René Magritte
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"Je ne guette rien
Tout me guette.
Dont
Votre regard étiré
Cernant le rond des nuits,
Etrange harmonie grise
Courbée et tendue
Tel un arc entre deux lunes.
Vos pupilles portées
En invisible
Autour du blanc d’un cou,
Sautoir aux odeurs carnées
Et l’heure se creuse
Dans le soudain d’un mot.
Je ne guette rien,
La phrase se jette
Du haut d’un œil
M’assaille en silence
Retourne l’entaille
Et au fond de la langue
Un pan de métal poli
Se dresse ,
Le mot glisse sur la paroi lisse
Jusqu’à l’entraille du dire.
Me guettait
Durant ces temps creux
Ce Vous à dire.
Je Vous porte donc
A la cime de l’arbre sec
Et j’attendrai
Qu’à la serrure blessée
L’œil se dévoile.
Il me plait que vous n’en sachiez rien.
Je vous laisse le vol du silence."
Nathalie Bardou
Octobre 2014
*
[Essai de libre interprétation
du poème de Nathalie Bardou]
L'attente de ce Vous qui demande et fait naître la poésie, l'attente de ce Vous énigmatique qui porte à la parole, dans l'imminence de cela qui pourrait survenir, l'attente en son ouverture, cette unique tension, vers le ciel, le dieu, l'autre, l'amour, l'œuvre d'art, enfin toutes les cimaises par lesquelles nous paraissons au monde et faisons événement depuis notre fragile " entaille ". L’attente comme on dirait " le suspens ", " l’abîme ", " le vertige ", " l’infini ", " l’absolu ". Car, nous mêlant d’écrire, l’arche est ouverte, l’arche est haute qui nous convie à déplier ce qui se trouve retenu et qui, encore, n’est parvenu à son éclosion. Alors nous disons " Je ne guette rien " et que pourrions-nous guetter d’autre, sinon notre empreinte sur la pâte ductile de l’existence. Mais pour ceci, l’empreinte, nous ne la déposons qu’à la manière de stigmates, donc d’une nécessaire douleur.
Ecrire n’est pas rêver. Ecrire n’est pas jouer. Ecrire n’est pas faire semblant. Ecrire est produire, façonner, malaxer une argile et la mettre en forme afin qu’élevée dans l’espace elle puisse témoigner d’un sens. Travail artisanal s’il en est. Travail au sens de la "poïétique" grecque où une matière est mise en œuvre. Or la matière est langage et vibre dans le mot, lequel est toujours en attente du suivant et en suspens du précédent. C’est dans cet intervalle infiniment subtil que le Vous se glisse, ce Vous témoignant aussi bien d’une distance par rapport à ce qui est à l’évidence transcendant, aussi bien d’un recueil en soi devant une manière de sacré, de déité.
Si le langage mondain s’affranchit facilement de ce Vous et tutoie les rudesses de la réalité, mettant le " tu " au centre des contingences, la poésie ne saurait emprunter une voie si périlleuse qu’à se commettre dans de bien étranges ornières, à savoir y perdre ses mérites. Or, la poésie est toujours mérite et c’est essentiellement pour cette raison qu’elle tient au-dessus de la terre et " tutoie " le sublime, ce qui veut dire qu’avec le commerce vrai des mots, seul le voussoiement est de rigueur. Il y faut de la distance, il y faut de la profondeur, il y faut un nécessaire recueillement.
" Et au fond de la langue un pan de métal poli se dresse ". Sans doute faut-il entendre cette subtile métaphore résonner selon un lexique de chair car c’est un glaive qui entaille la gorge de laquelle va sourdre le mot avec toute sa charge de tragique. C’est bien d’un arrachement dont il s’agit. " Le mot glisse sur la paroi lisse jusqu’à l’entraille du dire ". Comment pourrait-on mieux dire la souffrance de créer que par cet exhaussement du-dedans même du corps ? Le mot du poème, avant d’être vibration sonore, signe sur le papier, est ce tissu, cette lymphe, ce sang, cette excrétion, cet embryon expulsé vers la lumière. Ô combien cet acte peut-être rapproché de la maïeutique socratique, mais non dirigée vers un disciple à éduquer, vers soi-même, uniquement. S’accoucher de cela qui vrille l’ombilic et demande à connaître le jour, à percer la bogue de l’inconnaissance, à briller d’un singulier éclat. Les mots du poème sont des pépites, des gemmes qui sourdent du ventre de la terre, d’une Tellus Mater à laquelle il faut arracher sa densité, sa noirceur, sa sourde complexion et la porter sur ces fonts baptismaux qu’on appelle littérature.
"Je vous porte donc à la cimaise de l’arbre sec ". Mais de qui est-il parlé ici, si ce n’est de l’être même du poème, " la cime ", sa transcendance, " l’arbre sec ", ce bois éolien, usé, travaillé par la force simple du vent du langage afin que dépouillé de ce qui le porterait à n’être qu’une fable, une anecdote, un simple événement, le conduise à l’avènement qui le révèle aux yeux des hommes comme l’instance qu’ils doivent prendre en garde. Pour le langage, d’abord, pour eux ensuite, les hommes, qui sont requis pour en faire briller l’essence. La plus haute mission de l’homme.
"La phrase se jette du haut d'un œil", la phrase fond littéralement sur le poète, venue des hauteurs illisibles qui sont, par nature, la demeure de l'art. Or l'art n'est jamais visible en soi, seulement ses nervures, la sculpture, la peinture, le poème, l'œuvre en définitive, laquelle témoigne de cette étonnante rencontre par laquelle l'essence se fait existence. Notre "compréhension" du poème, ou plutôt sa saisie, sont transition, passage, translation de cela qui fait phénomène, le poème, en direction de ce Vous qui lui a donné naissance, cette mystérieuse origine dont nous ne pouvons apercevoir que les agitations métaboliques, les irisations, les phosphènes animant la surface de notre sclérotique, déposés dans le creuset de notre conscience, dans l'aire libre de notre présence au monde. Seulement ceci, cette merveilleuse ambroisie, cette douloureuse absinthe, cette ivresse mescalinienne ne se donnent à voir qu'à l'œil exercé - cette belle métaphore de la lucidité, de l'intuition, de la disposition au langage de l'être -, lequel œil "m'assaille en silence", aussi bien l'œil qui donne à voir (la poésie elle-même), que celui qui est affairé à regarder dans ce qui est, l'œil du destinataire du message, le vôtre, le mien, tout regard enfin qui cherche, sous l'écaille du monde - ce faux semblant - à débusquer ce qui en fait le don à nul autre pareil, cela qui parle en mode silencieux et, jamais, ne peut apparaître qu'à la manière de ce qui, constamment s'éclipse. L'art est toujours en fuite du réel. A nous de nous mettre en quête de son dire silencieux. Il n'y a guère de plus pure aspiration à paraître que de forer ce sublime langage. Ainsi naît cette constante alchimie dont nous attendons qu'elle métamorphose le vil plomb en or. Non comme une possession, seulement comme un accroissement ontologique. A ceci nous sommes attachés comme "à la prunelle de nos yeux" pour utiliser une image qui, habituellement, fait sens dans l'immédiateté. Nous sommes en chemin . Et nos yeux sont ouverts.