâtisseries puis une salle de restaurant ayant sacrifié au kitch l’âme de son lieu, hauts tabourets de bois mal équarris, tables circulaires grossières, comme une allusion à la forêt périgordine proche, peut-être une connivence avec la rusticité de Jacquou le Croquant, ici l’on fait appel à la révolte paysanne de l'Ancien régime, il faut bien attirer les Chalands, mais il semble que le charme n’ait nullement opéré et nul, à cette heure pourtant festive, n’est venu déguster ces délicieux gâteaux de noix du Quercy qui sont l’emblème de la maison. Vraiment, la Bastide est lourdement assoupie, ce dont, Solitaire dans l’âme, je ne saurais me plaindre, quelques rares Passants suffisent à mon bonheur.

  

   Je franchis la Porte du Foirail nord. A quelques pas, le célèbre Café où la règle commune est de ne parler qu’en maniant l’imparfait du subjonctif. Une façon de faire un clin d’œil à la « Querelle des Anciens et des Modernes », amplement dépassée de nos jours et qu’il conviendrait de renommer « Querelle du Galimatias et du Javanais », tant notre belle Langue est mise à rude épreuve sous nos latitudes cybernétiques gavées d’Intelligence Artificielle. Certes, ARTIFICIELLE, je me plais à la calligraphier selon la hauteur de lettres Capitales. Mais passons pour des cieux plus sereins, lesquels, parfois, s’obombrent de nuées inquiétantes.  De l’autre côté de l’esplanade, tout au bout d’un trottoir surélevé, la silhouette d’une vieille Dame très coquette qui fête à sa manière l’arrivée impromptue du Printemps. Petites ballerines rouges, pantalon marron au pli parfait, pardessus écossais à fines rayures beige, béret incliné sur une forêt de cheveux gris. Elle me paraît d’emblée si plaisante, tellement porteuse des belles fragrances d’autrefois que je me plais à l’imaginer dotée d’un prénom floral et, je lui attribue, sans hésiter, la belle appellation de Marguerite.

  

   Donc Marguerite avance à pas menus, comme si elle marchait sur un tapis de renoncules ou de fritillaires couronnes, le pas suivant différant si peu du pas précédent. Je m’arrête un instant pour l’observer avec sympathie et bienveillance. Arrivée à l’extrémité du trottoir, la marche est haute qui rejoint le bitume de la rue en contrebas. Elle avance doucement, avec mille précautions, pareille à ces gerridés de cristal qui avancent sur le miroir de l’eau sans presque le toucher. Marguerite s’y prend à plusieurs reprises, avance son pied gauche, puis essaie le droit mais sans plus de succès. Le bitume se refuse à elle avec obstination. Alors j’anticipe la chute au motif que Marguerite titube et ne tient plus l’équilibre que par un fil. Je traverse rapidement l’esplanade, la saisis par son bras gauche, l’aide à descendre. La vieille dame est confuse, un peu de rose lui monte aux joues, elle s’excuse pour elle-même, pour ce soudain manque-à-être que ses jambes lui offrent en guise de maigre et indigent viatique. Elle me dit avec le dépit d’un triste constat : « J’ai failli tomber ! ». Elle ne me remercie nullement, bien trop occupée à rassembler ses idées, à remettre son vieux corps en place. Je lui fais traverser la rue puis continue ma promenade dans la Bastide. Je ne l’ai guère observée longtemps, mais cette femme avait dû être très belle au temps de sa jeunesse, et les vers de Ronsard ont longtemps résonné dans le corridor de la mémoire :

 

« Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,

Assise auprès du feu, dévidant et filant,

Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :

Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

 

   Å quoi pensait Marguerite après son ébauche de chute ? Å son mari défunt ?  Å ses Petits Enfants ? Å ses Amis ?  Å ses anciens Amants ?  Å elle et seulement à elle dans sa « traversée du désert » ? Qui donc pourrait savoir, la jungle des sentiments, la forêt équatoriale des souvenirs, la vie en sa complexité de mangrove est si difficile à déchiffrer ! Ce dont, malgré tout, je suis sûr, c’est que mon âge également avancé a jeté un pont entre Marguerite et moi, que j’en ai approché la complexité, que j’en ai sondé le désarroi bien mieux que ne l’aurait fait un Jeune Homme dans l’insouciance de l’âge. Et ici, ce qu’il me faut énoncer avec force, ceci : la douloureuse beauté d’avoir longuement avancé dans le siècle. Non, ce n’est simplement la figure de style de l’oxymore qui se laisse percevoir, c’est bien plutôt la lumière d’une vérité et le tissu de contradictions vivantes qu’elle porte en soi. Parvenu au crépuscule de ma vie, d’un seul empan de ma pensée, je parcours rapidement tous les stades existentiels, les minces bonheurs, les consternants vertiges, les espoirs et les craintes, les exaltations et les retraits, les fugues et les symphonies.

  

   Ceci veut simplement signifier, et ceci n’est rien moins que naturel, que ma vue du temps qui passe est ensemencée de bien d’autres visions qu’elle ne peut l’être chez un Jeune Homme dont le clavier des sensations est bien moins étendu et, corrélativement, la compréhension qui lui est coalescente demeure partielle, sinon superficielle, dans cette hâte de vivre, cette boulimie d’essence bien plus instinctuelle qu’intellectuelle.

 

Oui, toute beauté est une douleur

et toute douleur une beauté.

 

   Ce n’est qu’au terme du voyage, après avoir beaucoup expérimenté, connu des succès et des échecs que l’on dispose de l’alphabet nécessaire au décryptage existentiel mais, pour autant, ce dernier présente encore des lacunes, des hiéroglyphes, des traits de morse. Cependant la vue s’est affinée, l’ouïe précisée, le toucher aiguisé.  La meurtrière s’est élargie qui nous dévoile des horizons autrefois insoupçonnés.

  

   Je n’ai rien contre les jeunes générations et, du reste, pourquoi aurais-je, à leur égard, quelque ressentiment que ce soit ? Ce qui, cependant, me paraît de l’ordre d’une simple évidence, c’est le fait suivant : par rapport à leur relation à l’existence en général, les Anciens (nommons-les ainsi) jouent, à la fois, sur la Note Fondamentale et sur les Harmoniques du vivre, alors que les Jeunes expérimentent surtout la Note Fondamentale.

 

La Note Fondamentale ?

 

   Le fait d’être vivant, ici, sur cette terre, en ce lieu, en ce temps. Une sensation d’immédiate présence aux choses. C’est bien le moins que l’existence puisse nous apporter sur l’échelle des tons et des gradients.

 

Les Harmoniques ?

 

    La Note Fondamentale + la multiplicité des choses qui émaillent le déroulé d’une vie dont il a été déjà été question quelques lignes plus haut : les espoirs et les contrariétés, les moments d’extase et d’abattement. C’est essentiellement cette douve largement creusée entre générations, cet abîme vertigineux entre les âges qui expliquent la presque totalité des différences de points de vue, le discord des lignes de conduite, la contradiction quant aux choix fondamentaux qui orientent les vies selon telle ou telle inclination. Partant, inclus dans la logique de son comportement, chacun, Jeune ou Vieux, est sûr de détenir la Vérité et rien n’y pourra changer au motif que tout ceci tient à l’essence de l’Homme, au dépliement de son histoire, aux événements qui jalonnent, au hasard, les parcours individuels. Ainsi vont aussi bien les petites histoires que la Grande Histoire, lesquelles, malgré l’intervalle, ont des parentés proches.

  

   Mais revenons à de plus printanières considérations. Je descends la Rue Saint-Jacques. Cette rue si animée en saison est quasiment déserte. Un restaurant autrefois porteur d’un prestige local a définitivement fermé ses portes. Quelques boutiques sont ouvertes qui prennent l’air mais n’attirent guère le Chaland. Å nouveau la Place des Cornières. Å son extrémité, un Salon de Thé dont c’est le jour de fermeture hebdomadaire. Un couple me suit qui manifeste ouvertement sa contrariété. Morte saison. Cette formule résonne si étrangement dans cette ambiance presque estivale. Ouverture/Fermeture ou la loi des contrastes.

 

Ouverture : Joie.

Fermeture : Ennui.

 

   Oui, c’est bien cela, nous sommes éternellement ballotés entre un sourire et une larme. Loi des écarts : nous ne sommes nous-mêmes qu’écarts entre deux mondes :

 

de Jour et de Nuit ;

d’Ombre et de Lumière.

  

   Je rejoins ma voiture. Sur un terre-plein, des Joueurs de boules, Hommes et Femmes, dont certains font entendre un fort accent étranger. Ici beaucoup d’Anglais possèdent une résidence secondaire, mais aussi, parfois, des résidences principales. Ouverture de l’Europe à l’une de ses missions essentielles : faire communiquer entre eux les Peuples qui la composent. Maintenant la Bastide n’est plus qu’un lointain souvenir, un genre de mirage flottant dans les brumes du passé. Le long du trajet, de nouvelles images effacent les anciennes. Cependant, en toile de fond, la silhouette persistante de Marguerite, ses minces ballerines rouges, son pantalon au pli impeccable, la belle tenue de son manteau écossais, son béret sur ses cheveux grisonnants et cette grâce infiniment fragile de l’âge qui parvient à son terme, le rose aux joues de la confusion, avoir été belle, s’en souvenir et à peine reconnaître son image dans le miroir. Je crois que j’oublierai volontiers les lourdes maisons aux volets clos, le carré parfait de la Place des Cornières, le Café de l’imparfait du subjonctif, mais Marguerite, tel un fanal levé dans la brume, fera son faible scintillement, fil d’Ariane pareil à un cristal qui, jamais, ne cesse de vibrer !

 

 

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13 mars 2024 3 13 /03 /mars /2024 09:35
Les Ombres et le Néant

Steppe Mongole

Source : daily geek show

 

***

 

« On ne l’entend jamais parler de son pays. (…)

Elle craint une réponse du néant,

le baiser d’une bouche muette. »

 

« Le livre ouvert »

Paul Éluard

 

*

 

   Je m’appelle Marousya (Маруся en Mongol), j’ai 16 ans, « l’âge de tous les dangers », comme le dit Grand-Père Nast qui s’y connaît en chevaux et aussi en hommes. Il dit que des jolies filles comme moi attirent de jeunes garçons qui sont forts comme nos ancêtres Bouriates et qui volent de jeunes filles, d’abord pour en faire leurs maîtresses, ensuite pour en faire leurs femmes. Mais, maintenant, je suis hors de danger car je suis loin de la Mongolie. Je vis en France, en Aubrac, dans la région de la Cham des Bodons, chez mon Oncle Maksim et sa femme Béatrice. Mon « petit frère » se nomme Mangal (Мангал dans notre langue), il a 12 ans, comme moi, il a le teint clair, les pommettes hautes, les yeux un peu bridés et il fait penser à un enfant plus jeune, c’est pour ça que je l’appelle « petit frère ». Des fois ça l’énerve et il piaffe comme un jeune cheval mongol, celui qui est le compagnon fidèle des Nomades. Oncle Maksim a des photos de ces chevaux qui ressemblent à des poneys, il ne se lasse pas de répéter des mots qui sont mystérieux pour moi. Il parle de leurs robes, il dit à Béatrice, devant le feu de cheminée, les noms magiques : « bai », « alezan », « gris », « isabelle », « noir ».

   Il dit cela avec gourmandise, comme s’il était du vent courant sur les steppes d’herbes jaunes, un peu de poussière se lèverait à son passage. Béatrice me dit que je suis une jolie fille, qu’ici, sur le Plateau, je n’aurais pas de mal à trouver un amoureux, mais je ne m’inquiète pas de ça, mon amour véritable, c’est la Mongolie avec ses grands champs d’herbe qui montent jusqu’au ciel, avec son vent frais, celui qui fait voler le sable du Gobi, celui qui court le long des ruisseaux, il y a des rochers tout autour, celui qui glisse dans la fourrure épaisse des yacks, fait bouger leurs longues queues blanches, frotte leur peau sous le manteau noir, celui qui vole la fumée sortie du toit des yourtes et l’emporte loin au-dessus des nuages fins comme des cheveux.

   Mangal, lui, n’est pas à l’âge d’amour, il est à l’âge du jeu. Des fois, il joue avec des pierres du Causse, il en fait des tas puis les fait tomber en jetant des blocs dessus. Ici, cela s’appelle « jeu de massacre », je ne sais pas bien ce que ça veut dire mais je crois que c’est un jeu guerrier comme chez nous dans la fête du Naadam, quand les guerriers luttent, tirent à l’arc et font des courses de chevaux. Je crois que ces hommes ne sont pas méchants, qu’ils ont besoin de montrer leur force, de montrer leurs muscles, de montrer qu’ils n’ont peur de rien. Un Nomade Bouriate n’a peur de rien. Il n’a pas peur des hémiones, ces ânes sauvages, pas peur des mazaalais, ces ours du Gobi, pas peur de la panthère des neiges, pas peur des antilopes saïga ni des chevaux de Przewalski, ni des chameaux sauvages de Bactriane. Les Nomades portent en eux, un peu de panthère, d’hémione, de saïga, c’est pour ça qu’ils sont si forts, qu’ils résistent au vent, à la neige, à la chaleur qui brûle le Gobi à la saison sèche. Si, un jour, plus tard, je dois me marier, c’est avec un Bouriate que je ferai ma vie, un Vrai Bouriate, ça veut dire qu’il sera près de la Nature, qu’il fuira les villes, qu’il portera le deel traditionnel, chapeau de feutre gris, haut et robe couleur brique, manches longues, rabat sur la poitrine, bandeau de coton épais autour de la taille, ceinture en cuir avec des ornements, bottes de cuir souple qui font comme des vagues sur les chevilles. Mais un costume simple, celui de tous les jours, non un habit de luxe pour parader devant les Touristes, pour faire le clown et vendre son âme.

   C’est grâce à Oncle Maksim que Mangal et moi nous sommes venus habiter en France. Depuis toujours, Maksim est camionneur, il transporte des marchandises depuis Oulan-Bator jusqu’à Paris. Sur sa cheminée il a une grande carte des routes avec plein de noms marqués par une épingle rouge. Avec Mangal, nous nous amusons à dire le nom des villes, c’est si beau, le nom des villes, surtout quand on quitte la ville pour entrer dans la campagne. Avec mon frère on dit un nom chacun, lui : Oulan-bator ; moi Ob ; lui : Novossibirsk ; moi : Omsk ; lui : Tcheliabinsk ; moi : Kazan ; lui : Moscou ; moi : Minsk ; lui : Varsovie ; moi : Berlin ; lui : Cologne ; moi : Cambrai ; lui : Paris. Ça fait comme une longue guirlande de mots, une petite musique. C’est Maksim qui nous a appris à prononcer ces noms difficiles. Des fois on les déforme un peu et ça nous fait rire. Pour faire la route notre Oncle met deux semaines et, bien sûr deux semaines pour rentrer. C’est un vrai nomade, mais un nomade de la route et ça lui plaît bien de rouler dans son gros camion qui ressemble à une caravane à lui tout seul. Quand on est partis de Mongolie, Mangal sautait comme un cabri. Lui aussi, il voudrait être camionneur. Pendant la route, des fois, Maksim l’a pris sur ses genoux et Mangal était fier de tenir le grand volant entre ses mains, de faire marcher le klaxon quand on traversait la campagne.

   Le jour, on mangeait dans le camion ou dans des auberges que Maksim connaissait. La nuit on dormait dans le camion, notre Oncle dans sa couchette, Mangal et moi sur les sièges, pliés dans des couvertures épaisses. Des fois, le matin, il fallait gratter le pare-brise qui était plein de givre et ça faisait de jolis dessins. On ne s’est pas ennuyés pendant notre voyage et souvent Maksim branchait la radio et on écoutait de la musique. Les chansons, on comprenait pas les paroles, mais c’était l’air qui nous plaisait et ces langues étrangères étaient comme des devinettes. C’est une fois dans un voyage à Paris que Maksim a rencontré Béatrice, elle travaillait dans un hôtel où dormait notre oncle. Dès qu’ils se sont vus, ils sont tombés amoureux et Maksim a décidé de quitter la Mongolie et Béatrice de quitter son hôtel. Elle avait eu, par ses parents, un buron en Aubrac avec beaucoup de terre tout autour. Une terre pour chèvres et pour moutons. Maintenant ça fait dix ans que Maksim et Béatrice vivent sur le Causse, élèvent leurs troupeaux, vendent le lait et le fromage. Maksim ne rêve plus de la route et Béatrice ne pense plus à l’hôtel. Maksim a appris à parler français, mais il a encore un petit accent mongol. Nous, Mangal et moi, ça fait deux ans que nous vivons à la Cham des Bodons et ça nous plaît bien parce que les paysages, des fois, ressemblent à la Mongolie, avec ses grosses pierres, ses herbes jaunes, ses hautes collines (ici on les appelle des « puechs »), et le ciel qui est grand avec quelques nuages qui courent d’un côté à l’autre sans jamais s’arrêter.

   Mais maintenant, il me faut dire pourquoi on est venus en France, pourquoi on a laissé au pays notre Père Odon, notre Mère Anya, Grand-Père Nast. Depuis longtemps déjà la Mongolie a changé et Nast dit même qu’il a du mal à la reconnaître. Odon aussi le dit. Anya est plus ouverte au monde moderne mais elle ne voit pas très bien où vont les Hommes. Les enfants des Nomades, ceux qui ont aujourd’hui entre seize et vingt ans partent tous en ville. Ils sont attirés par Oulan-Bator, je crois qu’on dit qu’ils sont « fascinés. Je ne comprends pas bien ce mot mais je pense que ça veut dire qu’ils sont en danger, comme les jeunes filles quand elles rencontrent, dans les fêtes, des Hommes quand ils ont bu l’arkhi et qui ne se contrôlent plus, qui parlent de travers, ont des mauvais gestes. Quelques jeunes trouvent du travail. Ils vendent des bricoles aux Touristes, ils aident à la cuisine dans des restaurants, ils font la vaisselle. Beaucoup ne trouvent pas de travail et ils sont obligés de mendier, ils habitent dans des baraques de tôles rouillées, dans les terrains vagues près d’Oulan-Bator. De là, ils voient les tours modernes qui brillent et ils voudraient y vivre, habillés avec des costumes et des cravates en donnant des ordres à d’autres hommes.

   En ville, les Filles portent des vêtements très courts et elles se maquillent avec des lèvres très rouges et des longs cils qui encadrent leurs yeux bridés. « On dirait des mannequins » dit des fois Grand-Père Nast en se moquant un peu d’elles. Tous, dans la Grande Ville marchent vite, ils ont des casques sur les oreilles et, au bout des doigts, des « boîtes magiques » (je les appelle comme ça). Mangal, qui s’intéresse à la technique, dit que c’est des téléphones qui font un peu tout, qu’on peut lire et envoyer des messages, faire des jeux, avoir des rendez-vous avec qui on veut à Oulan-Bator et même au bout du Monde. Je crois que Mangal aimerait avoir une de ces boîtes car il est joueur et a envie de beaucoup de choses. Mais je crois que pour lui, que pour nous, c’est mieux de ne rien avoir et ici, dans ce paysage qui, des fois, ressemble au Désert de Gobi, il n’y a que les chèvres, les moutons et Maksim et Béatrice ne veulent pas de ces boîtes, ils disent que c’est « des inventions du Diable ». Et au pays, Grand-Père Nast dit que les Mongols « vendent leur âme au Diable », qu’ils font les pitres pour plaire aux Étrangers (il les appelle « Les Ombres », et aussi tout ce qui vient détruire l’âme des Mongols).

   Il y a eu une réunion de famille, un jour, et Odon, Anya, Nast parlaient doucement avec l’air de personnes qui sont embêtées. Puis on a su ce qu’ils avaient dit. Ils avaient dit qu’il fallait que Mangal et moi, on parte en France, chez Oncle Maksim et Tante Béatrice, qu’on vive dans ce pays de vent, au milieu des pierres, mélangés aux chèvres et aux moutons, que c’était la seule façon d’être de Vrais Mongols, à l’abri des Ombres et de leurs gestes un peu fous. On n’avait pas très bien compris, mais maintenant, après deux ans de vie dans le buron, de courses sur les sentiers, de fabrication du fromage, d’air pur, on a enfin compris ce que Nast voulait dire en parlant de Vrais Mongols. C’est bizarre, quand même, les Vrais Mongols sont loin de leur terre, ici en Aubrac et les Faux Mongols vivent dans la Grande Ville, sans même savoir qu’ils sont Mongols. Maksim dit que c’est « un peu le Monde à l’envers » et je crois qu’il a raison. Des fois les Gens ne savent plus qui ils sont, où ils vont, ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

   Grand-Père Nast, qui est le chef de la famille, nous a dit, avant de partir pour notre long voyage vers la France :

   « Marusya, Mangal, vous quittez votre pays, mais en vrai vous y serez toujours. Rester ici, ça voudrait dire, pout toi, Marusya, aller faire les lits dans un hôtel d’Oulan Bator, un hôtel pour les Riches et les Curieux. Pour toi, Mangal, ça voudrait dire faire la plonge dans les restaurants, servir les Riches et les Curieux, goûter à la drogue et te saouler de sexe. Une mauvaise vie qui ne ressemble pas à celle de nos Ancêtres. Quand vous serez sur le plateau d’Aubrac, avec Maksim et Béatrice, vous serez à l’abri de tous ces dangers et, dans le silence de la Nature, vous entendrez chanter la voix des Anciens Mongols et vous serez de Vrais Mongols, fiers comme les chevaux, purs comme l’air qui court sur la steppe. Vous aurez une nouvelle famille. Votre Oncle et votre Tante sont des gens simples et droits, ils vous apprendront à vivre dans le respect des choses et, bien sûr, dans votre propre respect. Vous serez loin, mais vous serez près par le cœur et par la pensée. Que votre avenir, sûr comme une flèche, soit aussi l’avenir de notre chère Mongolie ! »

   En disant cela, chez Grand-Père Nast, il y avait de la fierté mais aussi une vraie tristesse et un grand espoir. En vivant ici, en terre d’Aubrac, nous avons à suivre les paroles de notre Grand-Père : « être de Vrais Mongols », comme il le dit souvent. Je crois que nous y arriverons. Nous préférons être libre ici, qu’esclaves là-bas.

 

D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres

et de leur nécessaire éclaircissement

 

 

« J’ai croisé ces hommes d’un monde égaré… »

 

« Quatre suites »

Pierre Jean Jouve

 

*

 

   Au début, dans le lointain du temps ç’avait été presque rien, une manière de fin grésil poudrant les choses, un genre de nuée grise, haute, discrète, qui ne faisait, sur la Terre, que sa fumée vite dissipée. Si bien que nul ne s’en apercevait et les Nomades vaquaient à leur immémoriale tâche sous la lente migration des grues et des oies sauvages sans s’en inquiéter plus qu’on ne s’alarme de l’averse de pluie en Automne, de la floraison blanche au Printemps. Tout, ainsi, aurait pu durer des décades sans que rien de fâcheux ne s’immisçât dans le destin lumineux de ce Peuple Élu. Amis de la Nature et des Bêtes, amis des Troupeaux et des Sources Vives, amis de la Steppe herbeuse, de la Taïga, au nord, amis des Pins et des somptueux Mélèzes, amis du Sable orangé qui court de dune en dune au milieu de l’immense Désert de Gobi. Mais parier sur le futur d’une telle sérénité revenait à fermer ses yeux sur la Condition Humaine, son inclination à vouloir toujours plus combler ses désirs, emplir jusqu’à ras bord la coupe de son irrémissible insatiabilité, de sa faim sans limite, de sa boulimie du connu comme de ce qui ne l’est pas encore, dont on souhaite faire son bien le plus immédiat.

   Puis il y avait eu, dans le vaste tissu de l’humanité, de rapides bonds en avant, des découvertes, des progrès dont on avait fait des dieux, des inventions auxquelles on s’était enchaînés sans bien se rendre compte que l’on perdait sa liberté, que l’on devenait le simple éclaireur de pointe d’une vaste machination qui débordait de toutes parts et dissimulait sa grimaçante figure sous des atours plaisants. Oui, on était charmés, fascinés par les yeux métalliques du cobra dont, jamais, on n’eût pu supputer qu’il était prêt à porter son coup fatal à l’insu de Soi, lovés qu’on était au sein d’une douce conque anesthésiante. On venait en Mongolie en longues caravanes, on venait en Mongolie à pied, à cheval, en voiture, au titre d’une mode dont l’idée même d’une possible privation eût été mortifère, inenvisageable, la Mongolie était devenue l’étalon universel auquel il fallait se référer afin d’être, Homme parmi les Hommes, Les Éclairés, Les Méritants, les Pionniers d’une nouvelle terre à conquérir.

   On était des manières de Gengis Khan, Hommes dominant les immenses steppes que rien ne semblait devoir arrêter. On portait la Mongolie sur Soi comme on arbore les insignes de Commandeur de quelque ordre vénérable. On voulait être Mongol plus que Mongol, on voulait être éleveurs de moutons, de vaches, de chèvres, devenir d’habiles cavaliers, on voulait devenir experts en maniement de l’uurga, cette perche au bout de laquelle le lasso capture les bêtes, les aliène sous le joug inflexible de la loi humaine. On se voyait vaillamment combattre les redoutables meutes de loups. On voulait connaître la « mongolitude » au point de se confondre avec le cercle parfait, la blancheur immaculée de la yourte, ne faire qu’un avec sa toile de peau ; on voulait déchirer de ses dents primitives, identiques à des canifs, la viande de la marmotte, ne s’alimenter que de crèmes, de yaourts, d’alcool de lait, de fromages. On voulait devenir familiers du süütei tsai, ce lait salé qui heurte le palais, brûle la gorge. Mais c’était égal, on voulait être Mongol plus que Mongol.

   Mais le problème, car il y avait problème, c’est que cette pleine essence dont le Mongol est le signe extérieur, nul ne pouvait l’atteindre en sa dimension de vérité, seulement dans la superficie, la supercherie, le jeu de faire-semblant, la mystification, la duperie de l’Autre qui n’est jamais que duperie de Soi, la chute d’une conscience qui n’apparaît plus que sous la figure du décor de carton-pâte, du khôl qui farde les yeux et se prend pour les yeux mêmes. Être Mongol dans l’imitation, l’approximation, voulait dire remplacer la plénitude par une sorte de vide sidéral, substituer à la profondeur, un butinage sans réelle assise, commuer l’essence des choses en leur étique vacuité, déguiser la signification interne de ce qui se présente à Soi en un simple spectacle, une aimable représentation, une spécieuse commedia dell’arte pour Polichinelles et autres Brighellas. Enfin, ceci était si décharné, si famélique que quiconque muni de suffisamment d’esprit critique se fût posé la question de savoir comment l’Humain pouvait sombrer dans de telles duperies, frôler l’absurde sans en reconnaître le redoutable visage, se fût condamné à errer et girer sans cesse autour de la question à défaut de découvrir la clé qui en résoudrait l’énigme.

    L’on comprendra aisément ici, que les Ombres, tout ce qui pervertit la vérité, projetaient sur la vastitude des espaces libres et ouverts de ce Grand Pays, des simulacres, des pénombres, des brumes dont l’effet immédiat et spoliateur était d’en offrir une image dégradée, affaiblie, ourlée de fantaisies multiples, bien plutôt que d’en délivrer la belle exactitude, d’en donner une vision dont, en raison, on eût souhaité qu’elle fût placée au centre même d’un jugement ferme, nullement déporté de son objet réel. Ce qu’il aurait fallu, dans l’urgence la plus extrême, retrouver le sens des frontières, délimiter le site de l’Homme, de la Culture, de la Tradition et s’abstenir d’entremêler, dans un étrange syncrétisme, des objets qui étaient non miscibles, qui ne pouvaient se déterminer qu’à l’intérieur d’eux-mêmes, dans l’orbe d’une pure immanence, ne jamais s’exposer à une extériorité, à une vision ambiguë qui en déformait le socle le plus essentiel. Ce qui eût été exact, substituer à la croûte superficielle des choses, leur secret métabolisme interne, capter les racines qui font tenir l’arbre debout. L’arbre vu sous tous les horizons n’est nullement arbre simple, chêne, bouleau, frêne, il est aussi, singulièrement dans la culture septentrionale, Yggdrasill, cet axe vertical de la terre qui symbolise et donne lieu à l’univers. Par son faîte, il touche le Ciel et, entre ses larges frondaisons, il enclot le Monde.  En tant que médiateur du Ciel et de la Terre, il fait écho au « toono », cet anneau de bois qui, au plus haut de la yourte, reçoit la lumière du Ciel et, ainsi, réalise l’union du sacré et du profane.

 

Mais écoutons plutôt les paroles recueillies auprès des « Sentiers d’Hermès » :

  

   « L’arbre cosmique est essentiel au chaman. De son bois il façonne son tambour, en escaladant le bouleau rituel, il monte effectivement au sommet de l’Arbre Cosmique, devant sa yourte et à l’intérieur de celle-ci se trouvent des répliques de cet Arbre et il le dessine aussi sur son tambour. »

  

   Mais comment les caravanes d’Ombres pressées, qui n’ont de cesse de figer le réel en quelques images vite réalisées, pourraient-elles s’immiscer, ne serait-ce que de manière infinitésimale, dans cette riche cosmogonie qui structure l’âme d’un peuple en sa totalité ? Comment les Visiteurs descendus d’un antique van, quelques soixante-huitards attardés sans doute, cheveux hirsutes occultant leur vue, pourraient-ils saisir autre chose que l’écume d’une Culture, quelques nervures presque inapparentes d’un ancestrale Tradition ? Comment ces Dormeurs debout, ne voyant dans la yourte qu’un habitat alternatif rapidement mis en œuvre, vite démonté, une tente, si l’on veut aller droit au but, comment percevraient-ils d’autre fonction que celle d’un moderne nomadisme dicté par la mode et l’engouement de quelque Citadin en mal d’air pur et de réveils matinaux ornés d’une nostalgie factice, rêves d’enfants encore mal digérés, magie de pacotille, semblable aux verroteries colorées se prenant pour du cristal lui-même ?

   Et les itératifs et stupides selfies, Ombres enlaçant la pure ingénuité de l’enfant Mongol, Ombres embrassant la vêture chargée de symboles du Chaman, comment pourraient-ils se donner pour autre chose que ce qu’ils sont, à savoir des caricatures, des pastiches, de vulgaires parodies de ce qui se nomme « vérité » qui, ici, connaît son envers, sa fausseté, son artifice, son envers le plus opaque ? Certes la critique est verticale, aride et plus d’un pourrait s’en offusquer. Mais comment ne pas être saisi d’un mouvement de révolte, être légitimement indigné lorsque l’origine des choses, la pureté ancestrale de gestes fondateurs ne sont plus vus qu’au travers d’un prisme déformant qui obère la totalité de son sens primitif ?  Il devient nécessaire, dans ce Monde « postmoderne », d’aiguiser sa vision, d’éclairer son jugement, de substituer à une fausse intuition la maturation de principes fondés en raison. Le toton fou qu’est devenu le Monde, partout des guerres et des crimes, partout des viols et des génocides, partout les fosses ténébreuses de l’absurde, le toton fou doit en revenir à de plus sages et exactes girations, une sérénité de Derviche en quelque sorte, il y va du destin de la Conscience Humaine. En toute bonne logique, les comportements « ombreux », les attitudes « nocturnes », les conduites « ténébreuses » fondent le lit sur lequel prospèrent des actes incohérents, des décisions le plus souvent funestes.

   Ces Esprits du butinage, de la fuite, ces Grands Amateurs de ce qui est superflu, ces Ombres inconscientes d’elles-mêmes, comment auraient-elles pu percer la peau du mystère du chamanisme ? Face au Chaman lui-même, quelle cueillette productrice de sens se fût présentée à ces Routards pressés d’archiver en leur « oublieuse mémoire » rien de moins que des fragrances vite dissipées, des couleurs usées jusqu’à la trame, des émotions résolues avant même d’avoir pu prospérer ? Comment, en effet, pénétrer jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle dans cette permanente distraction ? Tout, au départ de leur vision, était occulté, si bien que ces Étourdis par nature ne pouvaient s’enquérir de la dimension d’Intercesseur du Chaman, lien établi entre les esprits et les Humains. Pas plus qu’ils n’auraient perçu la valeur des divers rituels et que, pour eux, la guérison par les plantes ne serait demeurée que folklorique, sinon magique, mais une magie frelatée en quelque sorte. Et, ici, ce qui est amusant, c’est qu’ils auraient projeté leur propre contradiction, leur intime légèreté sur ces Gardiens de la Tradition qui étaient, eux, foncièrement convaincus de faire œuvre utile, de constituer l’un des pivots indispensables à la survivance d’une culture ancestrale. Tout, en réalité, leur serait demeuré étranger, aussi bien le niveau de perception extra-sensorielle des Chamans, que leur fonction télépathique, que la profondeur psychopompe de leur relation avec le monde des morts.

  

   [Incise – Plus d’un Lecteur, d’une Lectrice se poseront inévitablement la question de savoir la raison d’une exigence si élevée concernant les loisirs de simples Touristes, bien plus désireux d’installer dans leur exister une parenthèse ludique, genre de tremplin thérapeutique chargé d’effacer ou de relativiser les problèmes du quotidien. Certes, ces Visiteurs ne sont ni de savants Doctorants, ni d’éminents Archéologues, pas plus que d’assidus Anthropologues chargés de dresser avec exactitude et de manière scientifique l’arbre généalogique de l’Humanité en explorant les ressources qui lui sont coalescentes. Mais alors, si ces Touristes ne visaient que loisirs et délassement, que ne choisissaient-ils, en priorité, de découvrir les eaux translucides des lagons Polynésiens, les plages blondes d’Antigua ou encore les bassins d’eau émeraude de la Jamaïque ? Aller en Mongolie n’a pas exactement le même sens que de se rendre sur les rivages de la Mer des Caraïbes. Visiter la Mongolie doit se faire dans le souci d’une rencontre authentique des populations autochtones, nullement sous la pulsion d’un désir autocentré, lequel est plus union avec Soi-même, que direction vers cette Altérité qui ne demande qu’à être reconnue en ses mérites les plus essentiels. Mais ceci est un point de vue subjectif qui peut, à tout instant, s’exposer à son exact contraire. Avant tout, une question de ressenti. Refermons la parenthèse.]

   

   En divers endroits de la Mongolie, près de chutes d’eau remarquables, sur les magnifiques plateaux herbeux de la steppe, face à des points de vue uniques, des essaims de yourtes blanches étaient nés que jouxtait le peuple mécanique des chevaux vapeur en lieu et place des chevaux réels, ces prolongements immédiats de la Nature, que jouxtait encore d’énormes engins automobiles dont les puissants pneus imprimaient, dans le sol gras, les empreintes d’une nouvelle conquête. Rien, décidemment, n’arrêterait la race des Nouveaux Conquistadors. L’Or rutilant, fascinant était au bout du chemin. Partout où un site d’exception se montrait, où une tradition bourgeonnait, où une culture se manifestait, ce n’était qu’un long convoi continu de machines pétaradantes lâchant leurs précieux effluves sous la voûte azurée, immaculée des cieux. Alors que veut donc signifier, pour une Civilisation ancestrale cette substitution du naturel par l’artificiel ? Que veut dire l’attitude du Chaman sacrifiant ses rites anciens, les troquant pour un pur spectacle, une simple exhibition ? Que retirer comme leçon de ces Nomades enrubannés paradant devant les objectifs photographiques, dans leurs habits de cérémonie, afin de faire croire au luxe d’une existence en réalité bien terne, bien ordinaire, poinçonnée au coin du dénuement ? Grave et lourde concession consentie en direction de cette « Société du spectacle » (cette citation est fréquente dans mes textes), qui métamorphose le geste transcendant en une pure parodie immanente, sans consistance aucune. Le constat est si affligeant de ces Peuples qui choisissent l’enfer pour survivre alors que tout, dans leur Culture, les destinait au nomadisme sur les larges plateaux des steppes avec leurs chiens, leurs chèvres, leurs yacks et leur vue panoptique libérant un horizon sans fin. Mais quelle vie donc pour ces jeunes fugueurs du nomadisme qui se retrouvent dans la pullulation sans avenir des bidonvilles polychromes d’Oulan-Bator, lézardés, sans eau ni électricité, au milieu d’une pollution galopante et des divers assauts de la misère humaine ?  Mais rien ne servirait d’épiloguer plus avant, la simple représentation mentale de ces errances est totalement désolante.  Ici donc prendra fin le long commentaire intitulé « D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres et de leur nécessaire éclaircissement », afin de laisser place à la fiction placée à l’incipit de cet article et donner à nouveau place au récit de Marusya.  

 

La parole de Marusya

 

   Huit années ont passé. J’ai maintenant 24 ans et mon « Petit Frère » Mangal vient tout juste d’avoir 20 ans. Mon Frère et moi sommes proches, tout en demeurant fort éloignés l’un de l’autre. Neuf mille kilomètres nous séparent et vous comprendrez aisément que mon lieu de vie est toujours en terre d’Aubrac, à la Cham des Bondons, alors que celui « choisi » par mon Frère se situe à Oulan-Bator. Il y a deux ans de cela, nous avons fait le voyage de Paris à la Mongolie à bord du camion d’Oncle Maksim. Nous avons déroulé le cordon à l’envers en quelque manière, Paris d’abord puis Cambrai, Cologne, Berlin, Varsovie, Minsk, Moscou, Kazan, Tcheliabinsk, Omsk, Novossibirsk, Ob, Oulan-Bator et, enfin le campement nomade de notre Père Odon et de notre Mère Anya. Nous les avons trouvés un peu vieillis mais ils sont encore en bonne forme et vaquent à leurs travaux d’éleveurs avec une énergie suffisante. Grand-Père Nast, lui, qui était un peu notre conscience, notre guide spirituel, est mort et nous sommes allés nous recueillir sur le cairn de pierres qu’il avait élevé dans la steppe, face à la rivière qu’il aimait tant, face au vent, face à la liberté. Nous n’avons pas pleuré car nous savons qu’il a rejoint le lieu sans lieu, là où errent les âmes des défunts, peut-être le moutonnement de la dune, là-bas du côté du Gobi, peut-être sous la robe noire du yack ou la crinière folle du cheval flottant dans les lames bleues de l’air glacé.

   Pendant ces huit années de formation, Mangal et moi avons suivi des chemins qui, au fur et à mesure du temps, ont différé, sont devenus de plus en plus divergents. Mangal a perfectionné son français à l’école primaire puis, après, au Collège. Je crois que c’est là, au Collège, que son destin a obliqué et je pense que ceci était inévitable. En réalité Mangal était peu attiré par les Rituels, la Tradition, la Culture de notre Peuple. Bien plutôt il était captivé par la technique moderne et il a fini par se laisser séduire par ses sirènes. Je le soupçonne d’avoir passé des heures, avec ses copains, sur ces « écrans magiques » où le Monde se donnait à lui en miniature, mais une miniature qui le fascinait.

   En ce qui me concerne, j’ai étudié beaucoup de choses pendant ces huit années : la littérature, la philosophie, la poésie, l’art. Mes études, je les ai faites par correspondance de façon à demeurer Auprès de Maksim et de Béatrice, à pratiquer le pastoralisme, à me perfectionner dans la façon d’élever les bêtes, de fabriquer le fromage. J’ai lu beaucoup de livres sur la Civilisation mongol.  C’est ma manière de conserver mes racines, de croire encore que l’âme mongole ne sera pas totalement livrée aux démons du monde moderne. Cependant je reste lucide et je sais que ce terrible phénomène de la mondialisation conduira beaucoup de rites, de coutumes, d’ancestrales façons de vivre au tombeau. Toutes les Grandes Civilisations ont disparu et s’il existe une logique de la marche en avant de l’Histoire, nul doute que la Mongole, tout comme la Maya, la Perse, La Grecque, connaîtra un jour son extinction. Mais c’est un devoir de conscience que de ralentir cet épilogue, de faire perdurer de ces essences originelles ce qui, encore, peut survivre et briller, certes d’un éclat assourdi, mais d’un éclat tout de même. J’ai lu les ouvrages de littérature mongole et je connais encore par cœur certains poèmes, tel celui de Borjgin Dashdorjiin Natsagdorj dont je cite le texte ici même

 

Ma Terre natale

 

« Eaux cristallines des rivières sacrées de Kerluren, Ono et Tuul,

ruisseaux, courants et sources irriguant de santé mon peuple,

bleus lacs Khovsgol, Ubs et Buir -si larges et si profonds -

fleuves et lacs où hommes et bétail viennent étancher leur soif,

ceci, tout ceci est ma terre natale,

mon adorable patrie, ma Mongolie

 

Pays de prairies pures ondulant dans la brise,

pays des steppes ouvertes nimbées de mirages fantastiques,

de roches fermes, d'inacessibles hauteurs où les hommes de bien

avaient usage de se rencontrer,

des antiques ovoos -menhirs aux dieux et aux ancêtres -

ceci, tout ceci est ma terre natale,

mon adorable patrie, ma Mongolie

 

Pays où en hiver tout est couronné de neige et de glace,

avec les herbes scintillantes comme verre ou cristal,

Pays où en l'été la terre n'est qu'immense tapis de fleurs

de chants d'oiseaux des terres distantes jusqu'au Sud

ceci, tout ceci est ma terre natale

mon adorable patrie, ma Mongolie »

   Et que nul n’aille s’imaginer que cette poésie est naïve, seulement empreinte d’une vague nostalgie et en ceci, anachronique. Non, la Beauté est réelle, toujours visible, ce sont les Hommes aux yeux aveugles qui n’en savent pas voir tout l’éclat, tout le rayonnement. Peut-être, plus que les rituels, plus que les diverses incantations, plus que les gestes chamaniques, une vérité transparaît, tel l’éclat d’un pur cristal, dans la langue des Hommes que toute poésie exacte sublime. Dans le poème vrai et juste, nulle place pour la supercherie, nul affleurement du folklore, nulle concession à un autre ordre que celui de la langue et de son incroyable profondeur. Je sais, ici mon discours pourra paraître moralisateur, peut-être même empreint d’un certain dogmatisme, animé d’une sorte de vérité révélée. Mais peu m’importe, c’est de mon intérieur le plus intime que monte cette conviction que seule la pratique exacte d’un pur langage nous sauvera du naufrage. Ce que la possession de bien matériels ne nous apportera jamais, les mots taillés à la façon de silex, leurs arêtes précises, leur transparence, leur naturelle effusion nous livreront au centuple cette joie manifeste que seuls le dénuement, l’exactitude, la netteté du propos portent à leur sublime dimension : que l’être-des-choses rutile du sein même de sa belle et unique singularité.

    Il n’y a pas à chercher ailleurs les motifs d’un bonheur. Les fondements du langage sont si anciens, leurs racines si profondes que nul n’en saurait atteindre le principe vital. On peut tuer des bêtes, massacrer des Hommes, on ne peut pas conduire le langage en Place de Grève et le condamner au gibet, il a trop de ressources, il a trop de plénitude, il a trop d’infini et d’absolu en lui. Certes la parole, l’écrit, sont malmenés aujourd’hui, en notre siècle qui a oublié la lenteur. Mais je crois que ce ne sont que des épiphénomènes, de l’écume de surface, que la profondeur par définition abyssale des langues demeure qui, elle, est en son essence, à savoir témoigner de l’Homme universellement et lui donner les assises de sa nature la plus profonde, la plus établie en raison.

   Il faut être distrait pour n’apercevoir ceci, il faut s’être laissé abuser par les miroitements fallacieux des « boîtes magiques » et autres écrans qui ne sont, en toute vérité, que machines à aliéner dans lesquelles se précipitent avec fougue ceux qui confondent technique et félicité. Il n’y a pas d’intelligence artificielle, ceci est au moins un abus de langage, si ce n’est une tromperie voulue, l’intelligence est naturelle, strictement et entièrement naturelle. Dire différemment est consentir à voir en l’Homme, cet Homme-Machine, autrement dit ce robot totalement privé de liberté qui n’agit et ne « pense » qu’en fonction des injonctions des « Géants » dont l’ombre portée sur la planère est source d’obscurantisme, de divagation, de perte du sens.

   Au pays, Mangal vit de petits boulots. Il a loué, à Oulan-Bator, ce qu’on nomme, ici, « chambre de bonne », quelques mètres carrés sous les toits avec vue sur un océan d’autres toits, avec, en hiver, une température qui doit avoisiner celle présente au sommet d’un ovoo, ce talus de pierres de l'aïmag d'Övörhangay, battu par la violence des vents. En été, c’est plutôt l’aridité et la chaleur du Désert de Gobi. Mangal est-il heureux de cette vie ingrate ? N’a-t-il pu choisir qu’entre deux dénuements : celui de la vie nomade sur les hautes steppes, celui de citadin pauvre dans une capitale dont il ne perçoit guère que l’anonymat, que quelques façades de verres des hautes tours dans lesquelles, jamais il ne trouvera sa place. Pour cela, il faut avoir fait de hautes études, s’être occidentalisé, connaître les codes, us et coutumes de la mondialisation, autrement dit être un Homme de partout et de nulle part, avoir définitivement renoncé à ses racines.

   La vie de Mangal : donner quelques cours de langue française aux débutants des collèges, accompagner des groupes de Touristes venus de Paris, de Lyon, de Marseille et leur débiter ce qu’ils attendent : des légendes de cartes postales, de gentilles comptines d’Épinal, des feuilletons épiques avec des cavaliers Mongols luttant contre la race des loups, la furie des ours, l’agressivité de la panthère des neiges. Ce que distribue Mangal à ces Voyageurs, une image conforme à leurs désirs, un généreux bouquet d’armoise, les étoiles blanches des edelweiss, des dryades à huit pétales, des odeurs anisées de gentiane. En réalité un entre-Soi où nul dérangement ne viendrait perturber le « cercle de famille ». Sans doute, parmi eux, parfois, une brebis égarée recherchant de plus hautes provendes, mais ces Chercheurs de Vérité, le plus souvent voyagent seuls, en contact avec la Nature, le Ciel, la Terre et le Vent, toutes choses essentielles dont ils font le tissu de leurs méditations, rejoignant en ce geste humble la belle génécologie du Peuple Mongol. Parfois, pour boucler ses fins de mois, mon « Petit Frère » va faire la plonge dans les sombres arrières cuisines de restaurants à la mode. Il lui arrive, une ou deux fois par an, de monter dans un de ces antiques bus qui le conduit près du campement d’Odon et Anya, les derniers kilomètres il les parcourt à pied, vêtu de son éternel pantalon en jeans, de son sweat à capuche sur lequel se découpe fièrement le logo universel arboré par des millions de poitrines de la ruche mondiale. Mangal s’ennuie très vite au milieu de la steppe semée d’herbe sauvage, parcourue de la toison sombre des yacks, ponctuée, de loin en loin, des étoiles blanches des yourtes. Aussi emporte-t-il avec lui, son « double », cette fameuse « boîte magique » qui le soustrait à ses attaches mongoles et le projette dans le trouble anonymat d’un univers dont il ne connaît les facettes qu’à la mesure des éclairs virtuels éteints avant même d’avoir pu briller d’un éclat particulier. Que penser de ceci alors que les paysages immaculés de Mongolie, la vastitude partout présente, les libres cascades blanches, les liserés de fins nuages, l’azur limpide dessinent la carte d’une réelle présence sur Terre, d’un recueillement devant tant de pure beauté ?

   Loin de moi l’idée de juger Mangal, seulement une longue réflexion derrière laquelle se profile, telle une fugue, la sincérité des choses, leur transparence de source si on accorde son regard à leur étonnante et précieuse présence, au miracle d’un sol encore préservé des atteintes mortelles du négoce mondial qui veut mettre la totalité du réel en coupe réglée, une manière de tyrannie qui susurre son identité en sourdine à qui veut bien l’entendre. Malheureusement la majorité choisit de se boucher les oreilles de cire et de ne cueillir que l’immédiateté d’un plaisir rapidement acquis, laissant dans la pénombre, les fâcheuses conséquences qui, déjà, se manifestent à l’envi et ne pourront que s’amplifier à l’avenir. Å croire que le Monde retombe en enfance, si cependant, il n’en est jamais sorti ! La jeunesse de Mangal ne constitue ni une excuse, ni ne constitue le début d’une explication.

   Une sorte de raz-de-marée irrépressible conduit les Civilisations à s’incliner de telle ou de telle manière, à privilégier la vitesse aux dépends de la lenteur, à choisir l’immédiat plutôt que le différé, à faire passer le plaisir avant toute raison. Alors, chaque destin individuel semble aimanté, par rapport à la balance de l’Histoire, d’un côté ou de l’autre du fléau, celui qui vit de mémoire, cultive la réminiscence, se porte vers l’origine des choses ; puis celui qui existe à uniquement se projeter dans le futur, le plus vite qu’il est possible, de ne viser que les horizons ouverts de la mode, de se laisser porter par le long fleuve des tendances, de n’être qu’une ligne, un trait, une figure parmi la complexe géométrie humaine.

   Mais j’ai tressé suffisamment de mots autour de Mangal et c’est ma propre existence que, maintenant, je vais essayer de décrire avec le plus de justesse, car c’est en vérité que je crois exister, ce qui, bien sûr, ne me dispense de pratiquer une autocritique, pas plus que je ne puis m’exonérer de l’idée que, peut-être, je fais fausse route, que mes décisions ne relèvent que de ma subjectivité, que rien ne vient m’assurer de l’exactitude de mes choix. Mais a-ton vraiment la possibilité d’être autre que Soi, le geste de pure liberté se donne-t-il comme le chiffre imprescriptible de notre présence ?  Je n’en crois rien et c’est pourquoi j’ai choisi, un jour, de construire ma propre authenticité, de tracer les frontières de mon autonomie, de déborder mon esquisse de départ afin qu’une image fixe de qui je suis puisse, en quelque façon me créer, telle une œuvre aboutie, sûre de ses assises. Mais je vous vois sourciller, vous étonner de mon langage, de mon vocabulaire si précis. Mais ici, rien de miraculeux. Depuis huit années et presque sans interruption, j’ai lu des dizaines de livres, écouté à la radio la parole des Intellectuels et, dans l’intervalle, j’ai médité de longues heures sur le riche contenu de ces œuvres, de ces émissions, si bien qu’une trace indélébile, s’est faite en moi qui explique mon présent à l’aune de ma pensée. Pourquoi donc me priverais-je de faire chanter cette si belle langue française, si nuancée, si expressive, si « raisonnable » en tant qu’héritière des Lumières. Et ces sublimes Lumières, n’est-on, aujourd’hui, en train d’en saper les bases, d’en détruire les merveilleux acquis ? Mais oublions ceci.

   En dehors de mon activité pastorale quotidienne, des tâches domestiques que j’accomplis en échange de l’hospitalité de Maksim et de Béatrice, ce qui a du sens pour moi, m’être constituée à la façon d’un centre de rayonnement de la Culture mongole. Quelques Immigrés Mongols sont partis de notre beau pays afin de témoigner, comme moi, un intérêt pour d’autres valeurs que consuméristes calquées sur des modes passagères et futiles. La plupart sont devenus des Parisiens, quelques autres ont trouvé du travail dans les grandes métropoles : Lyon, Marseille. Je crois que j’ai été bien inspirée le jour où j’ai pris la décision de mettre sur pied une Communauté mongole destinée à entretenir et répandre notre culture, notre langue, notre façon de vivre simplement au contact de la Nature dont nous sommes les Filles et les Fils « naturels », ceci va de soi.  Å dates régulières j’organise des rencontres que je pourrais qualifier de « mémorielles ». En effet, il s’agit avant tout, pour nous, les Communautaires, d’exhumer de la torpeur ambiante la sève qui court à bas bruit et, en raison de ceci, n’est plus guère perceptible que par des consciences vives, attentives à la marche exacte du Monde. Notre buron de pierres est assez grand pour accueillir de petits groupes de personnes motivées par ces minces événements. Mais, malgré leur finalité modeste, ils entretiennent en nous ces braises sans lesquelles, nos traditions s’éteignant, c’est nous-mêmes qui serions condamnés à disparaître dans les mailles d’un exil bien trop étroit.

   Nos activités sont infiniment modestes mais non moins chaleureuses. Nous chantons des «khoomiis », anciens refrains mongols traditionnels accompagnés du son de la guimbarde. C’est un chant de gorge profond, diphonique, qui imite le ruissellement de l’eau, la fuite du vent dans la steppe, l’écho venant des parois des montagnes, le pépiement des oiseaux, le roulement du tonnerre dans le ciel d’orage. Ces chants sont incarnés, infiniment vivants, qui reproduisent le miracle du processus discret de la Nature. Les Mongols sont des Hommes et des Femmes « naturels », c’est pourquoi les contraindre à une mode universelle revient à les dépouiller de leurs sentiments internes, à les métamorphoser en simples automates, en marionnettes à fils dont d’invisibles Manipulateurs usent et abusent à des fins de profit, simple matérialité poussée au bout de sa propre logique.

   Ce que nous aimons aussi, réciter à haute voix, mais dans la retenue, des poèmes mongols, surtout ceux de Gombojav Mend-Ooyo (Г. Мэнд-Ооёо), celui que l’on surnommé « Le poète de la steppe mongole ». Écoutez cette parole vraie tirée de "La mélodie des pierres", elle dit le respect de la Nature, le juste ordonnancement des choses, le recueillement face à ce qui, depuis toujours, a été déterminé comme ceci et non comme cela :

 

« Les dunes, telles des urnes votives brunies sous le soleil,

Baignent leurs pieds dans les tourbillons d’un petit ruisseau.

Au fond de ce ruisseau, nous découvrîmes des lingots de pierre

Sertis dans le sable fin, comme par la Providence déposés.

 

Est-ce parce que les pierres sont rares dans ces vastes et vierges dunes ?

Ce jour-là, mes amis et moi nous mîmes à jouer avec

Avant de les ramener chez nous en montures de fortune.

Le soir venu, le fouet de Père s’abattit comme foudre et tonnerre :

 

« Avez-vous dérobé les pierres du cours d’eau ?

Implorez le Ciel et repentez-vous !

Approchez vos oreilles de la terre, entendez le ruisseau !

Évoquez-le et priez pour que sa mélodie revienne. »

 

   Nous dessinons aussi, nous peignons sur de modestes papiers les cérémonies du Tsagaan, fête mongole du nouvel an, nous imprimons sur de vastes feuilles la non moins vaste taïga, ses forêts de mélèzes et de pins. Nous reproduisons la simplicité du deel, ce vêtement qui est comme notre double. Nous faisons surgir du néant du papier le cheval de Przewalski, nous traçons les deux bosses irrégulières des chameaux de Bactriane, nous faisons frissonner à l’aquarelle les eaux limpides du Lac Baïkal, nous immobilisons dans le silence de la steppe les yourtes grises montées sur leurs chariots, nous pétrissons, sur la toile, les buuz, ces raviolis à la viande de mouton que, parfois, nous consommons ici, sur les hauteurs du Causse. Nous faisons s’élever les massifs piquants des genévriers, s’épanouir les pavots bleus, se teinter de nuit la jusquiane noire, s’étoiler les pétales écumeux des edelweiss.

   Notre « Communauté » n’a nullement la forme d’une diaspora dont le moteur interne serait constitué de revendications de territoires, de langues, de droits sociaux. Nous sommes seulement un point d’émergence de la conscience mongole qui veut simplement exister face à cette nouvelle conscience mondiale qui aplanit tout dans une manière d’illisible maelstrom. Nous pensons d’un seul et même envol de l’esprit que le phénomène de la mondialisation, bien loin de pouvoir prétendre à l’universel, constitue son exact contraire, un amalgame de peuples marchant d’un même pas, parlant une même langue, pratiquant une même culture. Et c’est bien ce « même » constamment proféré qui est condition de possibilité d’une réduction des Hommes à leur plus petit dénominateur commun. Nul ne contestera l’importance de l’altérité en qui s’accomplit, en grande partie, la conscience de Soi, elle est un fondement de l’Humain. Ce qui, par contre, est à mettre à son débit, l’arasement des individualités en une sorte de meute moutonnière aveugle, chacun emboîtant les pas qui précèdent son avancée, chacun répétant les gestes stéréotypés d’un ordre immuable, chacun « pensant » selon le mode d’une pensée unique pauvre en initiatives, dénuée de quelque singularité qui la désignerait de façon originale.

   Connaître l’universel ou, du moins s’en approcher, suppose d’être libre vis-à-vis de toute altérité, de réfléchir par Soi, de poursuivre des buts clairement identifiés selon une irréfragable individualité, de porter sur le Monde un regard réfracté par le prisme d’une juste et exacte subjectivité fondée en raison, nullement dictée par quelque Cause ou Instance extérieure. Mes Amis et moi sommes persuadés que le cheminement de l’Homme est solitaire, que nous avons à être des Insulaires, certes entourés d’altérité, mais nécessairement seuls face à nos décisions, nos choix, nos engagements. Personne ne peut se substituer à qui nous sommes lorsque nous sommes affectés de douleur, lorsque nous sommes acculés aux derniers motifs de notre existence, que le sourire édenté de la Mort grimace à l’horizon, pas plus que quiconque ne pourrait tracer, dans l’espace d’une feuille éthique, les injonctions préalables à notre accomplissement amoureux. Nous avons à être des Individus Libres et à en assumer les lourdes tâches jusqu’au soir d’un dernier crépuscule.

   Nous, ici, Mongols au milieu d’autres Mongols ; Eux, là-bas, Peuples de Lituanie, de Bolivie, d’Angola et du vaste arc-en-ciel, de la dispersion, de l’émiettement humains, nous avons, avant tout, à être selon notre essence, entièrement déterminés par le travail de notre propre conscience, assidus à nous reconnaître comme poursuivant avec patience notre cheminement en vérité. Nous avons à être des facsimilés, des échos de notre unique et impartageable singularité. Ce que nous voulons : dessiner pour nous, une ontologie du possible, tracer la voie d’une ouverture existentielle qui soit ouverture à Soi, d’abord ; ouverture à l’Autre, ensuite, chacun à sa place d’Homme, chacun Libre de Soi. Tout comme être Mongol consiste à coïncider avec sa propre origine, être Homme c’est être Homme selon l’Homme, nullement selon sa caricature, son artifice, son faux-semblant. Le jour où les Hommes auront compris ceci ; l’Humanité en sa profondeur essentielle sera Libre plus que Libre. Qu’espérer de mieux ?

 

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19 décembre 2023 2 19 /12 /décembre /2023 10:40
Sylvain : l’en-dedans de la Nature

Le fleuve Yukon, vue des

Five Fingers Rapids

Source : Wikipédia

 

***

 

      Sylvain, qui signifie « être des bois, des champs, de la forêt », Sylvain est un joli patronyme qui sonne clairement selon deux frappes bien distinctes. Tout comme l’on dirait « Bouleau », « Sapin », « Lichen », deux syllabes claires, aussi nettes que la lumière exacte de la Forêt voisine, des sombres montagnes, des lumineux glaciers. Le beau prénom « Sylvain », en quelque manière, dit une partie de la beauté du Monde. Un genre de fragment évident sous ces latitudes septentrionales. Ici, sous la rigueur du climat, ici, sous la clarté sans partage du ciel, ici, sous la solitude immense du paysage, rien ne peut se donner que sous la précision horlogère d’une vérité. Avec le Yukon, avec sa nature sauvage, nul ne peut tricher. Il faut être Soi, entièrement, jusqu’à la limite du débordement de Soi et, sans doute l’authentique conduit-il, ici, à s’exiler de son corps, à sortir de son esprit, à devenir, dans l’immédiateté d’une intuition « Esprit de la Nature », pure efflorescence de ce qui est, à se métamorphoser sous les traits de l’Épinette Blanche qui éclaire, de l’Épinette Noire qui se fond dans la nuit boréale. Être juste ce balancement, ce rythme apaisé entre ce qui appelle et ce qui se retire ; entre ce qui, effusion du végétal et sa possible disparition, n’attend que le moment de sa chute, de son repli dans le miroir glacé de l’air hivernal.

   « Sylvain ». Existe-t-il une prédestination du nom, ce dernier nous est-il attribué à la mesure de notre futur destin ou bien, d’une façon bien plus hasardeuse, n’est-il le fruit que d’une pure délibération ne recevant nul fondement, simple buée qui, tel le papillon, trouve à se poser sur cette fleur-ci, alors que cette fleur-là eût, aussi bien, convenu à butiner le précieux nectar ? Bien évidemment nul ne saurait fournir d’explication logique à un acte de nomination qui en est dépourvu. Il n’en demeure pas moins que les Parents de Sylvain avaient eu « la main heureuse » en lui attribuant ce blason tissé de mousse, de lilas et de petite airelle. Quant à lui, Sylvain, dans sa croissance, s’était-il identifié au parme léger de la pulsatille, aux fleurs en calice du raisin d’ours. Sans doute eût-il été bien en peine de désigner l’origine de ses inclinations à herboriser, à préférer les effluves de la douce chlorophylle aux fragrances lourdes et fuligineuses des villes. Ce prénom qui l’inscrivait dans une lignée, avait curieusement fait l’économie d’une génération, celle de ses Parents dont il jugeait qu’elle était trop attirée par le clinquant et le cliquetis des villes, lui préférant de loin le versant Grand-Paternel, lequel ne jurait que de vertes prairies, d’adrets ruisselants de lumière, de frais ruisseaux frayant leur chemin parmi les campanules et les grappes de digitales. 

   Ainsi avait-il passé la plus grande partie de son existence auprès de son Grand-Père à errer dans les bois, à parcourir les mille sentes du lieu, à inventorier les moindres fourrés qui constituaient la géographie familière de cette Suisse Alpine qui, certainement, contenait en germe la vastitude arctique des terres du Yukon. Jamais il n’avait eu d’attrait pour les études et les sévères salles de classe avec le quadrillage étroit de leurs fenêtres lui faisaient l’effet d’une prison que venait libérer, de temps en temps, le carillon qui annonçait l’heure de la récréation. Devenu jeune adulte, employé au hasard de ses caprices dans des pépinières, débitant des planches de sapin dans des scieries artisanales, participant à des programmes de végétalisation de la montagne, il s’était vite avéré que ces activités parcellaires ne pouvaient constituer le programme d’une vie entière. Face à ce continuel papillonnement, ses Parents s’étaient résolus à confier au Grand-Père la charge d’orienter le jeune Sylvain vers des activités conformes à ses choix intimes. Il devenait évident que, loin d’être asociale, cette jeune existence ne saurait jamais s’accommoder que d’une vie libre, selon le mode naturel, loin du tracas des villes et des exigences sédentaires d’un travail de « rond de cuir ». Il est fort à parier qu’il ne connaissait nullement l’étymologie du mot « sylvestre » qui lui était apparentée, qu’il ne pouvait soupçonner la proximité de son nom avec le sens d’« animal sauvage », cependant, n’en sachant rien, il y avait comme un calque de cette empreinte farouche, brute, insoumise, toutes traces qui traversaient son caractère comme les fleuves franchissent les continents sans rien savoir de la signification de leur propre trajet.

    Donc, traçant son sillon dans le sillage de Théodore, son Grand-Père, lequel herborisait et vendait les plantes de la montagne dans les épiceries locales, le jeune Sylvain s’était-il, de façon toute naturelle, coulé dans ce bain vert des prairies, dans ces effluves bleus qui glissaient du ciel dans une manière d’onction toute spirituelle. Ainsi, petit à petit, gagna-t-il ses aptitudes à cueillir les plantes, à les faire sécher, à les disposer dans des sachets de toile que Théodore rajoutait à l’activité de son négoce aussi simple que faiblement rémunérateur.  Mais trouver la gentiane, en extraire la racine, en humer le parfum étaient-ils mille récompenses bien supérieures au fait de compter le gain journalier. Plongé de bonne heure dans des livres de botanique anciens et usés comme de vieux grimoires, Sylvain apprenait-il les rudiments d’une activité, bien plutôt que d’un métier, attentif au moindre détail, s’exerçant à créer des fiches sur lesquelles il notait avec application toutes ces vertus des simples dont, par un aimable jeu d’homonymie, sa propre vertu s’inspirait dans l’espoir d’atteindre une manière de complétude.

   Sans doute le Lecteur, la Lectrice se questionneront-ils du rapport entre la Suisse natale et le Yukon comme terre d’élection. Théodore avait mis un long temps à thésauriser ses quelques économies en vue de réaliser un projet qui lui tenait à cœur. L’un de ses amis d’enfance avait émigré au Yukon où il avait passé de nombreuses années. De retour en Suisse, l’Aventurier avait lentement inoculé les vrilles de sa passion dans le sang inquiet de Théodore, faisant lever dans  le cœur de ce dernier une réelle envie de nomadisme, un réel désir d’éloignement du lieu natal dont, pourtant, il avait gravé au fond de lui, les stigmates les plus vifs. Après maintes hésitations et réflexions, un beau jour, le Grand-Père décida-t-il de rompre les amarres, s’embarquant pour le Nouveau Monde, trois sous en poche et, surtout, la ferme détermination de découvrir les facettes d’une vie différente. Å Whitehorse il avait acheté une vieille guimbarde, trois outils, une toile de tente, un sac de couchage et quelques menues provendes dont il ferait son ordinaire avant même que sa vie ne s’organisât plus avant. Puis, remontant vers le nord, longeant les eaux émeraude du Yukon, il finit par arriver près du Lac Laberge, y trouva un Autochtone à qui il acheta quelques arpents de terre afin de s’y établir en toute tranquillité.

   Petit à petit il se fabriqua une sorte de cabane mal équarrie faite de fûts d’épinette et de planches grossièrement dépolies qui provenaient de l’une des rares scieries locales. Le paysage était superbe, l’eau du lac vert Véronèse reflétant les grands fonds, vert Menthe pour les parties les plus claires, les plus superficielles. Cependant ses recherches botaniques se doublaient d’un motif tenu secret pour les Autres et à peine révélé à Soi-même : Théodore s’était soudain senti une âme d’Orpailleur au motif que, parmi les graviers et sables du bord du Lac, quelques scintillement jaunes trahissaient la présence du métal précieux. Des journées durant, il faisait tourbillonner au fond de sa batée des milliers de particules de mica microscopiques, y découvrant, parfois, avec un plaisir teinté d’émotion ces infimes pépites dont il assemblait le peuple minuscule qu’il allait vendre périodiquement à des négociants de Whitehorse. Mais que l’on n’aille nullement se méprendre. Cette cueillette s’apparentait plus à un jeu d’enfant qu’à la recherche fiévreuse de l’or. Elle était comme un divertissement, une lumière brillant dans la nuit boréale, une étincelle pareille à celle qui montait des écorces d’épinette lorsqu’elles crépitaient dans l’âtre. C’était une sorte d’occupation adventice, consacrant la majeure partie de son temps à inventorier les espèces végétales, les feuilles des trembles rouge Bronze en automne ; les écorces grises et blanches des bouleaux, les fins rameaux des peupliers baumiers. Il archivait méthodiquement fleurs et feuilles de l’amélanchier dont il apprit que les baies nourrissaient, jadis, les membres des premières nations des Prairies ; il plaçait avec précaution, entre des feuilles de papier buvard les corolles blanches et or des dryades ; il conservait précieusement les grappes mauves des lupins arctiques, dont les graines, paraît-il, avaient été retrouvées dans les terriers des lemmings, ces deniers s’alimentant, selon toute vraisemblance, de ces simples.

   Plusieurs années de cette vie austère autant que rayonnante avaient passé à la manière d’un rêve. Mais le Pays natal réclamait son dû, mais Sylvain, devenu jeune adulte, il allait sur ses 24 ans, demandait le retour. Alors, effectivement, le retour eut lieu, mais une épine demeurait enfoncée dans le cœur de l’Orpailleur songeur, lequel retour avait, selon lui, interrompu trop tôt ses activités botaniques. En effet, il poursuivait en secret le rêve de donner jour à une sorte d’encyclopédie qu’il aurait lui-même illustrée de ses propres dessins, portant en lui une évidente faculté de reproduire la beauté de la Nature. Quelques autres années passèrent à éduquer Sylvain, à forger en lui l’exactitude d’un regard conciliant mais exigeant. Un matin de froidure, le corps de Théodore fut retrouvé étendu parmi les étoiles de givre blanc et les lèvres des congères. Sylvain fut très affecté de la brusque disparition de son Grand-Père. Peu de temps après, il fut averti par le Notaire que Théodore lui avait légué la quasi-totalité de ses avoirs et, bien évidemment, les quelques acres de terre ingrate, inhospitalière qui gisaient, là-bas, loin, sur les rives désertes du Lac Yukon. Ce legs inscrivait en l’âme de Sylvain la dette ineffaçable de poursuivre la voie ouverte par son Aïeul. Il ne faillirait nullement à sa tâche morale. Le temps d’assembler quelques effets, d’aller saluer Parents et Amis et notre Aventurier se retrouva bientôt sur ces terres du lointain qui devenaient, légitimement, le lieu d’une œuvre à poursuivre.

   Å peine arrivé sur son nouveau continent, Sylvain, bien qu’informé en son temps par son Grand-Père, ne manqua d’être étonné de ce monde étrange qui se présentait à lui, à la manière dont il aurait découvert, enfant, les illustrations d’un monde lointain parmi les pages d’un livre. Pour le Suisse qu’il était, Whitehorse se donnait sous la forme d’une ville de carton-pâte, bizarre décor de studio de cinéma avec le rouge brique de ses murs, le bleu lavande de ses toits, le tracé gris de ses avenues rectilignes. L’artère principale de la ville se dirigeait tout droit vers l’échancrure d’encre des collines à l’horizon, sans doute mirage pour tous les pauvres Diables qui avaient échoué là dans l’espoir que l’or vienne ensemencer le globe de leurs yeux, emplir leur escarcelle d’espèces trébuchantes et sonnantes. L’antique Dodge que son aïeul avait achetée en son temps, Sylvain avait pris la précaution, dès avant son voyage, de la confier à un Garagiste chargé de la remettre en état. La guimbarde paraissait devoir honnêtement remplir son office. Dans son vaste plateau arrière il arrima tout ce qui lui était indispensable de façon à assurer la survie des premiers moments : bidons de carburant, solides cordes de chanvre, provisions de bouche, pétrole pour la lampe tempête, quelques livres chargés de le distraire lors des longues soirées d’automne. Le périple se fit sans encombre sous un ciel de plomb et de cendre que traversaient parfois, les rayons dorés de la lumière. Avant de parvenir à destination, il s’arrêta un long moment au bord de l’étrange dessin que faisait le Fleuve Yukon, une manière de pause paresseuse, anticipatrice des eaux calmes du grand lac. Le paysage fluvial se donnait à voir tels des cercles concentriques, des replis sur eux-mêmes de méandres, des boucles hésitantes cherchant la voie de leur destin. Ceci faisait une manière de lagune parsemée de multiples ilots de terre dont certains étaient nus, d’autres parsemés des jeunes pousses des peupliers baumiers. L’automne avait embrasé la plupart des arbres et l’atmosphère était de cuivre et de laiton que traversaient, parfois, la fine cohorte de cirrus glissant contre la bannière du ciel.

   Ce qui étonnait le plus Sylvain et le ravissait en même temps, c’était le sentiment de l’immensité, la vastitude des paysages, un infini sentiment de liberté associé à une solitude si réelle qu’elle en devenait quasiment visible, presque palpable. Il n’eut guère de mal à reconnaître le Refuge de Théodore, ce dernier en avait matérialisé l’emplacement sur une vieille carte lustrée par ses doigts attentifs. La Cabane était posée sur une sorte de tertre qui surplombait une surface rase de tourbières qui mourait tout au bord des eaux cristallines du Lac Laberge. De l’autre côté de la rive, la masse cependant légère de la montagne, teinte qui hésitait, glissait entre Glycine et Lilas, dans une sorte de brume à la Turner. Le Jeune Botaniste demeura un long moment à observer son rêve, fasciné par cette Nature généreuse, plurielle, donatrice de joie qui, toujours, l’avait habité. L’Abri de son Aïeul était, somme toute, plutôt dans un bon état de conservation. Il lui suffirait de reclouer quelques planches, d’assujettir avec des cordes quelques rondins rebelles, d’enduire le bois d’une couche d’huile minérale qu’il avait pris soin de compter au nombre des biens indispensables à son indigent confort. Le premier contact était positif, la Suisse loin au-delà de la grande flaque bleue de l’Océan, ses Parents présents par la pensée, Théodore si près de lui que, parfois, il lui semblait entendre sa belle voix grave et chaude en même temps.

   Cela fait deux bonnes années que Sylvain est le seul Riverain, ici, des berges du Lac Laberge. Ses journées, aussi exactes que la course du soleil, sont rythmées par l’alternance blanche et noire du nycthémère. Vie de sablier si l’on veut. Vie naturelle, comme l’on dirait vie d’exil ou de repos. Comment décrire précisément cette vie sans tomber dans le lyrisme, ni pencher en direction d’une simple bluette ? Décrire au plus près quelques journées dans la vie de Sylvain depuis l’aube jusqu’au crépuscule. Mais d’abord, il faut parler du « Trappeur », de sa mince silhouette, comme s’il était une simple lame d’air boréale, peut-être le bourgeon d’un mélèze laricin, se fondant dans le peuple des autres bourgeons, dans le peuple des pins tordus et des cyprès. Une Nature Humaine fusionnant dans la Grande Nature, celle qui porte en elle le Tout du Monde. Son visage est en lame de couteau que parcourt une barbe rase. Ses yeux sont gris, identiques à ces silex dont il taille les faces avec amour, avec dévotion. Ses cheveux sont de paille jaune, longs, qui dévalent le long de son dos, parfois rassemblés en chignon, petite boule sommitale dont il retient la chute à l’aide d’un mince fil végétal. Sa musculature est fine, longiligne telle celle du renard arctique qui se faufile parmi les touffes de saxifrage et de raisin d’ours sans plus laisser de trace que la neige de sa fourrure hivernale dans l’air cristallisé d’hiver. Sylvain est vif, ici sur le sol de tourbière souple, là aussitôt sur la plage de graviers, plus loin encore sur les flancs de la montagne, simple courant d’air que ne retiennent ni les aiguilles des conifères, ni les écorces de cendre des faux-trembles. Il est unique trait de nature dans celle, l’Immense, la toujours renouvelée, qui l’accueille et le porte au-devant de lui dans le sillon d’une immarcescible joie, d’un bonheur immédiat, issu de sa propre essence. 

Sylvain, au plus propre, est l’Homme du Contrat naturel, sa distance est la plus mince avec ce qui vient à lui, toujours prêt à s’accorder au brin d’herbe, à glisser le long du Lac à la façon du nuage à l’horizon, prêt à débusquer, sous le tapis de feuilles, les grappes de glands qu’il disposera sur la poutre de sa cheminée telle une clepsydre végétale indiquant la position temporelle : le premier gland appelle Janvier, le quatrième Avril, le dernier Décembre et l’inévitable réclusion tout contre la chaude assurance des flammes dans l’âtre. Seule exception à la société fabricatrice d’aliénation, il fume la pipe, une pipe recourbée avec le foyer en écume de mer (allusion à Dame-Nature ?), qu’il bourre d’un odorant tabac hollandais, volutes de miel et de cannelle dans le jour qui vacille et, bientôt, disparaîtra derrière la ligne de crête de la montagne. Bien plus qu’un loisir, fumer est le geste qui le relie à la lignée de ses Ancêtres, grands fumeurs de pipe devant l’Éternel. Il faut à sa vie, ces amarres du sang, ces liens de la chair à l’aune desquels il se sent, certes comète sillonnant le ciel, mais comète connaissant son origine et présupposant sa propre fin. Un amer s’offre à lui à chaque bouffée qu’il restitue à l’air ambiant, une manière, par souffle interposé, de rejoindre la matrice d’où il vient, la Naturelle sans laquelle il ne serait qu’un rien dans l’espace infini des rivières et des lacs, dans le firmament piqué d’étoiles, parmi l’invasif raz-de-marée des Peuples polychromes. Certes, beaucoup de symbolique dans tout ceci, mais tout symbole relie à cette dimension d’invisible qui est aussi la nôtre, nous les Humains qui dérivons au hasard des confluences mondaines et des aventures de toutes sortes.

     Dès qu’arrivé sur les rives du Yukon, le Trappeur (il porte la longue veste à franges, le pantalon ample de ces Chasseurs d’infini), n’a eu de cesse d’explorer les environs immédiats de sa cabane, accomplissant des cercles de plus en plus larges en direction de la forêt de mélèzes et de sapins. En alerte, jarret tendu tel le coyote attentif, tout à la fois, à découvrir sa proie, à ne pas constituer la proie de qui serait plus fort que lui. Chez lui, le sens de la Nature est pareil au flair infaillible de l’animal en quête de nourriture. Le sous-bois est odorant, note profonde d’humus d’où s’élève le chant sourd, discret des mousses et des lichens duquel monte, une note au-dessus, la fugue subtile du peuple des champignons. Sans se presser, dans une sorte de recueillement qui est, en même temps remerciement, Sylvain, de la lame de son couteau, prélève les précieuses provendes : le parapluie blanc tacheté des coprins chevelus ; le chapeau lie de vin en forme d’entonnoir des russules ; les élégants bolets au pied généreux, au chapeau brun clair qui luit sous la pluie de lumière tamisée des grands arbres arctiques. L’une des règles de vie du Suisse, vous l’aurez compris : vivre en autarcie, ne prélever que l’essentiel dans la Nature, réserver la portion congrue à ce qui est fabriqué, manufacturé, à ce qui est loin de l’Homme, le pervertit, l’aliène de manière quasiment inaperçue, donc perverse, le mal progressant à bas bruit sous la ligne de flottaison de la conscience. Sylvain est un garçon lucide qui s’est longuement exercé en compagnie de son Grand-Père Théodore, à démêler les buissons du réel, à n’en prélever que les baies les plus prometteuses, ces mêmes baies que déjà, tout jeune enfant, il cueillait, les mâchonnant longuement, palais parfois inondé de la saveur âcre des prunelles. Ceci avait constitué, si l’on peut dire, la propédeutique indispensable précédant le nourrissage futur, ce lien direct du Soi avec cet autre Soi Naturel qui devenait, dans une manière de gémellité, cet Alter Ego, Soi plus que Soi dont Sylvain était atteint dans de somptueuses rencontres qui, parfois, confinaient à l’extase. Il n’en demandait pas plus que ce que la Nature, dans un geste d’oblativité, lui donnait sans retenue, elle la Généreuse qui dépliait sans fatigue aucune, le pavillon si large de sa Corne d’Abondance.

   Le jour où, ayant longuement arpenté les rives du Lac, retournant quelques graviers de la plage où dormaient des cloportes, apercevant quelque pierre plus brune que les autres, plus brillante que les autres, faisant l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de silex, ce que bientôt sa main experte confirma sans délai, ce jour donc, sans faire de vilain jeu de mots, fut marqué d’une pierre blanche, tellement le silex avait de valeur magique pour qui se veut en quête des origines de l’humanité. Pendant tout le temps de sa jeunesse passé dans l’ombre tutélaire de Théodore, il avait appris le vaste alphabet du Monde en remontant toujours plus amont vers la Grande Source donatrice de Vie. Ainsi, en compagnie d’un Anthropologue ami de son Grand-Père, avait-il appris à débusquer les précieux silex, à les attaquer sans délai à l’aide d’un percuteur, sous le jaillissement joyeux des étincelles, apercevant bientôt, ces faces lisses et brillantes, ces fragments de l’intelligence humaine sous les auspices des outils du néolithique. S’exerçant à façonner des silex, il avait bien conscience de reproduire dans la conque de ses mains étonnées, le grand geste de l’Humanité : partir du simple, de l’immédiat et commencer l’éternelle ascension en direction de la maîtrise de son environnement proche. Ce qu’il avait perçu aussitôt dans la taille du minéral, c’est que l’Homme préhistorique ne façonnait pas seulement un outil à dimension utilitaire, mais qu’il élaborait, fragment par fragment, patiemment, cette sculpture de Soi qui n’aurait plus de suspens dans la suite des temps. Regardant l’image du Monde Moderne, il pensait avec parfois un peu d’amertume qu’une longue parenthèse dans la conquête du milieu ambiant eût été préférable, l’Humaine Condition, par essence, ne voulant nullement connaître ses limites, se dépasser toujours, au risque même de la Nature.

    Sylvain s’est assis, jambes en tailleur, sur un bloc de pierre. Percuteur à la main droite, la gauche tenant un rognon de silex présentant quelques cassures, à la belle patine gris-fer, avec des éclats tranchants qui indiquent la possibilité, sinon la nécessite de dégrossir puis de faire surgir cette forme unique qui, depuis une éternité, attend le temps de sa libération. Les doigts de notre Homo Faber sont grossiers, parcourus de fines rides, parfois des débuts de crevasses apparaissent. Les doigts sont usés et polis par la terre, les doigts sont abimés par le contact avec les cailloux, les doigts sont modelés par la longue pratique des branches et des herbes, les doigts sont le prolongement naturel des objets auxquels ils ont affaire. Le Solitaire donne des coups vifs et sûrs. De courtes étincelles. Des éclisses minérales commencent à joncher le sol. Petit à petit une forme semblable à un biface sort de sa nuit, se précise, l’outil s’apprivoise, s’aiguise telle la lame brillante d’un canif. La lumière qui brille sur le silex semble s’échapper de son intérieur même, la lumière bondit et, tel le fulgurant éclair, dessine sur le visage en lame de couteau, les esquisses d’une joie modeste, trace sur l’épiderme mangé de barbe, les sillons d’une venue à l’être de ce qui était longtemps retenu, devait un jour s’actualiser, connaître son destin de pierre dure, ouverte aux éclats, appelée à la fragmentation.

   Tout au fond de lui-même, Sylvain sait cette intime liaison de l’Être-Nature, de l’Être-Homme, de l’Être-Chose dans un identique creuset réunis, ceci est la loi immémoriale du Monde, le chemin en lequel il inscrit les pas de son devenir. Tout ceci, cette nécessaire confluence des choses, cette harmonie qui doit se lever du brin d’herbe sous la goutte de rosée, se lever du crépitement des flammes du soleil sur les vagues de la mer, qui doit se lever de l’Amour des Hommes pour les Autres Hommes, ceci est pure évidence que, souvent l’aveuglement humain reconduit à de confondantes ornières, dans d’illisibles chemins de suie. Mais il ne faut nullement « jeter le manche après la cognée », il faut, à coups patients de percuteur sur le bord de la Vie, en affûter le tranchant, le rendre visible pour tous, tailler dans le lourd derme de l’exister les fines lamelles translucides qui seront la métaphore d’un bonheur enfin à portée de la main, du cœur, de l’âme. Symboliquement, c’est bien cette tâche-ci, de désoperculer le réel, de le rendre fréquentable qui occupe l’entièreté de l’esprit du Trappeur. C’est de cette façon que nous devons l’apercevoir, nous hommes Égarés qui ne savons plus reconnaître le sentier exact qui nous appelle parmi la foultitude des autres sentiers, des autres choix, des autres voies qui s’offrent à nous sous le visage de la fausseté et de l’inadéquation.

   La tâche fût-elle difficile, ingrate, Sylvain poursuit son projet jusqu’au moment où l’objet réalisé n’est plus une chose extérieure mais fait partie de lui à la façon d’un prolongement de son corps. Avec lui, il a emporté un manche en bois depuis longtemps sculpté, puis poli. Il a pris aussi une gaine en bois de cerf qui faisait partie de ses cueillettes en Suisse. Il a introduit le silex taillé dans une extrémité de la gaine, puis, à l’autre extrémité, il a placé le manche comportant une saillie. De ses doigts musculeux, de ses mains puissantes, il a tout arrimé ensemble d’un mouvement sec, énergique, comme s’il voulait imposer sa volonté à la matière, mais une volonté douce en quelque sorte, une volonté de parvenir au plus précis du but qu’il s’est fixé : connaître au plus près, dans l’exigence même de sa chair, un peu de cette nécessité préhistorique qui plaçait l’homme face à une Nature toute puissante dont il convenait de contenir, de canaliser la pure force. Maintenant le Trappeur a sa hache bien en main, il la fait passer d’une main à l’autre afin d’en estimer le caractère pratique, immédiatement utilisable. Une branche de peuplier baumier est au sol, à peu de distance. Sylvain veut, sur elle, tester l’efficacité de son outil. Å petits coups secs et précis, il entame l’écorce, puis il arrive à l’aubier, blanc, éclatant, genre d’innocence première dévoilée au regard du Monde. Le silex est nerveux, le silex est bien affûté dont le tranchant enlève, écaille après écaille, de plus en plus de matière. Sylvain en éprouve le contact doux, rassurant, de la pulpe des doigts. La branche s’affine, devient simple ligne de bois dont il fera un bâton de marche. Ici, sous ces latitudes boréales immensément solitaires, toujours il est prudent d’emporter avec soi cette « arme » rudimentaire qui peut servir à mettre en fuite un ours trop curieux, mais aussi à devenir perche sur laquelle prendre appui pour franchir un gué parsemé de flaques d’eau, mais aussi pour se frayer un passage au milieu d’une végétation qui fait obstacle.

   Ainsi les jours s’écoulent calmement, telle l’eau claire du Lac Laberge qui se contente de briller sous la douce caresse du ciel. Sans doute, Lecteur, Lectrice, vous poserez-vous la question légitime de savoir si l’ennui ne gagne nullement notre Solitaire, surtout lors des longues nuits d’hiver au milieu desquelles le jour, la lumière, ne sont que de brèves parenthèses. Certes, il n’est guère facile de vivre seulement au sein de Soi, infiniment replié sur son propre germe, un peu à la façon de l’escargot qui opercule sa coquille, des mois durant, pour une longue hibernation. La solitude de Sylvain est non seulement totale, mais voulue, au motif d’une volonté exercée à affronter les vicissitudes de l’existence qui ne manquent de se poser, même pour un cœur audacieux. Ni poste de radio, ni téléphone, ni courrier possible : seulement Soi face à la Nature et, ce qui est encore plus éprouvant : Soi face à Soi dans une manière d’étrange soliloque.

   Riche langage intérieur, profondeur de la méditation, contemplations infinies de ces paysages originels qui sont, en soi, les cadeaux les plus essentiels qui se puissent imaginer. Cependant, n’allez nullement croire que le ciel au-dessus de sa tête est toujours bleu, limpide, parfois de fins nuages s’y déroulent, parfois de grises nuées en obscurcissent le libre espace. Alors les conditions sont posées de l’émergence d’une nostalgie, du surgissement d’une douce réminiscence, jamais toutefois de regret d’être ici, sur ces terres du Bout du Monde. Être ici, ne constitue nulle punition, une divine récompense seulement. Inquiétude légère, de temps à autre de s’imaginer souffrant ou blessé, loin de toute vie, loin de toute aide.  Sylvain n’est pas de nature à renier si facilement ses convictions, alors lorsque le temps vire au gris et à la pluie, il se vêt chaudement, sort de sa cabane et affronte le blizzard pour dire sa propre présence d’Homme face à la présence de la Nature. Échange d’une présence contre une autre. Mais le Botaniste est bien conscient de la dissymétrie qui s’installe entre sa fragile silhouette et cette immensité « boréale » en majesté où il ne figure guère qu’à la mesure de l’illisible, de l’inconsistant, du minuscule fragment.

Ce soir la bise s’est levée qui, soudain, a nettoyé le ciel. La lumière a baissé, vite, s’est dissimulée derrière les tentures vert sombre des mélèzes. La nuit sera froide, aussi Sylvain, après un dîner frugal, a disposé de grosses bûches qui crépitent dans l’âtre. Il s’est assis sur une chaise près du feu. La lampe à pétrole diffuse une clarté modeste, pose un cercle sur le livre que le Trappeur est en train de lire et de relire car sa motivation se porte toujours sur cette vie simple, élémentaire, au contact de la dryade, cette belle fleur blanche à cœur jaune, près des aiguilles de cendre des épinettes blanches, près des bisons des bois à la longue robe brune. Ces présences discrètes, il les sent en lui, tout comme le jeune enfant auprès de sa mère ressent les ondes de protection qu’elle lui adresse à l’aune d’un sourire, d’un geste, de l’effleurement du regard. Dans une étagère de bois grossier faite par Théodore, sa « bibliothèque », Sylvain a déposé les livres qui, plus que de simples écrits, sont autant de professions de foi :

    

   « Walden ou la Vie dans les bois » d’Henry David Thoreau ; « Les Rêveries du promeneur solitaire » de Rousseau ; « Voyage autour du monde » de Bougainville ; « Bourlinguer » de Blaise Cendrars ; « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval ; « Le Devisement du Monde », de Marco Polo ; « Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède », de Selma Lagerlof et, enfin, « Le Jardinier d’amour » et « La Jeune Lune » de Rabindranath Tagore dont il apprécie la poésie simple, libre fluence de l’imaginaire et inspiration mystique débouchant, presque toujours, sur cette dimension d’extase, celle-là même qu’il éprouve au plus profond de lui lorsqu’en contemplation devant ces paysages sublimes son cœur s’allège au point de s’évanouir dans le cristal du ciel. Lisant ces quelques phrases issues de « Walden », s’y immergeant totalement, c’est un peu comme si, lui, Sylvain, les avait posées sur les pages d’un Carnet de Voyage :

  

   « Voilà bien une soirée délicieuse, quand le corps tout entier n’est plus qu’un sens et absorbe le plaisir par tous les pores de la peau ! Je vais et viens avec une étrange liberté dans la Nature, je me fonds en elle. Lorsque je longe la rive pierreuse du lac, en bras de chemise malgré le temps frais, nuageux et venteux, sans rien remarquer de particulier qui soit digne d’attirer mon attention, je me sens étrangement à l’unisson de tous les éléments. »

  

   C’est lorsque la nuit a progressé plus avant, en direction de l’aube, que le Trappeur mouche la flamme de sa lampe, recouvre les braises de cendre et gagne sa couche rustique, bercé par les volutes de vent qui entourent sa cabane à la façon dont le lierre enserre les troncs dans un genre de corset étroit, rassurant. Peut-être, dès que les premières lianes du sommeil encagent sa tête, entend-il, comme dans un rêve, ces mots psalmodiés par une voix étrange venue des confins de l’Inde :

 

   « La nuit solitaire s’étend sur le sentier ; l’aurore sommeille derrière les collines pleines d’ombre ; les étoiles muettes comptent les heures ; la lune pâlie baigne dans la nuit profonde. »

  

   Un contact, un seul et la dimension irremplaçable de l’altérité vient à lui dans le genre d’une friandise longtemps espérée. Aujourd’hui le ciel est lisse, l’eau du lac un simple reflet d’argent que nul vent ne vient troubler. Dans la limpidité de l’air les moindres bruits s’entendent de loin. Sylvain est descendu sur le rivage du lac, un brin anxieux et son cœur ne serait pas loin de battre la chamade. Attentif au moindre signe, soudain il perçoit un bruit sourd semblable à celui d’un coléoptère pris dans les nappes chaudes et lourdes d’été. Le bruit se rapproche et, loin vers le sud, en direction de Whitehorse, une tache jaune se détache sur la toile libre du ciel. En cet instant précis se concrétise cette commande depuis longtemps passée. Quelques couvertures, des aliments, quelques paquets de tabac pour la pipe, du pétrole pour la lampe, quelques anti-douleurs en cas de problème. Mainteant l’hydravion est clairement visible, ses ailes haut placées, ses deux moteurs avec les hélices qui brassent l’air dans une sorte de tumulte joyeux, ses gros flotteurs arrimés aux ailes, son cockpit où se devine la silhouette sombre du Pilote. Sur la plage de graviers, Sylvain agite ses deux bras à la façon dont Robinson, sur son île de Speranza, apercevant la silhouette  d’une goelette croisant au large, aurait manifesté sa joie en même temps que sa crainte. Le Pilote répond à son geste, accomplit un large cercle au-dessus du lac afin de se placer dans la direction du vent. Les flotteurs touchent l’eau avec un bruit de long glissement, des gerbes d’écume tracent derrière l’aéronef un double sillage blanc. Sylvain a retroussé ses pantalons. Il se dirige vers l’hydravion. Le Pilote a ouvert la porte et dépose dans les mains de sylvain un gros sac de toile conteant toutes les provisions qui sont nécessaires à son existence d’Ermite, car c’est bien de ceci dont il s’agit, en effet. Å peine le Trappeur a-t-il pris possession de son colis que l’avion décolle pour de nouvelles livraisons, plus au nord, le long du ruban bleu du Yukon. Le signe amical du Pilote, il le retient en lui comme l’ofrande la plus précieuse qui soit. Avant de longs mois, Sylvain n’aura plus pour compagnie que le blizzard, le vol hauturier des oiseaux de proie, les frémissemnts de l’eau du lac sous la poussée blanche du gel.

   Pour seul souci, Sylvain à l’orée de ses journées médite sur le seuil de sa cabane, il pense aux tâches nécessaires qu’il devra accomplir, nullement une contrainte mais la libre disposition de Soi aux choses qui vont et viennent, ici, sous la douce poussée du jour. Aller abattre un résineux, le transformer en bûches régulières ; vérifier le toit de la cabane, y apporter, parfois, quelque réparation et, surtout, et enfin assurer sa nourriture auprès de cette Nature prodigue qui est comme une Mère, une Fée bienfisante qui se pencherait sur son berceau d’adulte, toujours une trace de l’enfance flottant, ici et là, dans la longueur infinie de rêves éveillés. Le Lac Laberge est poissonneux, à portée de la main. Sylvain aime les poissons qu’il substitue volontiers à la viande car il est végétarien. Du bric-à-brac laissé par Grand-Père Théodore, le Trappeur a extrait un manche en bois, une lame rouillée qu’il a longuement poncée à l’aide d’un galet trouvé sur la plage de sable. La lame est devenue brillante comme si elle était neuve, il en adressé le fil minutieusement et, mainteant, sa machette est devenue un vrai rasoir.

   Il a repéré, à quelque distance du rivage, une touffe d’osier dont il prélève des rameaux, certains de la dimension d’un petit doigt, d’autres aussi fins que des lacets de chaussures. Installé sur le banc de bois qui jouxte la façade du chalet, Sylvain effile les rameaux, en éprouve la souplesse d’un geste rapide et sûr. Il a entrepris de confectionner une nasse à poissons à partir de plans que son Aïeul avait tracés d’une main hésitante, sur une feuille de papier. Tressant, c’est un peu de son Grand-Père qu’il fait venir dans la présence, peuplant ainsi le territoire de sa solitude. Le Solitaire est habile de ses mains, aussi son projet prend-il corps avec aisance. Il a d’abord commencé par la confection de l’entonnoir par lequel les poissons entreront dans le piège. Puis il a disposé, verticalement, sur cet entonnoir, des faisceaux qui vont en diminuant vers le haut de la nasse. Å intervalles réguliers, des liens circulaires fixent les brins, une attache plus solide venant occuper la partie terminale de la construction. Posé sur son socle, le verveux a bonne allure avec sa forme de bouteille allongée, avec son cône serré qui se laisse voir au travers du treillis d’osier, avec son col étroit pareil à celui d’une dame-jeanne.

   Sans délai, le Trappeur va poser son piège dans un bras du lac, à contre-courant, parmi les touffes d’herbe aquatique qui font comme une longue tresse végétale. Quelques heures ont passé, au cours desquelles le seul Habitant du lieu est allé à la cueillette des baies. Il s’approche de la nasse, le cœur battant, il est toujours émouvant de capturer un animal vivant, de le savoir destiné à la cuisson, mais la chaîne alimentaire est ainsi faite qu’on n’y peut rien changer. Å peine son ombre se projette-t-elle sur le bras du lac qu’un bruit de mouvement se fait entendre, le bruit d’une surprise et, sans doute, d’une rébellion. Au travers du miroir de l’eau et de ses reflets, au travers de la geôle d’osier, Sylvain distingue nettement la forme de trois poissons de taille appréciable. Il relève la nasse dans des gerbes de pluie. Le bruit d’un soudain ébrouement s’accentue. Pour un premier essai, le résultat dépasse les espérances du Pêcheur : un omble chevalier à la belle robe argentée, aux nageoires d’un rose Dragée ; deux truites grises au corps allongé, tacheté de points blancs. Sylvain ne prélève qu’une truite, remettant sa nasse à l’eau avec les poissons qui seront en réserve. 

   C’est ceci, ce contact simple et direct avec la Nature qui coïncide parfaitement avec cette autre nature, humaine elle, qui se satisfait de l’environnement immédiat des choses, d’une relation amicale, nullement calculée, libre de tout plan, de toute hypocrisie. Être Soi seulement tout contre le Soi de la Nature, sans hiatus qui pourrait venir troubler le contact entre deux êtres de même texture. Le repas de midi (bien qu’ici l’heure n’ait plus guère d’importance !), il le prendra sur ce même banc qui regarde le Lac. Il aura disposé des pieux en faisceau sous lesquels s’épanouira un joyeux feu de braises vives.  Le corps de la truite, patiemment écaillé, sera traversé sur toute sa longueur d’une tige de bois vert, laquelle attachée tout en haut du tipi de branches enfumées, tournera lentement au milieu d’un nuage de fumée. L’odeur du poisson grillé distillera son fumet jusque sur les rives du Lac. Lorsque la chair sera grillée à point, du bout de son couteau de Trappeur, l’Homme du Yukon prélèvera des fragments qu’il mâchera longuement, remerciant le ciel et la terre pour de si douces et évidentes faveurs. Ici, le Lecteur, la Lectrice comprendont à quel point l’osmose Homme/Nature ne sera pas un vain concept, bien au contraire une réalité bien pleine, vivante, frémissante, allant jusqu’à faire du goût le lieu même d’un continul étonnement, jusqu’à faire du corps la conque privilégiée où se réunissent les sensations liées au prodige d’exister.

   Cette disposition de l’âme, nous, Contemporains, en avons trop négligé l’usage, nous croyant disposés au motif de nos déterminations culturelles à tout recevoir à la manière d’un dû, sans même que l’idée ne vienne nous effleurer que nous ne sommes qu’un maillon de la chaîne dans la pluralité de l’Univers, un maillon, somme toute pas plus important qu’un autre, à savoir l’Arbre au sein de la forêt, l’Oiseau qui cingle l’espace du ciel, le grain de la myrtille qui brille au creux de son massif de feuilles vertes. Mais laissons le Botaniste à la joie toute simple de son repas frugal, nous avons encore d’autres facettes à découvrir de ce « fabuleux » personnage, au sens strict « qui tient de la fable, légendaire », oui car, de nos jours, fort peu pourraient se réclamer d’une telle provenance, notre monde si étroit ne faisant guère que l’inventaire de ses propres contingences.

   On l’aura compris, Sylvain est Homme de la Nature, Homme plongé dans la praxis, la transformation de son milieu mais de manière légère, de façon à ce que son empreinte sur le paysage soit minimale, en quelque sorte un emprunt que la progression du temps soldera sans que rien n’y paraisse plus que la risée de vent dans la course solitaire du ciel. Mais si l’Homme est un actif (comment ne le serait-il au sein d’une Nature sauvage, parfois hostile, impénétrable ? ), il est tout autant contemplatif, cette posture se donnant tel l’accomplissement, l’aboutissement des tâches qu’il poursuit sans relâche. Dans le tissu serré des jours, il introduit une césure, une respiration, conditions nécessaires et suffisantes pour que son inscription sur cette terre du Bout du Monde prenne sens, fasse efflorescence en quelque sorte. Ce matin il a fermé la porte de sa cabane sans même donner un tour de clé, qui donc, hormis le lynx et le renard, pourrait risquer sa curiosité à pousser le lourd huis de bois, à inventorier les « richesses » de son chez-lui, il y a si peu de choses à prendre, une bouilloire en métal, des couvertures rustiques, la lampe-tempête au verre enfumé ? Ici, ne se pose nullement le problème du viol d’une habitation au motif que les Hommes sont loin et que c’est toujours à partir d’eux que l’idée même d’une effraction dans un intérieur intime se pose, nullement du fait d’une Nature qui ne projette nul sombre dessein dans le déroulement évident de ses propres actes.

   Bâton de marche en main, sac sur le dos avec quelques provisions de bouche, le Trappeur a pris la direction du Nord, longeant le Lac Laberge, s’en écartant parfois en raison des tourbières humides qui en longent le sinueux parcours. Et c’est précisément au rivage de l’une de ces tourbières qu’il a posé son sac, s’est assis sur un gros rocher en forme de promontoire qui dévisage l’ensemble d’un panorama largement ouvert sur les immenses et infinies étendues boréales. C’est un pur bonheur que d’être là, seul Représentant de l’Humaine Condition, assuré d’un statut  égal à celui de la touffe de mousse, de la discrétion jaune d’or de la Saxifrage oeil-de-bouc, de l’à-peine coloration vert-jaune de l’orchidée Liparis de loesel. Ici, nulle supériorité d’une espèce sur une autre, tout est égal, l’Homme se confond, s’immerge dans la flaque d’eau, disparaît à même la réverbération de la montagne sur le globe lisse et uni du ciel. Sylvain demeure de longues heures à observer tout ce qui lui fait face, nullement de manière passive, mais inclus en chaque chose, pénétré qu’il est de chaque fragrance subtile, envahi qu’il est du bleu délavé du ciel, simple variation sans hiatus des massifs d’épinettes blanches et noires, simple harmonique de tout ce qui existe dans la toundra alpine, dans la taïga aquatique, le peuple des hauts trembles semés d’écus jaunes en automne, celui des bouleaux à papier avec leurs écorces claires semées de leurs signes noirs pareils à des têtes de flèches, celui des peupliers baumiers, ces si hautes présences qui se perdent, se confondent avec l’air semé de brume et parcouru d’embruns.

   L’atmosphère est lisse, traversée de quelques nuages légers qui glissent d’est en ouest, puis se perdent quelue part à distance de la vue. Tout au fond, identique à un immense rideau de scène, une chaîne de montagnes s’affirme à peine dans une douce teinte Parme que les blancs purs des névés vient atténuer, presque gommer dans cette harmonie si complémentaire, dans une manière de singulière affinité des éléments entre eux. Un peu plus près, au pied de la montagne, une sombre forêt d’épinettes noires dresse les pointes inoffensives de ses aiguilles. De cette forêt s’élève un silence natif que trouent, parfois, le déplacement souple du caribou ou de l’orignal, la percussion contre les taillis des grands bois des cerfs hermiones à la robe d’un gris élégant, aux sabots noirs telle une suie, au derrière blanc où s’agite, en balancier, le pompon couleur de graphite de la queue. Sylvain n’a nullement besoin de voir cette faune variée pour en dresser le vivant portrait. Un bruit suffit, le tremblement d’un buisson surpris par la fuite d’un mouflon de Dall aux cornes courbées de couleur ambrée, à la belle pelisse blanche qui rivalise avec l’éclat de la neige.

    Le Solitaire possède en lui tout un lexique de formes animales et végétales dans lesquelles il pioche selon les motifs de ses rencontres, fussent-elles toutes théoriques, distantes, ébauchées seulement. C’est ceci, être Homme de Nature, avancer au hasard du paysage et tracer, à l’intérieur de sa tête, cette scène fabuleuse où s’animent, tels de mythiques animaux, griffons, centaures et autres licornes, aussi bien l’orignal aux bois larges et palmés, le grizzli avec sa fourrure aux pointes blanches, le puma au corps fin et élancé, à la queue longue et épaisse. Si le Yukon accueille le Trappeur sans réserve, d’une manière réciproque le Trappeur porte en lui, dans la partie la plus vive de son être, ce Pays sauvage, ce Pays aux mille beautés dont, jamais, il ne pourra épuiser l’infinie richesse. Et c’est sans doute la mise en perspective de sa propre finitude avec l’infinitude de cet espace vierge qui constitue l’essence de la rencontre, le point ultime où, chacun fécondant l’autre, s’accomplit l’alchimie unique, la quintessence de la relation de l’Homme et de son Milieu.

   Tout près du rocher sur lequel Sylvain se repose, une mosaïque aux belles couleurs mêlées de jaune-orangé, de vert d’eau, tapis de mousses, de sphaignes, de joncs et de carex parsemés de minces lacs, de trous d’eau brillante en lesquels se reflète la résille sombre des épinettes, la flaque unie du ciel, le poudroiement léger des nuages. Paysage/Homme, ceci ne s’écrit plus selon une distance, la notion « d’entre » a disparu, une seule ligne continue, une seule et même phrase qui se dit en une unique intonation, genre de psaume entonné à voix basse en lequel se confond ce qui aurait pu constituer la nervure d’une différence, fût-elle mince et presque imperceptible. Tout le jour durant, Sylvain emplira son cœur, ses yeux, son corps de ces impalpables sensations, se sustentant, de temps à autre, de quelques baies sucrées et acides prélevées à même son itinéraire. Passage continu de l’un en l’autre, de ce qui n’est nullement Soi en ce qui est intimement Soi, voici le feu inaperçu qui brûle en son intérieur, dont, parfois, l’on peut percevoir, au fond de la pupille des yeux, tout contre la paroi translucide de l’âme, quelques vives étincelles que l’on attribue au reflet de quelque étoile venue du plus loin du cosmos. Oui, venue du plus loin du cosmos !

   Aujourd’hui, il nous faut connaître Sylvain sous un jour qui, à première vue, pourrait se donner pour différent des images que nous avons collectées, jusqu’ici, à son sujet. Donc le regarder selon une perspective différente dont, cependant, nous nous apercevrons vite qu’elle tient plus à notre propre illusion qu’à l’exacte réalité qui fait de lui cet « Homme de Nature » comme il aime à se définir d’une manière tout intérieure. Et, du reste, comment pourrait-il s’en ouvrir à d’autres puisqu’ici il est, tout à la fois, lui-même en son for intérieur, et cet Autre de lui-même qui dialogue sur le mode du colloque singulier. Toute altérité naît de lui et retourne en lui comme un blizzard qui ferait le tour de la Terre et reviendrait au lieu même de son origine.  C’est donc sous l’étrange identité de l’Orpailleur, ce Chercheur d’impossible que nous allons le découvrir, précisant, petit à petit, l’endroit où il se situe qui, on l’aura compris, ne peut qu’être éthique car, s’il ne l’était pas, tout l’échafaudage conceptuel bâti autour de lui s’effondrerait, ce dont nous serions, inévitablement, les victimes collatérales.

    Sylvain s’est installé, un peu avant le crépuscule sur le rivage de la Rivière Yukon, en cet endroit qui, ici, se nomme « bedrock ». Il a emporté simplement une pelle, un tamis et une batée : tout ce qu’il faut, en réalité, pour se sentir Chercheur du précieux métal jaune. L’Orpailleur connaît bien la topographie intime des lieux, les moindres failles en lesquelles l’or natif se trouve piégé, qu’il explore régulièrement, patiemment, sous la poussée, certes, d’une fièvre intérieure, mais maîtrisée cependant, la ruée n’est guère le motif selon lequel ses mouvements sortent de lui pour rejoindre un désir situé au bout des doigts. Bien plus qu’une attitude qui serait de pure convoitise, il s’agit, chez lui, d’une sorte de contemplation, d’une ode à la Nature, du précieux en Soi qui rejoint du précieux hors de Soi. Une liaison, une confluence du sens éparpillées parmi l’éternel fourmillement du Monde. Trouver de l’or, c’est trouver la rareté, le raffinement, l’élagance en Soi, c’est outrepasser le contingent pour gagner quelque chose d’essentiel, c’est faire surgir une braise du plus profond de la nuit, de son impénétrable mystère, de son énigme toujours recommencée.

   Les rayons du soleil sont obliques, ils se réverbèrent sur les eaux du Yukon, ils ricochent et donnent au visage du Chercheur cet aspect cuivré, étincelant des masques Incas, ce ruissellement de spiritualité, ce symbole du divin dont l’or est la plus belle effectivité. L’eau est un miroir mais Sylvain, au motif de sa naturelle lucidité, ne s’y absorbe nullement comme le ferait l’imprudent Narcisse. Le miroitement éclaire seulement son travail, le rend encore plus fascinant. La lumière dorée de la fin du jour appelle celle de la pépite qui, peut-être, parmi les sables et les graviers, constituera une merveilleuse offrande, le point ultime d’une quête toujours recommencée. La plupart du temps, Sylvain ne ramène dans le jour avare de sa cabane que quelques poussières d’or qu’il recueille dans une boîte de sa propre confection. Nulle déception puisque sa recherche est gratuite, c’est-à-dire qu’elle est « recherche pour la recherche » tout comme l’on dit « l’art pour l’art », la recherche comme une fin en soi ou, plutôt, la recherche de Soi médiatisée par la recherche de l’or. Car toute quête est de cet ordre, existentiel, avant d’être d’ordre matériel. 

   Sylvain explore méthodiquement chaque faille à l’aide d’un crochet de métal. Ce crochet, il l’a confectionné à partir de l’une de sestrouvailles dans quelque recoin de sa cabane. Parfois un léger battement de cœur. Que va-t-il découvrir de Soi qu’il ne connaît encore : une sensation nouvelle, un frisson jamais éprouvé, les fragments d’un concept qui, peu à peu, va livrer sa richesse insoupçonnée ? C’est bien, d’être là, au bord de Soi, comme au bord d’un ravin que, soudain, des rayons de lumière illuminent et de se découvir tel que jamais l’on ne s’était aperçu, peut-être Aventurier, peut-être Alchimiste métamorphosant la matière, parvenant à l’ultime transmutation,  à cet endroit quasiment magique où le vil devient Pierre Philosophale et, d’un seul et même geste, on a atteint son propre Mont Athos semé de ses précieux monastères, son Mont Ararat où repose la légendaire Arche de Noé, son Mont Kailash entouré de sa « kora », cette lente et longue pérégrination des Pèlerins placés sous le regard de la Montagne Sacrée.

   Oui, alors que l’ombre avance sur l’eau sombre du Yukon, des lèvres du gravier, l’Orpailleur sort des éclats minéraux : des hématites grises, des magnétites brunes striées de lignes blanches, du sable noir, des plombs, des grenats lie de vin. Cette récolte - pure intuition -, lui paraît prometteuse. Bientôt, au fond de la battée, les brindilles font leur course circulaire. Un léger bruit de grésillement parvient aux oreilles du Trappeur. Son geste est sûr, régulier, pareil à celui des Pionniers d’autrefois qui avaient traversé des continents, fascinés par l’éclat du métal jaune. Il élimine l’excédent d’eau, il trie du bout des doigts les hématites et sables. Dans la densité d’une lumière devenue presque nocturne, tout au fond du « chapeau chinois », en sa pointe extrême, une clarté jaune, certes assourdie, certes à peine visible pour des yeux novices, mais hautement signifiante pour l’Hôte du Yukon. Une pépite de belle taille git au sein de son étincelle d’or, elle est comme un œil curieux qui dévisage le Monde autour d’elle. Elle est pur miracle dévoilant la forme, l’essence de son être.

   Non, Lecteur, Lectrice, n’attendez nullement de Sylvain qu’il danse la gigue, qu’il se prosterne à genoux en remerciant quelque divinité que ce soit. Ce que cet Homme simple vient de découvrir dans la pointe de sa batée,

 

la Beauté en Soi qui est aussi

Beauté de Soi,

Beauté du Monde.

 

   Comme si le séjour au Yukon du Trappeur avait connu son acmé, que son âme, débordant de félicité, s’était dilatée jusqu’aux confins de  la Terre, peut-être même du Cosmos. Cela parle en lui. Cela danse en lui. Cela fait ses mille feux de joie en lui. Cette pépite, il ne la vendra pas chez un Négociant de Whitehorse. Il la gardera. En souvenir d’un séjour qui va prendre fin bientôt car que lui reste-il à découvrir alors qu’il vient d’effectuer une plongée en Soi, jusqu’en ses limites les plus humaines, les plus pures ? Il la gardera en souvenir de Gand-Père Théodore, ce Passeur qui, de l’exister vous conduit sur les rives de l’Être, là où tout prend sens, où s’atteint le diamant d’une pure joie inaltérable, tel l’or précieux qui rend les Hommes Fous alors qu’il pourrait être le symbole d’une quête intérieure. Mais on ne réforme nullement le Monde, il tourne toujours dans le même sens.

   Dans peu de jours, Sylvain s’apprêtera à quitter sa cabane, à quitter le Yukon, terre d’aventures si singulières, tellement abouties. Il regagnera la Suisse, son pays d’origine, il regagnera la maison de son Grand-Père à la lisière de la forêt. Oui, à la LISIÈRE, là où le jour le cède au clair-obscur, là où la lumière hésite, se fait rare, sorte d’illisible écume située entre fausseté et vérité, là où l’Homme, décidant de son Destin, choisit une voie plutôt qu’une autre. Ou bien l’éclat ambigu de l’illusion, le grésillement de l’apparence, les feux du faux-semblant ou bien le pur lacet de clarté, il est ce que nous sommes, mais dans l’atténuation, dans le retrait en Soi, dans l’en-dedans de notre propre nature qui est aussi l’en-dedans de la Nature, de cette Phusis des Anciens Grecs (oui, ceci est pure fascination qui, ici et là, dans mes textes, brille tel le luxe d’une gemme rare), cette totalité de ce qui vient en présence, de ce qui vient en soi et pour nous, cette inaltérable et inépuisable mouvementation, ces événements toujours recommencés qui naissent à même leurs propres phénomènes, qui disent l’être-des-choses, en filigrane duquel se donne à penser l’ÊTRE, cette pure énigme qui nous place ici, sous le ciel gris de la Suisse, près des tourbières du Yukon, pris d’étonnement sous les reflets d’acier du Lac Laberge, dans cette immensité qui est pure ouverture de sa conscience à l’immensité du Monde. Tous, Toutes, autant que nous sommes, nous vivons, le plus souvent à notre insu, tels Sylvain, ce sublime Chercheur d’or, cet Homme-Arbre qui est nature plus que Nature dans l’évidence d’exister. Il nous faut ce constant dépliement d’une quête, une Esthétique doublée d’une Éthique.

 

 

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27 mai 2023 6 27 /05 /mai /2023 08:35
De l’être des choses venu à la révélation

 

« Chambre avec vue »

Cyrille Druart

Only Analogue Photography

 

***

 

   Voyez-vous, longtemps je me suis demandé si les fantasmes étaient symbolisables, si on pouvait en voir la forme en songe, en dessiner le portrait, les installer au cœur de son imaginaire comme on y loge un paysage dont, depuis toujours, on a été hanté par la grande beauté. Longtemps je me suis demandé si les événements pouvaient faire l’objet d’une prescience, si une manière de subtile intuition pouvait en précéder la venue. Certes, je reconnais ce sont des questions insolubles mais fascinantes cependant au seul motif de leur énigme. Longtemps je me suis demandé qui, du réel ou de la fiction, l’emportait dans le choix que je faisais d’orienter mon existence selon telle ou telle voie. Et voici qu’aujourd’hui le hasard me comble au centuple des angoisses depuis longtemps éprouvées du sein même de ces interrogations qui, pour n’être nullement vitales, n’en sont pas moins des manières d’urgence, lesquelles, tout le temps qu’elles demeurent irrésolues vous chauffent l’âme à blanc tant et si bien que les nuits sont pâles tels des jours, que les jours sont sombres telles des nuits. Mais je ne cogiterai guère plus avant, tant il m’est devenu indispensable de vous rejoindre par la pensée maintenant que vous n’êtes plus qu’un léger cirrus sur le ciel de mes souvenirs.

   Je ne sais quelle curieuse lubie, ce jour de printemps, m’avait fait déserter mon appartement du Quai aux Fleurs pour gagner cet immense bâtiment gris de la Bibliothèque des Antiques où, de temps à autre j’allais occuper la mansarde pour y compulser quelque ouvrage sur les Anciens Grecs, ces magnifiques Philosophes sans lesquels nous ne serions nullement ce que nous sommes, nous autres Occidentaux couchés sous la lumière déclinante de l’Hespérique. Mais il me faut maintenant en venir à un ciel qui pour n’être nullement Olympien, n’en dévoile pas moins en son sein une Déesse au moins d’une égale beauté à celle d’Aphrodite, un prestige pareil à celui d’Athéna. Seul en ma mansarde, c’est un privilège que j’ai obtenu du Bibliothécaire qui préside à l’ordonnancement des lieux, j’ai tout à loisir le temps de m’immerger dans les pages d’anthologie de la littérature antique et, à la suite, de longuement rêver sur les généreux paysages qui bordent la Mer Égée et autres ilots répandus tels de minces cailloux au centre de cette immense mare d’un bleu si profond qu’il semble tout droit venu du mystère des abysses. Au beau milieu des ouvrages que je lis tantôt dans la langue originale, tantôt dans ma propre langue, m’arrive-t-il souvent de m’évader en laissant errer mon regard au travers de l’encoche de lumière qui se découpe sur le clair-obscur de ma pièce de lecture et de méditation.

    Je n’ai plus le souvenir exact du jour béni où, détachant mes yeux d’un passage de « L’Iliade » ou de « L’Odyssée », ma vision se porta un degré plus bas, sur cet immeuble limité par la confluence de deux rues, un genre de proue levée en plein ciel. Å l’accoutumée, le navire de pierre était vide de ses occupants, ses fenêtres occultées par ces persiennes de métal qui sont le lot commun de l’habitat parisien. La partie supérieure de l’immeuble se terminait par un genre de galetas dans lequel s’ouvrait une lucarne dont la décoration, du reste, me faisait penser à ces chapiteaux évocateurs des anciens temples grecs. Un peu comme si un fragment symbolique de la Bibliothèque sise plus haut se fût détaché de ses hauteurs olympiennes pour rejoindre de plus terrestres occupations.

   Vous raconter la suite de l’histoire est pour moi pures délices, réenchantement d’un Monde bien en peine de trouver sa voie. Ma vue, progressivement, s’étant accommodée au tableau qui lui était proposé un peu plus bas, portant encore en elle la transcendance des dieux grecs, ne tarda guère à se satisfaire de la belle immanence qui la visitait à la manière d’une grâce. Parfois est-il plus difficile de tracer l’empreinte d’une joie soudaine que de décrire, par le menu, un malheur venu vous visiter à la croisée de votre destin. Mais je ne vous tiendrai davantage en haleine, oppressé que je suis à la simple idée que l’évocation de ce moment heureux pourrait m’être soustraite par je ne sais quelle décision hors de moi, dont je ne pourrais soupçonner la lointaine origine. Mais le seul temps qui convienne maintenant à mon récit : le présent le plus immédiat qui soit, nullement un discours différé qui ne pourrait m’exiler de qui-je-suis et, en quelque sorte, me perdre en moi, ce qui, sans doute, est le sort le plus cruel qui se puisse envisager. On est à la fois le mal lui-même, son origine, et celui qui en attise les pathétiques braises.

   Donc, sise dans l’encadrement de sa lucarne, une Présence dont il me faut préciser quelques contours. En arrière de l’appui de fer ouvragé de la fenêtre, les lames d’un parquet ciré qui luisent dans l’obscurité, un genre de conscience du sol si vous préférez. Puis une large couche blanche, de chanvre ou de coton dont mes yeux tâchent de palper le moelleux, d’éprouver la souple texture de soie. Il ne peut s’agir que de ceci, la couche royale commise au repos d’une Déesse. Et, dans la diagonale du clair-obscur, comme émergeant d’un tableau de Rembrandt, des attributs divins, deux jambes hâlées, lisses tel le galet, parfaites en leur forme. Le genre d’un Idéal s’offrant dans le réel, une manière d’évidence heureuse dont l’épaisseur du temps qui me sépare de cette divine vision n’est nullement parvenu à effacer la subtile trace. Bien au contraire elle ne fait que rutiler à mesure que le temps déplie ses pétales dans « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui », pépite symboliste dans le dédale gris des jours.

      La jambe droite est allongée dans le signe d’une sérénité, comme si rien n’en pouvait troubler le repos. La jambe gauche, à demi relevée, dit, quant à elle, un genre de position sur le qui-vive, un éveil venant contrarier le geste d’abandon de celle qui ne semble devoir s’adonner qu’à un éternel silence. La totalité de ma vision est comblée de ce fragment humain, de cette féminité tronquée qui, loin d’en être diminuée, s’accroît de cette absence, de ce vide qui ne creusent nul désarroi, mais au contraire dessinent les contours d’une plénitude. Nulle frustration face à ce tableau incomplet. Ce que masque le montant de la lucarne, mon imaginaire le multiplie au centuple, l’étoffe, le déploie et c’est comme si cette Inconnue était venue poser une énigme dont j’étais le seul témoin, donc le seul en mesure d’en pouvoir déchiffrer le rébus. Un peu comme ces hiéroglyphes des anciens textes grecs qui me mettent en demeure de les comprendre, faute de quoi ils pourraient bien s’effacer de ma mémoire.

   Certes, pour un esprit attaché à ne voir, dans le réel, que l’architecture d’une complétude, l’épreuve eût été redoutable. Pour moi, grand rêveur devant l’Éternel, ceci même qui s’offrait à moi dans le genre d’une éclipse était l’assurance de longues et fructueuses heures de méditation. Cette Déesse avait creusé en moi cette niche au sein de laquelle je la rejoignais, comme le jumeau est attiré par son image homologue, simple réverbération, écho de Soi. Voyez-vous, encore, après que bien des jours ont passé, je pourrais à la seule force de ma mémoire, depuis mon appartement du Quai aux Fleurs, regardant naviguer les péniches sur l’eau boueuse de la Seine, tracer le dessin de ce qui fut, inclure dans le rectangle de la fenêtre cette pure Apparition, lui donner un nom, lui destiner quelque aventure, la porter au lieu même où ses désirs pourraient la conduire s’ils prenaient corps, ici, à Paris, sous le ciel gris des toits de zinc.   

   Sans doute vous doutez-vous de mon observation inquiète des jours qui suivirent la « révélation ». Jamais Déesse ne reparut. Jamais les archets de ses jambes n’interprétèrent quelque divine symphonie. Cependant, elle est en moi plus que, supposément, elle n’a jamais été en Soi. Irrémédiablement, à son insu, elle fait partie de moi, elle m’accompagne le long des rues de la ville, elle clignote parmi les Héroïnes des romans que je lis, elle me fait signe dans tel tableau impressionniste ou symboliste. Elle est, dans cette manière de nébulosité qui étreint mon âme, moi-plus-que-moi, moi-dilaté, moi-agrandi aux dimensions du cosmos. Ce qui, jusqu’alors, dans les ruelles tortueuses de mon esprit, se donnait comme opacité et manque, voici que cela s’anime dans la transparence du cristal. Cette gemme sur son lit, laquelle eût pu se réfugier dans le plus pur silence, la voici vivante-plus-que-vivante, elle parle et rit, elle pleure et soupire, elle est ma Confidente comme je suis l’Auditeur de ses peines et de ses joies.

   Ne trouvez-vous étrange cette force d’aimantation du réel lorsqu’il est transfiguré par quelque inclination fantasque, lorsqu’une image en dit plus long que cette statue de chair et d’os qui vient vers vous dans le jour qui brasille, lorsque sur ce quai de gare où coule une glauque lumière, sur le quai désert donc, sauf vous, une Belle Inconnue se lève pour-vous-rien-que-pour-vous ?

 

Une Absence qui

devient pure Présence.

 

La folie du Réel est terrassée,

elle qui voulait se donner

comme la seule certitude possible.

 

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

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4 décembre 2022 7 04 /12 /décembre /2022 09:03
Vous sur le sofa vert

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Il est parfois des rencontres bien étranges. En ce jour d’automne visité des dernières clartés, résidant dans la belle ville de Vienne pour quelques jours, il m’arrivait de flâner longuement au hasard des rues, m’amusant à découvrir ces fiacres venus d’une autre époque avec leur attelage de chevaux blancs comme neige, leur cocher sévèrement vêtu de noir, leur cabriolet décapoté dans lequel les touristes prenaient place afin de découvrir les fastes de la capitale Autrichienne. Parfois m’arrivait-il de grimper au sommet du « Pré Am Himmel » de manière à découvrir le vaste panorama qui s’ouvre aux yeux des Visiteurs. Parfois, entre l’écriture de deux articles, je faisais un saut du côté de « l'Österreichische Galerie Belvedere » pour y rencontrer la belle peinture de Gustav Klimt, « Judith et Holopherne », non pas tant pour son esthétique dorée, un peu précieuse, mais pour m’énivrer en quelque sorte de l’atmosphère artistique de Vienne, cette peinture en figurait, pour moi, l’exact emblème. 

   Cependant, ce qui me motivait le plus, (n’étais-je venu dans la Cité de Stefan Zweig, pour y célébrer le faste de ses Cafés ?), c’était bien, dans l’ambiance chaude et veloutée de l’un de ces prestigieux établissements, d’y déguster par exemple un délicieux « Kleiner Brauner » ou café noisette, genre d’expresso accompagné d’un nuage de crème dont la fragrance habitait longtemps mon plaisir intime. Mais ce que je voulais surtout retrouver, parmi les salles envoûtantes du « Café Central », autrefois « Palais Ferstel », avec son architecture « Gründerzeit », sa façade décorée, ses hautes portes en fer forgé, ses murs en stuc, ses décorations murales, en partie lambrissées et recouvertes de cuir de Cordoue, ce que je souhaitais rencontrer donc, cette ambiance à la fois feutrée et animée d’autrefois où la bourgeoisie viennoise, parmi laquelle de nombreux Artistes et Écrivains, venait s’énivrer ici d’un inimitable style de vie.

   Je dois reconnaître que c’était avec une certaine émotion que je m’asseyais sur ces sièges luxueux qui, jadis, accueillirent aussi bien Hugo Von Hofmannsthal que Léon Trotsky, Sigmund Freud ou Arthur Schnitzler. Sous le regard de mes prestigieux aînés, il ne me restait plus qu’à bien tenir mon stylo. La plupart des articles que je composais à cette époque le furent dans la « Grande Salle des Colonnes », salle haute en couleurs, inspirée des modèles florentins et vénitiens. Il ne me déplaisait nullement de m’installer à l’une de ces tables jouxtant une colonne, d’y fumer lentement un mince cigarillo, les volutes montaient en faisant leurs langoureuses arabesques sous la blancheur laiteuse des opalines. Il m’arrivait, charmé par la grâce du lieu, d’y passer de longues heures, méditant, écrivant, me distrayant parfois du passage de Quidams, du glissement de la circulation venu de la rue, du manège des Garçons de Café cintrés dans leur tenue austère, chemise blanche et plastron noir. Mon écriture, qui avait précisément pour thème les « Cafés Viennois à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle », déroulait ses volutes sans accrocs et il me semblait tenir entre les doigts un peu de l’inspiration des Illustres Visiteurs dont la trace, encore aujourd’hui, se détachait des objets et des murs comme une vapeur monte d’une eau sans césure, avec une tranquille limpidité.

   Dans un recoin de la « Salle des Colonnes », il y avait un sofa vert qui semblait surtout destiné à accueillir la lecture des journaux. Sur une table basse figuraient de nombreux quotidiens en toutes les langues, ils étaient reliés par de larges et longues réglettes de bois. Des Lecteurs s’y succédaient, surtout le matin, mais les après-midis, la place était le plus souvent vacante. Parfois j’y passais une demi-heure, curieux d’y découvrir les nouvelles locales, les expositions en cours, les concerts qui ne manquaient de figurer au menu des réjouissances viennoises. Au début, je ne fis guère attention à Votre Présence, noyée que vous étiez parmi la foule des Passants. Cependant, un jour, levant un instant les yeux de mon manuscrit, je vous découvris, seule sur le sofa vert, Lectrice attentive de ces feuilles dans lesquelles, à votre attitude concentrée, vous paraissiez chercher sans relâche une information qui devait être précieuse à vos yeux.

   Votre attitude était ambigüe, à la fois celle d’une Petite Fille sage, à la fois un peu suggestive, comme le sont parfois des femmes mûres sûres de leur rayonnement, de l’effet qu’elles produisent sur les Admirateurs potentiels qui pourraient bien succomber à leur charme à seulement les regarder. Vous décrire consistait en ceci : votre chevelure brune faisait ses deux longues vagues de chaque côté d’un visage sérieux, des yeux noirs profonds, une bouche fardée de rouge mais réservée. Vous étiez vêtue d’une courte robe noire qui épousait un corps fin, des bretelles retenaient le haut de votre vêture, dévoilant la naissance de votre gorge, vos genoux étaient largement dénudés et un éclair de chair rose se donnait à voir entre le haut de vos hautes bottes et l’ourlet de votre étroit fourreau. Il y avait un tel décalage, un tel écart entre votre posture qui était presque farouche et votre pose dont il s’en serait fallu de peu qu’elle ne devînt lascive, sinon provocante, que ma conscience, alertée de cette manière de dysharmonie n’eût, dès cet instant de cesse de tâcher de vous « mettre à nu ». Å cet égard la métaphore était saisissante. Nue, plus que nue vous étiez sous le scalpel de mon regard. Il fallait que je perce à jour la toile de votre mystère.

   Un de ces longs après-midis où rien ne semble se passer, où le temps est cette flaque immobile prise d’ennui, où rien ne vous retient au Monde qu’une morne lassitude, parmi la « Salle des Colonnes » presque déserte, me situant entre deux écritures, je décidai de gagner le sofa vert qui, bien plus que d’être celui du luxueux Café, était le vôtre, la trace de votre corps y était encore inscrite, la fragrance de votre belle présence y flottait, un stylo que je reconnaissais pour l’avoir aperçu entre la tige de vos doigts gisait à côté des feuilles éparses des journaux qu’une nuée de signes noirs ne manqua de porter soudain à mes yeux. Bientôt ma curiosité aiguisée par cette marée de mots se porta sur les feuilles du « Kleine Zeitung », ma pratique courante de la langue allemande me mettait à portée du texte sans que quelque difficulté pût s’immiscer dans ma lecture, en atténuer l’effet.

   Je fus bientôt attiré par un encadré de lignes bleues qui détourait ce que je reconnus comme un extrait publié en feuilleton. Alors, me saisissant du stylo, je traçai une ligne bleue de même intensité, de même couleur, que celle qui figurait sur le blanc du papier. Je n’en pouvais plus douter, c’était bien VOUS qui aviez apposé ce fin liseré sur un extrait qui, sans doute, avait plus particulièrement retenu votre attention. On ne choisit pas impunément un texte au hasard, on consonne avec lui, on vibre avec lui, il est notre propre projection sur les mots posés par l’Écrivain. Il s’agissait d’une partie de texte tirée de la Nouvelle de Stefan Zweig « Vingt-quatre heures de la vie d'une femme », nouvelle que j’avais lue bien des années auparavant mais qui avait laissé en moi comme une étrange empreinte. J’en retraçai alors les rapides contours ou plutôt l’esquisse de ce qui restait en ma mémoire. Ce qui ressortait, ceci :

   Une petite pension de Monte-Carlo au début du siècle. Henriette, la femme de l’un des Pensionnaires, sans doute prise de folie ou à tout le moins saisie d’un vertige amoureux, part avec un Jeune Homme de passage. Tout ceci coïncidait avec ce qu’il est convenu de nommer « coup de foudre » et il va de soi que le comportement de la Fugueuse, bien plutôt que d’être jugé pur caprice par les autres Pensionnaires est considéré comme la toquade d’une femme dépourvue de moralité.

    Voici donc ce qui demeurait de la Nouvelle. Je me mis en quête de lire ce bref passage dont, en mon intérieur, je faisais une traduction simultanée :

   « Seuls peut-être des gens absolument étrangers à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnels, ces explosions soudaines d'une passion semblable à une avalanche ou à un ouragan : alors, des années entières de forces non utilisées se précipitent et roulent dans les profondeurs d'une poitrine humaine. Jamais auparavant (et jamais par la suite) je n'éprouvai une telle surprise et une telle fureur d'impuissance qu'en cette seconde où, prête à toutes les extravagances (prête à jeter d'un seul coup dans l'abîme toutes les réserves d'une vie bien administrée, toutes les énergies contenues et accumulées jusqu'alors), je rencontrai soudain devant moi un mur d'absurdité, contre lequel ma passion venait inutilement buter. »

    Outre que la langue de Stefan Zweig était pure, infiniment maîtrisée, élégante, elle délivrait de surcroît une fine analyse psychologique qui me poursuivrait des jours durant. Ainsi l’Inconnue que vous étiez, que je m’étais amusé à nommer « Lou », je ne sais pour quelle raison (peut-être un clin d’œil à cette femme affranchie, Lou-Andréas Salomé qui s’ingénia à rendre fous les Génies de son temps), se précisait petit à petit car, bien entendu, Lou, vous ne pouviez qu’être cette Henriette de la Nouvelle au motif que tout intérêt particulier pour une chose n’est jamais que la projection intime de qui nous sommes sur cette chose et que cette Passionnée était simplement votre reflet. Vue sous le prisme de l’écriture et de l’interprétation de Zweig, je ne faisais que creuser plus avant l’ombre que vous étiez, dont j’allais faire l’objet d’une incessante quête. Il me fallait mieux vous connaître et, par un curieux phénomène de retour, mieux me saisir aussi, si cependant une telle chose était en mon pouvoir. Ainsi, au travers des mots de l’Auteur, je vous « retrouvais » en quelque manière, certes lointaine, certes théorique, mais mon contentement n’en était pas moins vif.

   C’était une sorte de miracle, de dévoilement d’une vérité qui, jusqu’ici, était demeurée cryptée, postée sur le bord des lèvres mais nullement articulée. En ce moment de ma prise de conscience, il devenait évident que vos longues stations sur le sofa vert, cette posture de retrait qui était tout autant provocation, tentative de dire au Monde tout le contenu de votre souffrance, vos stations donc étaient une demande, une prière au gré de laquelle vous pensiez, peut-être vous racheter d’un acte, qu’avec le recul, vous jugiez, sinon coupable, tout au moins trop libre, audacieux, entaché d’une évidente indécence. Au vrai, je ne sais, Lou, si vous êtes Henriette, mais il me plaît de le penser et ceci pour de simples raisons égoïstes, il me faut fournir à mon angoisse native les ingrédients dont elle a besoin, de façon que, provisoirement apaisée, elle puisse me laisser en paix.

   Savez-vous, Lou-Henriette, le sentiment mêlé de joie tout autant que de remords, lequel consiste, tout comme je le fais ici, dans cette vaste « Salle des Colonnes », sous le regard sans doute amusé de Stefan, à vous créer de toutes pièces au gré de mon imaginaire et de vous « posséder » à votre insu. Car, dès cet instant, vous m’appartenez en propre et que votre présence future ne se solde que par une absence, n’altèrera nullement mon plaisir de vous savoir mienne jusqu’au jour où, m’étant abreuvé de vous jusqu’à la lie, vous cèderez la place à une Coreligionnaire tout aussi arbitraire, tout aussi fantasque, une simple résille de mots, quelques images, quelques répliques, quelques attitudes lascives ou bien sur leur quant-à-soi, il est si facile pour un esprit fertile de broder à l’infini, de détisser un jour ce que le jour précédent avait tissé. Je crois qu’il y a en moi cette nécessité interne de m’approprier des Êtres réels ou bien picturaux, ou bien de papier, de les porter sur la scène de mon désir, d’en attiser les braises aussi longtemps qu’une étincelle s’allume et brasille qui me définit tel le Vivant que je suis.

   Oui, Lou-Henriette, je vous ai sculptée telle cette forme de l’ambiguïté même lorsque, portée à son acmé, elle peut à tel instant être cette Élégante pleine de réserve et de tact, alors qu’à tel autre elle deviendra cette Intrigante, cette Passionnée que rien n’arrêtera, dont les soudaines décisions seront certainement irréversibles. Ainsi m’a-t-il plu de vous peindre, Figure innocente jetée sur la violence de la toile blanche, sans autre intention que d’appartenir à un Autre que vous ne connaissez pas, qui vous modèle selon ses caprices et les humeurs du jour.

   Voyez-vous, vous qui êtes l’Absente, vous qui êtes au loin, je ne vous ai jamais mieux connue qu’en cet instant même où, abandonnant le sofa vert et la littérature de ses feuilletons, je consens à regagner ma place derrière cette colonne qui me sert de refuge. Quel regard de quel Quidam portera sur moi le regard que j’ai porté sur vous ? N’est-ce pas étrange de se reconnaître tel l’aliéné de l’Autre, son obligé, celui qui, parfois, ne se possède même plus, tellement la Loi de l’Altérité est forte qui porte le fer là où elle veut le porter ? Je crois, du fond même de qui je suis, que nul ne s’appartient, que nous sommes toujours en partage, que jamais nous ne pourrons prétendre être une Totalité, seulement quelques fragments semés ici et là au cours de notre hasardeuse histoire. Une sorte de floculation, de pulvérulence que le premier vent dispersera sous la ligne de l’horizon. Combien il est exact d’affirmer que jamais l’Homme ne peut échapper à l’emprise de la Métaphysique, étant tout à la fois ici dans le visible, là dans l’invisible ; ici dans l’évidence, là dans le doute ; ici dans la clarté, là dans la densité de l’ombre.

   « Prête à jeter d'un seul coup dans l'abîme toutes les réserves d'une vie bien administrée », c’est avec cette phrase en tête que je viens de consommer mon dernier « Kleiner Brauner ». Oui, « jeter d’un seul coup dans l’abîme », c’est ceci que nous faisons à chaque instant de notre vie. Å mesure que nous avançons, nous nous effeuillons si bien que l’Hiver nous surprendra dépouillés tels les arbres qui frissonnent dans le frimas. Des Personnes sont entrées dans la Salle des Colonnes. Toutes avec leur charge d’existence, laquelle est toujours en partage, fussent-ils déterminés à en protéger le bien précieux. De Celles qui sont entrées, j’aurais pu prélever ici un copeau d’inclination de l’âme, là une sensation venant au paraître, encore plus loin la promesse d’un regard, l’assurance d’un sourire. Mais, sachez-le, Lou-Henriette, je suis fidèle et je ne pourrai loger en moi de Nouvelle Venue qu’à l’aune de votre départ. Or mon intuition me dit que vous hanterez les coursives de mon attention encore de longs mois. L’on n’est nullement pressés, n’est-ce-pas ?

   Je viens de sortir du 14 Herrengasse, je croise des touristes en goguette, je croise des badauds, je croise qui je ne suis et ne serai jamais, j’emprunte la Brandstätte, longe ses hauts bâtiments de pierre grise, ses vitrines illuminées, je remonte la Schulerstraße jette un œil rapide sur le luxe de ses magasins, de ses hôtels ; je traverse la Wien, rivière qui se jette dans le Canal du Danube, quelques feuilles jaunes flottent sur l’eau, pareilles à des âmes en peine, vous êtes toujours auprès de moi, Lou-Henriette et votre présence me rassure, je rejoins le quartier du Weissgerber et arrive au 34-38 Kegelgasse où je loge dans le très fameux Hundertwasserhaus, cet immeuble viennois infiniment baroque, hautement polychrome, un mixte osé d’Antonio Gaudi, du Facteur Cheval, de Simon Rodia, autrement dit une architecture tout ce qu’il y a de plus improbable, de construction utopique semée d’une végétation luxuriante, façade de verre bleu et touffes arborescentes de tous ordres. Peut-être faut-il, à mon âme fantasque, cette immense polyphonie afin de me « jeter d’un seul coup dans l’abîme » et vous y rejoindre, vous Lou-Henriette, Celle par qui je suis Moi plus loin que Moi, futur qui hante mon présent, me place au creux même de qui je suis. Au moins le temps d’un RÊVE !

 

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24 octobre 2022 1 24 /10 /octobre /2022 09:30

      Savez-vous, des choses parfois se montrent dont on ne connaît ni l’origine ni le motif de la venue. C’est, par exemple, la soudaine apparition d’une colline semée d’herbe à l’horizon, le cours d’une rivière tranquille, la majesté d’un haut iceberg, la profondeur bleue d’un énigmatique fjord. Alors on s’interroge. Cette colline, n’est-elle seulement une réminiscence, un souvenir d’enfance enfoui au plus profond du souvenir ? Cette rivière, n’est-elle celle qui a surgi au creux d’un rêve, dont on a suivi le cours, comme aimanté par sa fraîcheur, sa vérité ? Cet iceberg, ne l’avons-nous imaginé en lieu et place de ces hauts sommets de la pensée que nous rêvons d’atteindre, mais toujours ils se dérobent à l’horizon de nos désirs ? Ce fjord, n’est-il le symbole de territoires conquis, puis perdus, il n’en demeure qu’une vague échancrure dans la chair usée de la mémoire ? L’un des caractères du réel, dont on croit qu’il est stable, évident, massif, c’est bien son côté éphémère, sa réorganisation, à chaque seconde, en des milliers d’esquisses dont nous ne saisissons jamais que l’équivalent d’une lentille d’eau dans le vaste marais du Monde. Ceci, cette esquive des choses, possède un caractère ambigu : tantôt nous sommes ravis de la variété permanente qui visite nos yeux, tantôt nous regrettons la perte de ceci qui nous a visité et s’est aussitôt absenté. Nous sommes toujours entre deux fugues, toujours les médiateurs entre un jour, une nuit ; un bonheur, une peine ; un amour, un éloignement. N’en serait-il ainsi et alors nous ne serions nullement au monde, et alors nous serions en dehors de cette humanité qui est le lieu le plus sûr que nous puissions occuper.

      Depuis mon réveil, ce matin, une sorte de nage entre deux eaux, des fragments de nuit encore soudés au jour naissant, je n’ai eu de cesse de tourner tout autour d’une image, comme le vol de la phalène contre le verre de la lampe, et la fascination de cette image était si implantée dans ma chair qu’il ne m’aurait guère été possible de m’en affranchir qu’au risque d’une affliction, sinon de connaître le sombre dais d’un deuil. N’avez-vous jamais éprouvé cet étrange sentiment : quelque chose surgit dans la coursive de votre conscience, une simple idée, la silhouette d’un être inconnu, un objet convoité et nulle seconde ne s’écoulera que votre attention n’en fasse le tour, l’inventaire, jusqu’à l’épuisement complet de ses formes qui confinent à quelque mystère ? C’est un don qui vous est fait, dont le subit retrait vous plongerait dans le plus vif des embarras. Mais voici la matière de mon trouble, la raison de mon égarement.

   Je lisais, dans le calme de ma bibliothèque. La lumière était douce, un duvet à peine posé sur les choses. Nul bruit, les Causses dormaient encore dans leur tunique de mousses et de lichen. Parfois, seulement, le glissement du vent dans la tête des chênes, la chute d’un gland au sol puis plus rien qu’une vaste zone de silence dont j’occupais le centre dans la plus grande des quiétudes qui se pût imaginer. J’avais pris un livre au hasard sur les rayons de ma bibliothèque, m’étais plongé dans la touffeur des signes sans m’enquérir plus avant, ni de l’Auteur, ni du titre du livre. C’était une manière de jeu habituel. Il consistait, telle une charade, à retrouver le « tout » de l’œuvre, à en déterminer la situation parmi la dense constellation de la littérature. J’avais fort à faire mais c’était bien la difficulté qui stimulait mon esprit et me rendait infiniment disponible à une tâche que bien d’autres eussent estimée fastidieuse. L’on n’est jamais maître de ses affinités et c’est mieux ainsi, décidant à notre place elles nous dispensent du souci de chercher ces inclinations au gré desquelles nous sommes au Monde avec le bonheur qui est le nôtre, seulement le nôtre.

  

Le fragment qui était sous mes yeux :

  

   « Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente ; j'inventais des prétextes pour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où je m’étais trouvé avec elle ; j'arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir. »

 

   Bien évidemment, le ton on ne peut plus romantique, la mélancolie qui flottait sur cette scène, l’accent tragique qui en traversait les événements m’orientaient vers un Auteur classique, sans doute sous la lumière du XIX° siècle mais, dans l’instant, mes hypothèses demeuraient floues et rien ne surgissait dans ma conscience que cette image persistante qui, la journée durant, ne manquerait de faire mon siège sans qu’il ne me fût aucunement possible de l’en déloger.  Au vrai, je crois que je me complaisais dans cette situation qui ne manquait nullement d’attrait. Toujours j’avais été attiré par ces fictions étranges dont la nébulosité, l’indécision, autorisaient toutes les fantaisies qui se pussent imaginer. Un air de liberté émanait de telles rencontres dont il devenait urgent que quelque chose s’accomplît de l’ordre d’une découverte. Ce que je ne pouvais savoir, la raison pour laquelle telle image plutôt que telle autre s’était imposée à moi sous la forme dont, maintenant, je vais décrire la réalité. Souvent les décisions de l’imaginaire sont surprenantes, ce en quoi, du reste, il nous rencontre, cet imaginaire, sous le sceau de la fascination.

   Je ne savais s’il y avait adéquation entre la représentation visuelle et le texte, si la « faiblesse » de l’Héroïne, la « fixité » de ses yeux à mon encontre, son « émotion violente » supposée, si tout ceci donc pouvait se lire d’une manière aussi évidente dans le tableau qui se dessinait à l’arrière de mon front. Je crois même que ce dernier était l’envers exact de ce que l’Auteur mettait en scène. Peut-être un secret espoir, en moi, d’une façon quasi-magique, d’inverser la situation, de réparer ce qui s’y inscrivait en tant que drame. En cette heure naissante j’avais plus besoin d’apaisement que d’entailles creusées au sein même de mon derme. Il est parfois des retournements de choses qui sont salutaires. Vous-La-Fictive, voici à quelle métamorphose mon attente inquiète vous a livrée. C’est à grand peine si vous vous détachez d’une ombre serrée, dense, un condensé de nuit, si vous voulez. C’est ainsi, le Mystère a décidé malgré vous de vous situer dans cette zone d’ombre qui ne vous annule point, non, bien au contraire, cette ténèbre impénétrable vous rend désirable plus que désirable. Tel l’explorateur au sein de l’ombre de la forêt pluviale, me voici condamné à la tâche la plus heureuse, vous délivrer de cette inconnaissance, vous porter à la lumière de ce qui est, elle vous révélera tel cet être rare dont tous, nous attendions la venue. Å défaut de vous apercevoir aussi clairement que dans les lignes du livre, à défaut de pouvoir tracer de vous un clair portrait, il ne me reste qu’à tâcher de vous deviner au sein de cette nuit dont vous vous distinguez à peine.

    Tout, autour de vous, est plongé dans une couleur qui n’en est une, cet anthracite qui, sans doute, doit vous reconduire dans le tissu d’un passé devenu illisible. La multiple ramure de votre chevelure s’écoule vers le bas, faisant à peine effraction de ce fond indistinct, de cette parole réduite au pur mutisme. Votre visage ne me sera nullement livré, il se dissimule derrière elle, la chevelure, comme par pudeur, peut-être dans la crainte d’être livré à la morsure du jour. Alors votre épaule, cette colline sur laquelle glisse une sublime clarté, combien elle prend sens, combien elle vous livre à moi, bien mieux que ne l’aurait pu faire votre visage. En cette montée soudaine à la vision, tout se dit de vous dans le contraste, si bien que l’on pourrait croire à un genre d’impudeur, de provocation, d’ouverture à l’Autre sans retenue. Voyez-vous combien je m’enflamme à la seule idée d’un signal que votre peau aurait lancé dans l’espace à qui voudrait bien s’en saisir. Aussi comprendrez-vous avec facilité mon lyrisme épidermique, il est effusion en qui-vous-êtes, ce prodige d’une présence qui, il y a peu, était encore dans les limbes. Mais il ne sera pas dit que votre corps se résumera à cette ellipse de clarté.

   Votre main gauche est pur poème lumineux, féminine parution, éclosion du mystère à la naissance du jour. Votre main, son application à se donner à la vue, vous trahit à la hauteur de son évidence. Chacun de vos doigts est exactitude, certitude de bonheur. Votre main, sculptée par les rayons de ce qui maintenant a lieu, se dit dans une manière de douce assurance. Votre main a une teinte d’Ivoire qui se détache calmement sur le bleu assourdi de votre vêture. Une alliance d’or à votre annulaire. Elle vous ravit à qui-je-suis et vous remet à Celui avec qui vous avez décidé de tracer votre Destin. Mais ceci ne me rend nullement triste, votre doux ébruitement de fontaine suffit à me combler. Et, ici, je ne sais pourquoi, surgit une phrase de l’énigmatique texte : « mais elle fixait sur moi ses yeux en silence », oui, j’aime à croire qu’au rebours de votre dissimulation, un regard m’est destiné qui m’encourage à poursuivre votre inventaire. Peut-être n’êtes-vous destinée qu’à être approchée, effleurée, comme on le fait au contact du verre en cristal, il tinte à seulement être observé.

  De Vous, je n’en pourrai dire plus, sauf au motif de quelque invention qui vous ôterait toute vérité. Alors que je me livrais au décryptage de votre image, les phrases du texte brodaient dans ma tête mille questions auxquelles je ne trouvais nulle réponse. Puis, par le plus grand des hasards, alors que votre main surgissait de la nuit, que mes yeux y adhéraient, ne s’en pouvant détacher, il y a eu comme un éclair et ma mémoire a retrouvé le lieu de son inquiétude. Soudain les mots sont devenus parlants. D’innommée que vous étiez, voici qu’un prénom vous faisait sortir de l’anonymat : Ellénore, voici telle que vous m’apparaissiez, soudain dévoilée, soudain présente dans le beau livre de Benjamin Constant, « Adolphe » dont, souvent, avant de me coucher, j’avais lu de larges extraits, une façon de me préparer aux songes nocturnes. Alors, Ellénore-de-papier, que me reste-t-il d’autre à faire que de vous adresser cette supplique muette :

« Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque,

rappelons les heures du bonheur et de l'amour. »

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21 octobre 2022 5 21 /10 /octobre /2022 07:30
D’où veniez-vous ?

Esquisse

Barbara Kroll

 

***

 

   « D’où veniez-vous ? », telle était la première question que je me posais à votre sujet. Ce n’est nullement le « veniez » qui me questionnait, autrement dit le temps même du passé dont vous surgissiez. Car peu m’importait le passé, c’était le présent plein et entier, le présent de votre présence qui rougeoyait, telle une braise, tout au bout de ma curiosité. Ce qui occupait le centre de mon souci : le « où », lequel pointait en direction d’un lieu mystérieux de l’espace, comme si ce lieu vous avait enfantée en quelque sorte, vous installant dans l’exister avec la force de coordonnées positionnelles dont, jamais, vous ne deviez vous affranchir. Car savez-vous combien le site qui nous accueille en son sein est déterminant ? Tout autant que l’est le moment qui nous a portés à la lisière du Monde. Toujours l’on fait de la temporalité ce qui, vis-à-vis de notre situation sur Terre, occupe une place prééminente. C’est, vous l’avouerez, faire bien peu de cas de la valeur d’enracinement qui est la nôtre, qui nous attache à tel village, telle source, tel pli de la montagne, tel versant lumineux d’un adret dont, en quelque sorte, nous sommes la simple émanation. Vous, la Venue-de-nulle-part, vous l’Étrangère sans feu ni lieu, c’est un entier mystère qui vous porte devant moi pour la simple raison que vous vous confondez avec la fuite, avec le trajet capricieux du Nomade, avec la passée rapide dans le ciel d’un peuple d’oiseaux dont, bientôt, il ne demeure plus que le vide d’une trace que l’air reprend en son sein. Et c’est toujours le creusement d’une nostalgie qui s’ensuit, l’abîme sans fond d’une perte.

   Combien de fois dans ma vie, ici ou là, du Septentrion aux rivages semés de chaleur des Pays du Sud, ai-je joué à emboîter le pas d’Inconnues, non pour de sombres motivations, pour le seul plaisir de découvrir leur milieu de vie, tel quartier constitué de venelles complexes, tel horizon ouvert sur le vaste Océan, tel bout de lande seulement habité de vent. Parfois m’arrivait-il de perdre leur trace avant que le but n’ait été atteint et le sentiment qui était attaché à cette disparition se pouvait comparer en tous points à la stupeur de l’enfant devant la perte de son jouet. Parfois, le soir, dans la solitude de ma chambre d’hôtel, m’arrivait-il de suivre du bout d’un crayon le jeu complexe des lignes du plan d’une ville, d’y lire des noms mystérieux, Ny Kongensgade ; HC Andersens Blvd ; Rysensteensgade ; C. Molinos ; C. Ecce-Homo ; C. Santiago.

   En réalité, je dressais à la hauteur de mon imaginaire, les tréteaux sur lesquels vous pouviez devenir une Actrice privilégiée, une manière de Compagne me guidant parmi le dédale touffu de la vie. Je devenais alors le Metteur en Scène d’une pièce où je distribuais les rôles à ma guise, donnant ici la réplique à une Tragédienne, là à une Mondaine, plus loin à une Courtisane. L’opérateur de toute cette aimable fantasmagorie était donc ceci qui figurait devant moi : le ciel poudré de nuages était la toile de fond ; les encoignures des rues, les coulisses ; les façades usées des maisons, le rideau de scène. Å mon naturel fantasque, il fallait ce décor de carton-pâte dont une Inconnue, autrement dit la figure du Hasard, était l’Instigatrice, celle qui, de son brigadier, frappait les trois coups d’un spectacle à moi seul dévolu. Oui, je reconnais volontiers qu’il ne s’agit là que d’un caprice d’enfant mais, Vous, la Lointaine, connaissez-vous des Adultes déjà sortis de l’enfance ? Pour ma part je n’en connais guère et ceux qui s’en défendent le plus sont dans le plus grand danger de s’y précipiter corps et âme.

   Telle que je vous aperçois à l’instant, forme en voie de devenir, voici de quelle manière je vous imagine. Vous êtes à Paris, au cœur battant de la ville. La tache verte derrière vous, c’est le Square du Vert-Galant avec la frondaison de ses marronniers, les touffes de ses noyers noirs, le feu de ses érables. Juste devant vous, c’est le Pont-Neuf avec ses arches de pierre régulières, ses piles denses, les visages grimaçants de ses mascarons. Au fond, dans une sorte de nuée indistincte, les travées du gothique flamboyant de Saint-Germain l'Auxerrois. Puis, vers le bas, les pierres grises du Quai de Conti et les hautes colonnes de La Monnaie de Paris. Décrire ainsi n'a de sens qu’à vous donner un cadre, vous affecter d’un gradient de réalité que votre Esquisse effleure sans s’y engager vraiment. Cette mise en perspective avec votre environnement proche  possède l’immense avantage de vous fixer en quelque endroit dont vous ne pourrez vous éclipser facilement. Alors, que dire de vous maintenant, si ce n’est procéder à une rapide évocation ?

       Votre chevelure est identique à une coulée de paille sur le versant de quelque été lumineux. Votre visage est à peine tracé, une ébauche de plâtre sous le couteau hésitant d’un Sculpteur, vos yeux, votre bouche s’y devinent à peine. Votre corps est long, mince, issu d’un bloc d’albâtre. Une harmonie blanc sur blanc, autrement dit l’élégance de quelque chose de virginal. Un bustier noir vêt le haut de votre corps, qu’une attache retient à la hauteur de votre taille. Votre jupe est aussi courte qu’ample, elle laisse paraître la forme parfaite de vos jambes. Vos bras épousent la forme fluide de votre anatomie. Vous regardez face à vous, autrement dit je ne peux que m’inscrire, en tant que Spectateur, dans le champ de votre vision. Bien évidemment, depuis la mutité de la peinture dont vous êtes façonnée, vous ne manifesterez rien. Toute manifestation ne viendra que de mon côté, moi le Metteur-en-Scène, moi le Tireur de ficelles qui vous mettrai à la disposition de ma fantaisie imaginative.

   Je vous aurais volontiers envisagée sous les traits d’une Esméralda, mais vous n’avez nullement l’effronterie de la Gitane telle que nous l’a présentée Victor Hugo. Pas plus que je ne pourrais vous loger dans la peau des Héroïnes d’Eugène Sue dans « Les Mystères de Paris », dans celle de Fleur-de-Marie, jeune prostituée candide ; pas plus que dans celle de La Louve, cette ravageuse ; encore moins dans la belliqueuse Calebasse habile à manier la hache ; quant à Cécily sa beauté n’a d’égale que son infernale créature. A la rigueur, la silhouette de Rigolette, cette gentille grisette franche et généreuse, maniant l’humour, eût pu convenir à celle-que-vous-êtes, du moins telle que vous m’apparaissez dans votre posture si directe, si authentique. Mais voyez-vous, le risque de l’imaginaire, qui cependant constitue sa pure beauté, c’est de tout agrandir à la taille de l’univers. Tout y devient vite disproportionné. Le Temps s’y dilate jusqu’aux rives de l’Éternité, l’Espace s’y agrandit qui tutoie l’infini du Cosmos. Alors, comment vous situer dans cette dimension extra spatiotemporelle, si ce n’est à la hauteur de quelque délire qui vous détruirait, bien plutôt que de vous porter à une plausible existence ? Le danger de la représentation est, soit de se situer à l’étiage du sens, soit dans les hautes eaux d’une crue fort difficile à endiguer. Tout est toujours question de juste mesure.

    Faute, pour moi, de vous inscrire dans le destin d’une Héroïne, je me conterai (mais ceci, loin d’être simplement restrictif, présente bien plutôt le visage du gain), de vous placer au lieu même de qui-vous-êtes, cet Être inaliénable qui vit de l’eau de sa propre source. Celle-ci est, par essence, votre bien le plus propre dont nul, jamais, ne connaîtra le secret. Dire ceci est tout simplement affirmer, tout à la fois, le précieux de toute Altérité, mais aussi le mystère qui l’entoure d’une aura qui la protège et signe son imprescriptible Destin. Car, jamais, vous ne serez ni d’ici, ni d’ailleurs, vous ne serez, au centre même de votre essence, qu’en Vous, rien qu’en Vous.

  

 

 

 

  

 

 

 

 

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26 septembre 2022 1 26 /09 /septembre /2022 10:21
De Vous, sinon Rien ?

« Sans titre »

Barbara Kroll

Source : SINGULART

 

***

 

Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?

 

   Le temps est à la brume ce matin. Les automobiles glissent sur la route avec un bruit de feutre. Parfois, venu du lacis des branches, un faible pépiement et tout retourne au silence. Il n’y aurait guère que le vol des oiseaux pour rayer le ciel, l’égayer, mais ils sont encore au nid, logés dans leurs boules de plumes. M’éveillant ce matin de bonne heure, me rasant devant le miroir, l’esprit encore envahi de la nébulosité du songe, c’est votre image qui s’est levée du tain d’argent sans que ma volonté puisse, en quoi que ce soit, en différer la venue, l’atténuer. Vous, la Chorégraphe (c’est ainsi que vous m’apparaissez dans le premier empan de mon regard), avez surgi d’un Rien qui confine au Néant et j’aurais presque maudit mon imaginaire de vous donner telle une fuyante esquisse dont je supputais qu’elle pouvait se retirer sitôt qu’entrevue. Mais, voyez-vous, c’est une manière de grâce qui m’a été allouée, qui tient à votre étrange persistance. Continûment, votre effigie clignotait entre deux attouchements de blaireau, entre deux vagues de mousse posées sur ma peau. Certes je n’aurais su m’en plaindre. Est-on contrarié d’admirer un beau paysage, de contempler une œuvre d’art dans la pièce claire d’un Musée ?

   Maintenant, me voici livré à une tâche qui ne manquera de vous étonner, puisque je vais vous décrire et vous désigner telle la Destinataire de mes mots. Ainsi ce sera à votre tour de vous découvrir dans le miroir que je vous tends. Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? Ne soyez nullement étonnée de la complainte qui fait son bruit de source et coule à la manière d’une eau claire de Vous à moi, un genre de fil d’Ariane, si vous voulez. Ou de fil de la Vierge. D’Ariane ou bien de Vierge, c’est sa ténuité que vous retiendrez, sa fragilité, ceci en fait tout son prix. La minceur est toujours affectée du privilège de la beauté. Sans doute en avez-vous déjà éprouvé la touche de talc en l’intime de votre corps ? Il y a des choses illisibles, indicibles, cela frôle les yeux, cela poudre la chair, cela fait son doux bruit de flûte tout contre le pli de l’âme et l’on ne ressort de tout ceci qu’avec une manière de vertige qui dure longtemps, nous égare parfois, nous porte à la limite de notre être.

   Chorégraphe vous êtes en votre essence la plus accomplie. Vous n’êtes qu’une forme fragmentaire, ce dont je ne saurais me plaindre. Ce qui m’est ôté, je le reconstruirai à la force de mon invention. Sans doute ne serez-vous, au sein de ma fiction, qu’une sorte de revers de-qui-vous-êtes. Mais si, à l’évidence, nous manifestons un endroit, en toute logique notre envers doit bien pouvoir être rejoint en quelque lieu.

Dans celui de l’imaginaire ?

Dans celui d’une fable ?

Dans la conque d’une douce volupté ?

Ou bien au centre igné d’un irrépressible désir ?

   Nous sommes des êtres si complexes que le portrait que nous pouvons tracer de nous n’est jamais qu’une suite d’intervalles, de pointillés, de rythmes qui paraissent pour s’évanouir bientôt.

   La salle dans laquelle vous faites le geste de la danse est silencieuse, claire. A votre expression il faut cet écrin où rien ne bouge, où vous êtes la seule à pouvoir proférer du sein même de votre corps. Cependant vous n’êtes nullement une Ballerine professionnelle, votre vêture en témoigne qui est de ville, non de scène. Si bien que je pourrais me poser la question de cette esquisse, le motif qui vous porte à la danse :

 

Joie éphémère ou bien durable ?

Quelque fête à souhaiter ?

Une soudaine félicité dont vous ne

Connaissez le lieu de sa venue ?

  

Lorsque le plaisir rosit vos joues, quelle est la figure qui signe le mieux votre climatique interne :

La rapidité d’un entrechat ?

La souplesse d’un fondu ?

La légèreté d’un glissé ?

  

   Vous apercevez-vous au moins que je vous ménage, que je déplie votre corolle avec le plus grand soin, que je ne saurais brusquer la délicatesse de votre apparition. Vous êtes identique à un mot posé sur une feuille : tel convient dont tel autre détruirait l’éphémère équilibre.

   Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ? J’ai quitté le miroir de ma salle de toilette. J’ai pris un petit déjeuner frugal. Je marche sur le chemin blanc du Causse avec votre Silhouette qui m’escorte. Toujours je vous vois. Je vous vois de dos, la masse gris-bleue de vos cheveux est pareille à la fuite du nuage dans le ciel. Vos bras sont levés en arceaux, ils dessinent la forme régulière d’une jarre antique. Votre corps est doucement incliné vers la droite, il me fait penser au flottement d’une algue dans une eau alanguie. « Luxe, calme et volupté », si vous préférez. Je crois que ces trois mots vous définissent bien mieux que ne le ferait une longue histoire. C’est étonnant, la force de radiation du langage lorsque le lexique juste est trouvé, lorsque la pure vérité exsude de son irremplaçable présence. Certes, « luxe » pourrait faire signe en direction de « luxure » mais il y a, ici, une telle sagesse, une telle exactitude du mouvement que rien de fâcheux ne pourrait s’y imprimer. « Calme » énonce lui-même l’atmosphère de repos, de sérénité. Quant à « volupté », ce mot chargé de sensualité charnelle, il n’est synonyme que d’une plénitude qui vous visite avec la même pudeur que met l’Argus à butiner les pétales de soie de la fleur.

   Votre robe, elle suit les belles lignes de votre corps, votre robe est une eau semée de feuilles que, peut-être, un saule pleureur a laissé chuter du haut de ses frêles ramures. C’est à peine si le motif y paraît dans la qualité de la lumière, elle me fait penser aux glaces du Grand Nord, aux flancs d’une banquise flottant à mi-eau. Les lames du parquet qui accueillent vos pieds (je les suppose nus), est d’une belle couleur jaune avec des touches de vert, juste un effleurement, une à peine insistance. Et le plus troublant, je crois, cette silhouette fugitive, en partance pour quelque contrée mystérieuse, Un gris Souris se diluant dans le ciel du miroir, comme si votre image reflétée était la simple et insoutenable allégorie d’une disparition. Je dois vous avouer que cette parution à la limite d’un spectre a longuement hanté ma conscience. J’en éprouvais l’inconsistance existentielle, j’en apercevais le tissage éthéré, comme si votre figure me parvenait depuis les rives étranges de quelque outre-monde, de quelque pays utopique qui m’ôteraient tout espoir de pouvoir vous rejoindre un jour, fût-il lointain, fût-il hypothétique. Vous savez, Chorégraphe, combien l’espoir est une force vive qui sert à progresser dans la vie, à tracer le sillon de son chemin.

   Le chemin du reste, le voici parcouru pour la millième fois, conduit à la frontière d’une possible usure. Tout le long vous y avez été présente : l’air que je respirais, l’eau qui mouillait mes yeux, les mots qui hantaient mon esprit. Un soleil pâle commence à trouer la brume. Quelques corneilles criaillent autours des touffes épineuses des genévriers. Dans quelques minutes je serai assis à ma table de travail, devant la neige de mes feuilles. Elles attendront ces petits signes noirs que j’y dépose le jour durant. Sans doute serez-vous l’un d’entre eux, disséminé au gré des pages. Sans doute y danserez-vous un ballet dont il me reviendra de traduire le sens.  

 

Que connaitrais-je de vous, sinon Rien ?

 

Juste une suite de phrases

Dans le blanc des pages.

Dans le blanc.

 

 

 

  

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16 août 2020 7 16 /08 /août /2020 09:11

Savez-vous, parfois, lorsqu’on écrit, on est envahi d’un sentiment de solitude que double celui, ô combien inquiétant, de dépossession. Je m’ouvrais à un Ami de cette brusque inclination de l’âme en direction de quelque mélancolie, quand il me conseilla ceci :

   « Allez donc publier vos textes sur ‘Oceano nox’, plus jamais vous ne naviguerez seul, plus jamais ! »

   Je dois dire que le ton sur lequel il prononça cette phrase, loin de me réconforter, m’interrogea sur le sens profond que ces mots revêtaient dans sa bouche. Conseil amical sans arrière-pensée ? Ultime recommandation avant que la représentation ne se termine ? Ou bien alors, humour noir, ironie sous-jacente à ces propos qui paraissaient de laine mais n’étaient peut-être que des bogues d’oursin que revêtait quelque mousse qui en dissimulait les pointes venimeuses ? Je dois dire que la nuit qui suivit me vit totalement éveillé, moulinant en ma tête mille idées plus confuses les unes que les autres. Cependant, ne pouvant douter de la sincérité de mon Ami, je me mis en quête de ce mystérieux continent qui m’apparaissait au travers de brumes, lesquelles, peut-être, ne voilaient qu’une lointaine félicité. A la manière d’un tableau de Turner, diffusion du regard qu’appelle, en son fond, un geste solaire plein de compassion. 

   Jamais je n’avais sombré en une quelconque naïveté et je me doutais que cet ‘Oceano nox’ plein de promesses ne pouvait que recouvrir quelque chausse-trappe dont il convenait que je me méfie. Je décidai donc d’y aller par de légères touches, lâchant ici quelques mots, là des bribes de phrases, là encore un extrait de texte, un peu à la façon d’un pêcheur à la ligne qui jette progressivement ses appâts de manière à attirer vers son hameçon les parures d’argent dont il fait les dentelles habituelles de son imaginaire, les moirures de son désir. Donc, au début, circonspect, dissimulé dans mon ombre, j’attendais qu’un signal s’éclairât, qu’une lumière clignotât dans la nuit, qu’une gerbe d’étincelles se manifestât, dont j’aurais tiré la plus excellente joie. Mais rien ne se produisit que de terne, d’opaque, de clos en son être même, si bien  que je faillis renoncer à connaître quoi que ce soit plus avant.

   Mais, aussi impatient qu’un gamin devant les friselis de son cadeau de Noël, j’essayai de tromper mon impatience, augmentant insensiblement la taille de mes articles, les modulant selon des biais différents. Ainsi se succédèrent poésies versifiées ou non, essais innovants ou bien classiques, confidences dignes de figurer dans un journal intime, confessions à la Rousseau, idylles romantiques, feux de Bengale de la passion, touches hardiment érotiques, métaphores symbolistes, écrits impressionnistes, expressionnistes, rhétorique moderne et post-moderne. La taille de mes textes n’avait d’égale que mon impatience d’être lu ! Cependant rien n’y faisait. Nul lecteur ne s’accrochait à l’hameçon. Nul commentaire ne venait gratifier mon laborieux travail. Au pire j’aurais préféré des insultes, des remises en question, des critiques acerbes plutôt que ce lourd silence derrière lequel je pouvais mettre les pires intentions, ou bien plus dommageable encore, nulle intention, ce qui était la condition la plus détestable pour un Auteur qui, s’il ne fréquentait nullement les bancs de l’Académie, eût souhaité quelque considération, fussent-elles des plus minces.

   En mon for intérieur, je me disais :

   « Sans doute suis-je lu et apprécié à ma juste valeur mais mes discrets lecteurs ne veulent nullement me distraire de ma tâche d’écriture, impatients qu’ils sont de lire encore et encore les petits bijoux dont je taille, jour après jour les facettes, afin de mieux les combler ! »

   Certes, ma pensée faisait dans le contentement de soi, dans l’egolatrie, mais avais-je d’autre échappatoire que de procéder à un genre d’auto-satisfaction, estimant selon le proverbe que « l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même » ? J’essayais de me persuader, méthode Coué aidant, de la valeur intrinsèque de mes écrits mais je finissais par douter de mes talents et j’aurais volontiers remisé mon porte-plume au râtelier si un hasard fortuit ne m’avait fait rencontrer une sorte de compagnon en écriture, aussi démuni que moi, aussi grandement piqué au vif de n’être point reconnu.

   Heureusement, à force d’opiniâtreté et de détermination de caractère, j’avais poursuivi ma navigation contre vents et marées et la récompense brillait tout au bout de ma vue, genre d’écueil qui avait eu raison des multiples naufrages qui avaient menacé mon fragile esquif. Je n’avais qu’un seul lecteur mais dont la sagacité me faisait le plus grand bien. Il comprenait chacun de mes mots presque avant de les avoir lus et ses commentaires étaient exactement ceux que j’attendais d’un homme bienveillant versé dans l’entente des Lettres, ravi de découvrir enfin quelqu’un qui le comblât jusqu’au plus minuscule et secret de ses vœux. Je vivais un rêve éveillé. Je marchais sur des nuages d’écume, en tutoyant seulement la robe de soie. J’écrivais avec fébrilité, jamais les phrases n’avaient surgi avec autant de spontanéité, m’apportant toute la complétude dont j’espérais, depuis de longues années, qu’elle me surprendrait un jour, avant que ma mort n’en clôture la belle possibilité.

   Je crois que j’avais enfin compris le fonctionnement de ce continent mystérieux qui se nommait ‘Oceano nox’. En réalité, autant que j’avais pu en discerner les strates, l’écriture se déployait selon trois modes distincts qui correspondaient à la profondeur de la pêche pratiquée par les divers et nombreux impétrants.

   Le premier niveau était celui d’une pêche de surface. On jetait quelques appâts, on appelait quelques mots simples, des mots de tous les jours comme ‘pain’, ‘musique’, ‘gentiment’, des expressions telles ‘à la bonne heure’, ‘que le ciel nous bénisse’ et d’autres encore du registre du quotidien. On était habillé avec des T-shirts et des Jeans, on portait une paire de tennis aux pieds. On prenait du menu poisson, de simples vairons, de modestes ablettes, quelques goujons dont on faisait son ordinaire.

   Le second niveau se pratiquait en eaux plus profondes, environ à mi-distance de la surface et du fond. Le lexique était plus précis, plus exigeant que dans le précédent niveau. Par exemple les mots ‘pugnacité’, ‘abjection’, somptueux’, ‘équidistant’, ‘symphonique’. Ici, les mots avaient revêtu leurs habits du dimanche, ils portaient costume et cravate. On pêchait des tanches, des carpes dodues, parfois des brochets, sans aller, cependant, jusqu’à la taille impressionnante du silure.

   Le troisième niveau était celui qui correspondait aux abysses, aux gorges d’ombre, aux failles impénétrables habitées de nuit. Le vocabulaire se voulait plus recherché, plus exigeant, frôlant parfois la sophistication. On y trouvait pêle-mêle ‘iridescent’, ‘agnostique’, ‘ontologique’, ‘évanescence’, ‘immanence’, enfin un langage des jours de fête et des célébrations. C’était le frac et la queue-de-pie, les souliers vernis et le nœud papillon. Les poissons ?  Les plus gros, ceux aux yeux globuleux, aux mâchoires d’acier, aux nageoires de verre, les Chauliodes de Sloane, les haches d’argent diaphanes, les poissons-fouets, les grandgousiers-pélicans, enfin tout sauf du menu fretin. Si le Lecteur, la Lectrice m’ont bien suivi, ils auront compris que c’est ce troisième niveau que j’avais élu comme Sésame pour me donner accès au cœur des amateurs d’écriture.

   Je dois dire, au début de ma pêche océane, j’étais un peu déconcerté par toute cette faune halieutique qui croisait en maints endroits. Ce n’étaient qu’emmêlement de queues et de nageoires, éclats d’argent des écailles, bondissement à la surface de l’eau d’un peuple joyeux dont j’avais un peu de mal à cerner la nature. Toutefois, ce qui était visible du premier coup d’œil, c’est que les pêcheurs étaient en Jeans, quelques rares en costume et aucun portant une queue-de-pie. Les prises, donc, étaient toute de modestie et, comme il a été dit plus haut, vairons et goujons, au milieu desquels se débattaient quelques carpes. Nul grandgousier-pélican, ils devaient dormir quelque part dans un pli des abysses.

   Arrivant sur ‘Oceano nox, comme ‘un cheveu sur la soupe’, explorateur d’un domaine qui m’était totalement inconnu, je n’avais guère pris le temps de considérer les pêcheurs sur le rivage, pas plus que le contenu de leurs bourriches. Ne souhaitant nullement m’embarrasser de considérations préliminaires, je décidai sur-le-champ de pratiquer la pêche des monstres des grands fonds. A cet effet, j’avais sorti tout l’arsenal qui m’était habituel, à savoir une langue qui faisait dans l’essentiel ; par exemple ‘synchronie’, ‘cosmologique’, ‘aporétique’, ‘magnificence’, ‘métamorphique’. Je ne me rendais même pas compte que je me livrais à des excès, que peut-être j’en serais sanctionné, que la Communauté des Océaniens me condamnerait à demeurer jusqu’à mon dernier souffle dans ces fosses abyssales dont j’affectionnais les profonds mystères.

   ‘Oceano nox’, sur le plan technique, était parfait. Située en haut de la page, une cloche de navire identique à celle du ‘Trois mâts carré du Duchesse Anne’ signalait, grâce à la présence d’un chiffre discret, le nombre de prises que chaque pêcheur avait effectuées. Ainsi savait-on la nature et le nombre de poissons qui avaient mordu à l’hameçon. Je dois dire que mon inventaire fut des plus discrets, autant avouer que je revenais bredouille de mes expéditions en mer. Je ne vivais que dans l’espoir de faire de grosses prises. Les abysses me fascinaient mais elles ne me récompensaient de ma peine que d’une façon avaricieuse. Les jours passaient. Quelques touches légères faisaient osciller le bouchon de liège. J’avais beau ferrer d’un coup de poignet vigoureux, la plupart du temps, je ne remontais qu’un hameçon brillant avec son ver de terre qui se tortillait pathétiquement. Cependant, de nature pugnace, je ne me laissai nullement décourager. Je pensais « un de ces jours ça va mordre, je le sens », et je préparais à cet effet la plus large des épuisettes que je possédais.

   Enfin, voici qu’un jour béni entre tous, la cloche du ‘Duchesse Anne’, se signale avec un petit numéro 1, qui pour être modeste, faisait en moi ses belles et douces vagues d’écume. C’est avec un brin de joie mêlé d’appréhension que j’ouvris la missive. Le commentaire suivant était inscrit, que je lus d’un trait, tout comme un naufragé saisit une poutre qui flotte afin que sa vie demeure au-dessus de la ligne de flottaison :

   « Cher Monsieur. Depuis de nombreux jours, déjà, je suis avec le plus grand intérêt les textes que vous publiez. Eh bien, je dois dire qu’ils m’enchantent au plus haut point et ce, d’autant plus, qu’il me semble reconnaître mes propres idées, percevoir mes sentiments, décrypter mes goûts dans tout ce que vous écrivez. C’est une manière de livre ouvert dont j’aurais bien voulu écrire quelques pages. Votre prose est celle dont je rêve depuis au moins une éternité. Votre poésie me ravit au plus haut point et, bien évidemment, j’aurais vivement souhaité pouvoir apposer mon paraphe au bas de vos odes, épigrammes et autres sonnets. Quant à vos essais sur divers sujets, l’on m’aurait questionné les concernant, je les aurais approuvés tant ma compréhension du monde se calque sur la vôtre. Croyez bien que, dorénavant, je suivrai chaque jour chacun de vos mots, lirai chacune de vos phrases, méditerai la moindre de vos réflexions. Je cherchais une âme sœur en matière de littérature. Voici mon vœu comblé au centuple. Recevez, Monsieur, mes plus vifs remerciements. Jacques Angelgan. »

   Je dois dire que je suis resté un long moment médusé, incapable de faire quoi que ce soit d’autre que de lire et relire ces mots dont j’espérais qu’un jour quelqu’un les eût profèrerés. Vous savez bien, chers Lecteurs, chères Lectrices, combien l’auteur modeste que je suis attache d’importance à ces belles réceptions lorsqu’elles se produisent. Vous êtes une partie non négligeable de mon inspiration et je n’aurai jamais assez de ressources pour combler votre souhait d’avancer dans mes œuvres. Elles ne sont que par vous. Je ne suis que par elles. C’est la plus exacte déclaration d’amour que je puisse vous faire. Soyez satisfaits d’exister tels, telles que vous êtes.

   Du peu de retours dont mes textes avaient fait l’objet (certes un passionné, mais un seul !), je déduisais que tous les pêcheurs à la ligne qui tentaient leur chance étaient des gens sans doute valeureux dont le destin, cependant, avait décidé qu’ils resteraient toujours tapis dans l’ombre, ne faisant qu’attendre qu’une lumière s’allumât afin de les délivrer d’un sort que, sans doute, ils estimaient bien cruel. Pensant au vaste Océan, à sa majesté, à la puissance de ses flots illimités, toujours renouvelés, je méditais de tristes idées, un genre de rumination sans fin. Je n’apercevais guère à l’horizon de l’eau qu’un funeste ‘Radeau de la Méduse’ sur lequel nous paraissions tous embarqués au péril de nos vies. Nous n’étions, Auteurs en herbe, Écrivaillons valeureux que des sortes d’épouvantails qu’agitait le vent du Nord. Bientôt, de nous, de nos œuvres, il ne demeurerait que quelques haillons flottant à la manière de drapeaux de prières lacérés en plein ciel, dont plus aucune divinité ne daignerait s’occuper.

   Le poème de Victor Hugo hantait lui aussi le territoire dévasté de mes certitudes. N’étions-nous ces héroïques Marins, vous, moi, candidats Écrivains, partis conquérir les vastes mers sans espoir de retour ? Les vers faisaient leur ‘bruit et leur fureur’ dans le pavillon de mes oreilles, on aurait dit la survenue proche du Chaos :

 

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

Dans ce morne horizon se sont évanouis !

Combien ont disparu, dure et triste fortune !

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,

Sous l'aveugle océan à jamais enfouis ! »

 

   Je ne parvenais guère à ôter cette rengaine de ma tête. Elle faisait sa cruelle jonglerie de mon inconscient en direction de mon conscient. En réalité, situé en pleine tempête, je ne savais plus ‘à quel saint vouer’ ma pitoyable condition. Parfois, pour me remonter le moral, je lisais pour la centième fois, le texte de mon laudateur. Au moins lui m’avait compris. Je lui devais une reconnaissance éternelle ! Sa dernière phrase tournait en boucle, à la façon d’un vieux microsillon rayé qui m’aurait proposé la même inusable ritournelle.

   Je relisais sa signature avec un rare bonheur. Au moins cette dernière témoignait-elle d’une existence aussi réelle que son intérêt pour mes écrits. « Jacques Angelgan », me répétais-je en voix intérieure. Voyez-vous la bizarrerie avec laquelle les destins se croisent et concourent à une unique aventure. « Jacques Angelgan » : mon parfait homonyme au prénom près. Tout de même ces coïncidences ! Ah, oui, l’Écriture est capable de grandes choses ! Mais qui donc pourrait en douter ? Elle vous sort de la solitude, ce n’est pas le moindre de ses mérites !

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