"Honnies soient qui mâles y pensent." (Morceaux choisis).
Sur le siège en cuir noir était posé un petit livre relié de cuir rouge, sans doute oublié par le voyageur précédent, dont le titre attira l’attention du Comte
: " La Vie Parisienne ". Avant même d’avoir feuilleté l’ouvrage, il en supputa le contenu et, pensant avoir à faire au livret de l’opérette
d’Offenbach, devant comporter, à son avis, quelques détails biographiques et des commentaires sur l’œuvre, il commença à tourner quelques pages, s’apercevant bientôt que le recueil en question
n’était qu’une sorte de pensum apparemment dédié aux plaisirs faciles et nocturnes proposés par certains quartiers et vantant les mérites de quelques restaurants populaires et autres gargotes.
Sur un haussement d’épaule plus fataliste qu’indigné, le Comte laissa choir le petit volume au maroquin rouge sur le siège de la voiture, remonta le col de sa pelisse et s’enquit, auprès du
cocher, du temps qui le séparait de La Comédie Française où se jouait " Les Femmes savantes ".
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Monsieur le Comte, tout entouré de ses sentences et autres aphorismes, Monsieur le Comtebandait à leur seule évocation, ce qui l’étonna, faute de le troubler. Ce qui, surtout, le questionna, c’est que ces manifestations bien naturelles n’étaient
aucunement comparables aux réflexes matutinaux qui visitaient tout homme normalement constitué, dès le lever du jour, le transformant en aimable angelot, papillonnant de ses ailes éphémères et
diaphanes autour des fleurs féminines en vue de les butiner gentiment. Non, chez Monsieur le Comte, la bandaison était totale, sans compromission avec quelque autre forme que ce fût.
Monsieur le Comteérectait dans la démesure, à tel point que le périscope de notre bon Jules Vernes dans "Vingt mille lieues sous les mers ", n’eût
constitué qu’une aimable palinodie du phénomène qui habitait, tout le jour durant, son haut-de-chausse.
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Aussi, Monsieur le Comte traversa-t-il une période essentiellement consacrée à relire ses poutres armoriées en y trouvant des sens divers et, force nous
est de reconnaître, prosaïques, pour ne pas dire lubriques.
"Montrer son béjaume. ", qui, en fauconnerie désigne le fait d’exhiber un jeune oiseau, symbole
de l’inexpérience, sonnait, pour Fénelon de Najac, comme le fait d’exposer, avec toute l’impudeur qui l’accompagne, une partie anatomique habituellement dissimulée par le port de la
culotte.
" S’agiter comme un diable au fond d’un bénitier. ", évoquait en lui la vigueur d’un amant auprès
de son amante.
" Dans les petites boîtes, les bons onguents. ", était l’évidence même du plaisir promis par les
jeunes filles en fleur.
" La bourse ouvre la bouche. ", lui faisait penser à des pratiques dont Yvette-Charline n’était
pas coutumière, du moins ne le sût-il jamais, si telles furent certaines pratiques de son épouse qui, alors, ne purent être qu’extra conjugales.
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A sa grande stupéfaction, doublée, cependant, d’un contentement qu’il ne put feindre longtemps, le Comte découvrit, dans les feuillets jaunis de
l’opuscule de feu son Grand-oncle, force dessins obscènes (étaient-ils de sa propre main ?); quelques vignettes à caractère pornographique; des extraits, soulignés, de textes de
Donatien-Alphonse-François Marquis de Sade, dont "Justine " et " La
philosophie dans le boudoir ", une liste d’adresses personnelles, où ne figuraient que des sobriquets féminins du genre : Lili, Sucette, Chatamoureuse, Rebelote, Toboggan; des pages,
en assez grand nombre, écrites à la plume, où s’étalaient, en toute impudeur, tout un inventaire de frasques et de fantaisies, visiblement sous l’influence du pervers Marquis, qu’il
semblait même parfois dépasser, en imagination et en cruauté.
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(…) l’index de la main droite, le plus expert, en direction de la fente longitudinale qui, partant de la ceinture de l’époux, descendait en direction de ses parties
les plus nobles, non dans le but de les exposer à la vue, mais de favoriser leur passage lors des mictions nocturnes, sur le vase de nuit en porcelaine de Sèvres, hérité de son père,
Alphonse-Bernardet, l’index, donc, au moment de s’introduire ô, après bien des hésitations et de multiples reculades, dans la fente sans doute prometteuse, du moins l’avait-elle toujours été
jusqu’à ce fameux soir où le Comte, émoustillé par les histoires lubriques de son Grand-oncle, décida de couper court à l’assaut du prédateur, amorçant sur lui-même une vrille vigoureuse qui
surprit l’Aimée dont l’index, pris en tenaille par le resserrement soudain de la fente de lin, subit un fort pincement, comme celui résultant du serrement de la mâchoire d’un étau, se retenant
pour ne pas crier de douleur, et surtout de dépit, en entendant les ronflements de l’amant qui l’avait éconduite (…)
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Or, si Yvette-Charline, commençait à trouver les nuits fort longues et ennuyeuses, Monsieur le Comte, les estimait trop brèves à son goût et les
prolongeait, à pied, à cheval, en voiture et même, le plus souvent, entre les poutres de sa Librairie érudite. Dès lors, jours et nuits se transformèrent en un vaste pandémonium, où satyres,
malins et autres génies jonglaient et lutinaient, mêlant à l’envi les fantasmes du Grand-oncle Eustache-Grandin et les phantasmes de son petit neveu, le Comte Fénelon de Lamothe-Najac.
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La soirée était fort avancée lorsque Fénelon Lamothe, qui en avait même oublié sa particule, salua la noble compagnie du Pied de Cochon, prit congé de
ses hôtes, dans des effusions qui allèrent jusqu’à l’accolade du Patron et de son épouse, leur promettant de franchir à nouveau le seuil dès que son emploi du temps le lui permettrait.
Au moment de sortir dans la rue, retrouvant ses réflexes d’homme du monde, il tint l’un des battants de la porte aux vitres dépolies, s’effaçant pour
laisser le passage à une jeune et belle inconnue qui, l’espace de quelques secondes, occupa l’étendue de son champ visuel. Ninon, une familière des lieux, s’installa sur un haut tabouret, sortit
une cigarette de son étui, pendant que Symphorien lui préparait un café double et corsé : la longue nuit n’était pas encore arrivée à son terme.
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Il tourna à droite, Rue du Cygne, fit un détour par la Rue Mondétour, s’amusa du nom des rues, « Petite Truanderie », suivie de la « Grande
Truanderie », passa Rue Saint-Denis où, sous des portes cochères, se tenaient en retrait, moultes péripatéticiennes qu’il n’eut aucun mal à identifier au vu de leurs accoutrements et de
leurs bonnes manières, décochant aux badauds des œillades et des gestes qui n’avaient rien de séraphique.
Fénelon de Lamothe, plus curieux qu’émoustillé, décida de remonter la rue jusqu’au Châtelet. Se succédèrent ainsi, au hasard des portes cochères, une
Blonde décolorée aux lèvres rouges et pulpeuses; une Fille brune, à peine majeure, dont la jupe haut fendue s’ouvrait sur des jarretières rose bonbon; une Femme d’âge plus que mûr, lourde
poitrine propulsée vers le haut par une gaine à lacets; des clins d’œil entreprenants; des lumières rouges dans les renfoncements des portes d’hôtel; des messieurs pressés qui suivaient des dames
de petite vertu dans de sombres rues adjacentes; des bistrots violemment éclairés où des Femmes vulgaires et bruyantes apostrophaient les passants; une Femme âgée qui arpentait le trottoir en
claudicant et en vantant ses mérites; une Femme aux lourdes créoles, à la jupe longue et plissée, qui ressemblait à une danseuse de flamenco (…)
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Ninon était parvenue à libérer son bustier qui, ayant chu sur le parquet, révélait à Monsieur le Comte, de profil mais de façon non moins évocatrice,
une généreuse et ferme poitrine qui lui rappela, par sa forme, sa couleur, sa densité, sa tenue, les grains de muscat d’Italie, gorgés de soleil, tendus sous la brise, prêts à libérer leur suc à
la moindre pression, à la façon des capsules des impatients qui éclatent dès qu’elles sont effleurées, libérant leurs semences par centaines.
Encore sous le charme des charmilles de la Riviera où poussait la vigne généreuse dont les fruits évoquaient les rondeurs de Ninon, Fénelon
entreprit de défaire la ceinture de son caleçon - il faisait encore frais à Paris en ce début de printemps - , laquelle entourait la taille du Solognot de plusieurs longueurs de flanelle.
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Etait-il vrai que la couleur des yeux changeait pendant l’amour, ainsi que la taille et le pigment des aréoles, lesquelles secrétaient un doux nectar semblable à du
miel ? Etait-il vrai que le Mont de Vénus, soumis à une douce et régulière pression, s’exhaussait sous le désir ? Etait-il vrai que la peau s’irisait le long du dos, que la chair de poule
naissait sur les courbures les plus intimes ? Etait-il vrai que les chevilles se cambraient, que les orteils s’arc-boutaient, que les doigts se creusaient dans un mouvement de supination, que le
corps entier se métamorphosait pour célébrer Eros ?
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Occupé à inscrire de nouveaux adages sur les poutres de sa Librairie, à lire et à relire des livres dont il ne se séparait plus guère, ayant une inclination
particulière, depuis sa rencontre avec Ninon, pour une littérature « légère » mais non moins érudite, dont les titres s’égrenaient parfois, au cours des longues nuits. Ainsi lut-il,
identifiant souvent les héroïnes des romans à son amante, de grands classiques de la littérature érotique du XVIII° Siècle, dont il connaissait par cœur certains passages et
qui avaient pour noms : « Fanny Hill, la Fille de joie » de John Cleland; « Thérèse Philosophe » du Marquis Boyer d’Argens; « Point de lendemain » de Vivant Denon,
Diplomate de son état; « Le doctorat impromptu » d’Andréa de Nerciat; « Vénus dans le
cloître » de l’Abbé du Prat.
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« Le pauvre enfant répondait toujours d’un ton niais et honteux selon mes désirs. Quand je crus l’avoir assez bien
préparé, un jour qu’il vint à son ordinaire, je lui dis de fermer la porte en dedans. J’étais alors … dans un déshabillé fait pour inspirer des tentations à un anachorète. Je l’appelai et, le
tirant près de moi par la manche, je lui donnai pour le rassurer deux ou trois petits coups sous le menton … Je glissai les doigts, en le baisant, sur une de ses cuisses le long de laquelle je
sentis un corps solide et ferme que sa culotte trop juste paraissait étrangler. Alors, faisant semblant de jouer avec les boutons qui étaient prêts de sauter par leur grand tiraillement, tout à
coup la ceinture et la braguette s’ouvrirent et présentèrent à ma vue émerveillée, non pas une babiole d’enfant, ni le membre commun d’un homme; mais une pièce d’une si énorme taille, qu’on
l’aurait prise pour celle du géant Polyphème ».
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« Le fripon me leva les jupes et la chemise au-dessus des hanches. Je me plaçai moi-même dans l’attitude
la plus favorable pour exposer à ses regards le petit antre de voluptés et le coup d’œil luxurieux du voisinage. »
Disant ces mots, perdant, semblait-il, tout recul par rapport au texte, s’y ruant même d’une certaine manière au sens propre, exposant aux
« joueuses » de Labastide Sainte-Engrâce, au comble de l’impudeur, ses creux et bosses les plus intimes, ses replis et sombres excroissances, faisant songer à la lune au milieu des
bouleaux dans le ciel de Sologne, la Comtesse, dont les « museaux de chien » frémissaient comme sous l’effet d’une drogue, ou mieux d’une transe, peut être de l’influence d’un
chaman, se livra tout entière, plus nue qu’une âme au fort de la tourmente, assiégée par Lucifer lui-même, à une sorte de, comment dire ?, de … carmagnole, tant était révolutionnaire son
incroyable posture (…)
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Madame la Duchesse, donc, tirant sur sa mince culotte pour qu’elle réintégrât l’axe médian, faisant glisser pudiquement sa ceinture de perles
autour de ses hanches, comme s’il se fût agi d’une ceinture de chasteté, se saisit du petit livre qui sentait le musc et la rosée, en tourna délicatement quelques pages, s’autorisant donc à
pratiquer une coupure, à moins que ce ne fût une censure, Monsieur le Comte s’apercevant, en définitive, que le saut pratiqué n’était qu’une commodité pour parvenir à l’endroit du texte qui
semblait émoustiller sa lectrice, la disposant même à adopter une position identique à celle occupée par l’héroïne de Fanny Hill, et apparemment si acrobatique, qu’il advint, de la petite toile
de soie qui protégeait l’intimité de Charlaine, la même chose que celle qui avait frappé la canne de Monsieur le Comte : on ne revit pas l’artifice vestimentaire qui, pour petit qu’il fût, n’en
était pas moins de soie de Chine, tissée selon la tradition et non dissimulable cependant dans le fond d’un dé à coudre.
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Eh bien, Lecteurs, au risque de choquer votre pudeur et votre morale, ce que vit Monsieur le Comte, sous la forme de l’hydre aux mille têtes et qu’il
entendit à la manière de chants polyphoniques venus des fonds marins, mais, je suis sûr, votre sagacité aura pris les devants, était simplement le reflet de Fanny Hill, la quadruple fille de joie qui, sous les traits charmants des quatre comédiennes qui servaient précédemment sa
cause, avaient repris la lecture, à quatre mains cette fois, du livret érotique, où tour à tour, se confondaient les différents rôles en un maelstrom qui mêlait les parties intimes de
leurs anatomies respectives. Gestes experts et lascifs, chuchotements, désirs, assiduité à servir la cause d’Eros tout puissant qui, depuis des mois déjà, peut être des années, fouettait leur
sang à vif, les écartelait, les démembrait, les livrait entières et consentantes au plaisir que le bridge, le thé, les petits gâteaux et les mollesses conjugales ne parvenaient plus à
combler.
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Ce qui fut fait, dans l’heure qui suivit, où l’on banqueta et festoya à la santé des présents -nombreux auvergnats de Paris - , et des absents, nobles provinciaux
de Sologne qui ne pouvaient, un seul instant, imaginer la roturière naissance du fils de Monsieur le Comte Fénelon de Lamothe-Najac, dans un bistrot populaire logé au cœur des Halles. Ce secret à garder serait sans doute la plus lourde tâche de ceux qui en étaient les détenteurs. Il y allait de leur honneur d’abord, du bonheur ensuite de cette
vie toute neuve qui venait d’éclore au Pied de Cochon et dont l’avenir était entre leurs mains.
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« Une pomme par jour éloigne le Médecin .»
Sigismond, dissimulé derrière la pièce d’eau, avait écouté l’entretien, et bien qu’il n’eût point perçu le degré de gravité qui affectait Monsieur le
Comte, estima la situation suffisamment sérieuse pour qu’il retînt l’adage cité par le Médecin dont il n’appréciait guère les visites. En effet, dans son esprit, régnait une confusion dont
l’origine n’était cependant aucunement liée à un défaut de perception du second degré, mais plutôt à une logique enfantine qui mélangeait la cause et les effets. Son entendement de la situation
se résumait à ceci : c’étaient les visites du Docteur qui entretenaient la maladie et non cette dernière qui justifiait les venues
quotidiennes du disciple d’Hippocrate. « Point de Médecin, point de maladie. », telle eût pu s’illustrer la conception de
Sigismond concernant la nature des relations thérapeutiques.
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le Comte de Lamothe-Najac dont la pierre tombale, au milieu des pierres familiales, portait, entourée d’angelots aux joues rebondies et de carquois destinés à Eros,
l’épitaphe suivante :
« HONNIES SOIENT QUI MÂLES Y PENSENT »
dernier clin d’œil de Fénelon de Najac à toutes les femmes qu’il ne connaissait pas, à son épouse, aux amies de son épouse, à Ninon, son ancienne amante, aux filles
qu’il n’avait pas eues et dont il aurait voulu honorer les rameaux de son arbre généalogique.
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