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9 juin 2023 5 09 /06 /juin /2023 09:29
Les intermittences du Regard

Judith in den Bosch

avec Esther van Rijn

 

***

 

   « Les intermittences du Regard », bien évidemment, il n’aura échappé à personne que ce titre est une allusion directe à l’œuvre de Marcel Proust, titre où le « Regard » se donne en lieu et place du « Cœur ». Pour autant, y a-t-il homologie entre le phénomène de la vision et celui du sentiment ? C’est ce que cet article voudrait mettre à jour. Mais d’abord écoutons les propos de

Frédéric Worms (Préfacier) de cette œuvre :

  

   « Les Intermittences du cœur », ce n'est pas seulement le titre d'une des sections les plus émouvantes, au coeur de la « Recherche du temps perdu » de Marcel Proust (dans « Sodome et Gomorrhe ») ; cela devait initialement en être, selon l'un des projets de Proust, le titre d'ensemble. On oublie trop souvent que Proust ne parle pas de la mémoire et de ses intermittences, seulement pour des raisons métaphysiques, mais d'abord comme d'un déchirement intime, dans les relations humaines. La perte des êtres les plus chers, elle-même, nous l'oublions le plus souvent ; et quand elle nous revient, involontairement, elle n'en est que deux fois plus douloureuse ; douloureuse par la perte qu'elle ravive, mais aussi par la culpabilité de l'oubli, qu'elle réveille. »

 

   Mais puisque nous avons substitué « Regard » à « Cœur », d’une manière consciente ou non, nous avons accordé une prééminence, ou au moins avons posé une antériorité de la présence de la vision par rapport à celle des affects et de la psychologie qui en étudie les subtils mouvements. Car la vision est bien l’acte fondateur au titre de la perception primaire de toutes choses et de leur inscription dans l’enceinte de notre psyché. Il faut donc nous approcher d’un iota de cette essence du Regard si nous voulons rendre explicite notre titre et affecter à ce Regard la priorité qui paraît être la sienne. En une intuition avant-courrière, il nous est naturellement demandé de nous questionner sur la présence même des yeux et, en une rapide approche, de nous livrer à leur description. Voyant les yeux (nous ne pouvons jamais nous exonérer du problème de la vision, cette étonnante formule de « voir les yeux » en atteste l’urgence et comme une étrange présence en miroir, ce-qui-regarde est d’abord vu), nous savons, par expérience, qu’il s’agit d’une épreuve bien plus que redoutable. Si les yeux sont visibles, pour autant, jamais ils ne sont pénétrables. Nous pouvons toujours, entre leur réalité et notre conscience, interposer l’écran du langage, il y aura toujours un reste et c’est bien ce qui n’aura nullement été décrypté qui ouvrira en nous l’abîme sans fin du questionnement. Si nous demeurons à la surface, nous pouvons dire, sans qu’aucun risque ne puisse nous affecter en quelque manière, le blanc plus ou moins pur de la sclérotique, l’iris et ses moirures bleues que traversent parfois des lueurs mordorées, nous pouvons dire le noir profond de la pupille tel l’énigmatique diamant qu’il nous semble être. Mais, des yeux, nous n’avons encore rien dit, si ce n’est que nous en avons brossé le paysage extérieur, approché la vitre sur laquelle viennent ricocher les multiples et toujours renouvelées images du Monde.

   Mais il nous faut en venir maintenant à ce qu’évoque avec justesse la sagesse populaire qui énonce : « les yeux sont les fenêtres de l’âme ». Si les yeux sont « les fenêtres de l’âme », en vertu de la loi de réciprocité, par simple effet de réverbération, ils sont aussi, et sans doute d’une manière essentielle, lucarne ouverte sur le mystère de l’Être, puisque, aussi bien, une simple pellicule invisible relie celui-ci, l’Être, à celle-là, l’Âme, tant la différence se perd dans les arcanes complexes de la Métaphysique. Or si les « raisons métaphysiques » sont situées dans une sorte d’arrière-plan par le Préfacier des « Intermittences du cœur », pour nous, elles sont premières au simple motif que tous les « déchirements intimes », toutes les douleurs, toutes « les pertes », toutes les « culpabilités », tous les « oublis » sont non seulement coalescents à la Métaphysique mais en découlent nécessairement, ladite Métaphysique étant le sol sur lequel ils prospèrent et se détachent pour se montrer à nos yeux incrédules tels qu’ils sont : des stigmates de l’Être qui se retirent à même leur éclosion. Bien évidemment, nous sommes là dans l’essentiel ! Dans l’Originaire dont nul ne pourrait brosser le portrait qu’au risque de se fourvoyer.

   Mais, afin de ne nullement demeurer dans l’orbe de vaines abstractions, nous faut-il préciser « qu’Être » pris en son sens le plus immédiat, c’est « Être-Homme », « Être-Femme », ces belles présences dans le sillage desquels s’inscrit l’ombre de cette incoercible Métaphysique qui ne fait que surgir à mesure que nous essayons de la reléguer au second plan. Par essence, la Métaphysique nous est destinée tout comme l’est notre ombre qui nous suit toujours, que jamais nous n’apercevons, intuitionnons seulement, devinons sa présence inquiète à chaque pas que nous faisons, à chaque respiration qui nous fait aller de l’avant. Cette image, prise pour prétexte d’une méditation, si nous souhaitons qu’elle ne demeure en friche, convient-il d’en effectuer la teneur dans l’ordre d’un déploiement ontologique.

 

Ce corps de femme,

ce corps blanc,

ce corps est taillé dans

la porcelaine de l’Être.

 

Ces feuilles dont on peut supputer,

au moins symboliquement,

qu’elles sont issues de quelque vigne,

dessinent à grands traits

la silhouette dionysiaque de l’Être

qui toujours traverse les choses,

 éclairée, parfois de la

belle lumière apollinienne.

  

   Tout corps, par définition, est le lieu d’une narration, parfois même d’une épopée ou bien d’une tragédie, tant l’exister possède en soi de ressources plurielles au sujet desquelles nous ne pouvons bâtir que d’hasardeuses et, le plus souvent, inexactes hypothèses. Mais revenons à la simple narration, telle par exemple que celle, admirable, qui illumine les chemins multiples de « La Recherche du temps perdu ». Puisque Proust a été évoqué, autant faire cause commune, faire route avec son génie du lieu et du temps, qui est le fondement même de la valeur intrinsèque de son écriture. Quant à savoir, de quoi le corps est le lieu, de quel lieu il s’agit, réel, fantasmé, purement utopique, peu importe, l’essentiel est de déterminer un espace à partir duquel il s’affichera tel le sens qu’il est, à savoir un simple trajet dans le temps, une simple localité en quelque endroit de la Terre qui en recueille le singulier destin.

   Bien évidemment, en arrière-plan de notre écriture se profileront, en filigrane, ces mystérieux et fascinants « Côté de chez Swann », « Côté de Guermantes », puis d’autres lieux magiques : Balbec, Paris, Combray, Venise, enfin toute une topologie romanesque dont, depuis la parution de « La Recherche », nul ne pourrait faire l’économie qu’à annuler la littérature, en faire une simple contingence identique à la mutité de la pierre, à l’opacité de l’outil, à l’inessence de l’utilitaire. Mais il faut laisser Balbec et Venise à regret et tracer les voies d’un autre récit.

   Vous, qui serez nommée, à défaut d’autre vocable, « Étrange Figure », il nous plaît de vous définir à la manière simplement utopique d’un site chimérique, d’un paysage mental, d’un Pays de Cocagne, ainsi votre corps partiel n’aura pas été créé pour rien, paradoxalement, il sera ce par quoi notre complétude de Voyeurs sera provisoirement atteinte. De vous, de votre venue en sourdine, de votre présence en catimini, de votre presque effacement, devra se lever le rayon d’une pure joie, d’une joie sans partage. Comment pourrions-nous, en effet, vous envisager soumise au rapt d’un Autre, alors même que, tendant en votre direction nos mains vides, à peine s’empliraient-elles d’un possible don que ce dernier leur serait retiré dans l’instant ? Non ceci n’est nullement envisageable. Å vous seule vous êtes une Terre dont il nous plait de définir quelques méridiens, de tracer quelques tropiques, d’établir un équateur, tous repères nous étant nécessairement extérieurs mais dont notre intérieur s’illumine à seulement en évoquer l’hypothétique présence. 

   Et c’est bien parce que vous êtes fragment, partition, inachèvement que vous fouettez notre curiosité à vif et nous mettez en demeure, sinon de vous connaître totalement, sinon de vous posséder, du moins de tracer de vous cette géographie imaginaire dont nous souhaitons ardemment qu’elle puisse coïncider avec quelque endroit secret de notre être, lieu d’une invisible fête où vous figurerez au plus haut, comme si vous étiez une Déesse dont nul ne connaîtrait le nom, mais dont tout un chacun voudrait recevoir la sublime offrande. Tout ce mystère, toutes ces ombres qui vous cernent, toutes ces feuilles édéniques qui parsèment et oblitèrent votre anatomie, tout nous fait penser à un troublant parcours initiatique se dirigeant vers une manière de rituel amoureux. Nous n’osons l’espérer nôtre mais, en sourdine, une voix pareille à la fraîcheur d’une eau de source entretient en nous les fibres de l’espoir.

      Sachez-le, vous apercevoir comme autrefois le Pêcheur apercevait son Confesseur au travers du treillis du confessionnal, c’est un peu comme dévoiler la Carte de Tendre avec ses doux vallonnements, le cours sinueux de ses rivières, l’ovale de son Lac d’Indifférence, les boqueteaux qui rythment le paysage, bien loin de la Mer Dangereuse des passions. Tout y est alangui dans la manière de préparatifs à la pure félicité d’une festivité amoureuse.

      Sachez-le, vous apercevoir, telle qu’en vous-même dissimulée à la naturelle curiosité de nos yeux désirants, vous apparaissez sous le jour lumineux de ces Jardins d’Arcadie qui enchantèrent tant les Rêveurs Grecs de l’Antiquité, les Latins à leur suite, Ovide, Virgile, Tibulle. Ces feuilles qui vous entourent tracent ce lieu pastoral, bucolique dont votre corps semble le naturel reposoir. Combien vos formes si exactes en même temps que douces et harmonieuses nous invitent à recevoir la musique, à lire en nous ces fabuleuses poésies qui tressaient aux fronts des Hommes et des Femmes les pampres d’un amour tissé de bonheur et de concorde. Tout, ici est harmonie, « luxe, calme et volupté » pour reprendre le titre de la belle œuvre de Matisse.

   Votre corps, non seulement nous le voyons légèrement clignoter dans l’intervalle des feuilles, mais nous devinons en lui la projection même de ce paysage enchanteur d’Arcadie : nous devinons cet air si clair, si diaphane. Nous devinons le ciel illimité teinté d’ambre. Nous devinons encore ses forêts tel un enchantement aves ses arbres aux souples et claires frondaisons, les sommets de ses montagnes, on les dirait de calcaire poudré d’une note sentimentale, aérienne, juste un souffle venu de l’éther. Votre corps de neuve venue, nous en apercevons le calme infini, la parfaite sérénité dans ces eaux immobiles des lacs aux bleus légers tels de précieux céladons lissés de lumière. Votre corps encore dans ce Temple hissé en haut de son invisible colline, on le croirait porté à la plus grande efficience par le secret du dieu qui l’habite et en fait rayonner la pierre. Votre corps à nouveau, pareil à une réminiscence venue du plus loin du temps, un passé nébuleux, un temps usé mais précieux, semblable à cette laine aérienne de moutons, ils paissent dans un nuage de clarté qui les nimbe et en fait des êtres de pure grâce.

   Oui, c’est bien cette mesure poético-lyrique qui s’empare de nous et, en même temps, fait de vous le lieu d’une ode infinie, d’une fugue dont nous craignons que, de musicale, elle ne devienne votre propre désertion et alors nous n’aurions plus pour dialoguer qu’un espace vide, que l’espace qui est nôtre et nous met au défi d’exister. Oui, au défi !

 

Les intermittences du Regard,

tout comme les Intermittences du Cœur

sont la trame du temps humain,

comment pourrions-nous en exonérer ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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