Photographie : Céline Guiberteau.
« Parfois, je me demande si l’Art a encore une signification dans un monde insensé mais souvent je pense... oui plus que jamais... » Céline Guiberteau.
Pour tâcher de comprendre ce qui est à l’œuvre dans cette photographie, ce que sont les problèmes sous-jacents à la visibilité immédiate, il faut d’abord consentir à fermer les yeux et renoncer, provisoirement, à ce qui apparaît comme possible forme esthétique. Faire ceci nous reconduit en-deçà de l’acte créatif, là où rien ne s’est encore ébauché qu’un vague projet, une intentionnalité encore dans les limbes du connaître. La grande feuille blanche au centre de l’image, il faut en faire son deuil, la ramener à une simple virtualité, lignes en puissance, non encore en actes. Tout est dans l’obscur, dans une manière de néantisation et aucune parole ne se profère qui se constituerait en sémaphore, c'est-à-dire en signification, mot, phrase, langage. Tout est si refermé, si retiré dans une cécité dont les contours nous ramènent à notre propre subjectité. Nous sommes seuls au monde, isolés dans une confondante autarcie, nous sommes des êtres-jetés dans la mare des contingences et nous faisons la douloureuse expérience du cachot existentiel. Comment, en effet, se projeter, prétendre à quelque transcendance, alors que nous nous élevons si peu de la matière proche, gangue dans laquelle se confondre à jamais.
Mais, imaginons un instant que la grâce nous visite soudain, nous faisant l’offrande d’une vision minimale du monde, une vision tout de même, cette merveilleuse disposition ontologique par laquelle nous nous révélons à nous-mêmes en même temps que le monde consent à livrer ses premières nervures. Le regard est discret, les paupières s’ouvrent dans le silence des yeux, simple fente identique à celle du saurien en embuscade, pupille étroite, simple trou d’aiguille, en myose, tout début d’une prise de conscience. Le grand carré blanc est une simple tache qui nous aveugle, que d’abord nous ne percevons pas. Ce qui nous visite de douloureuse manière, ce sont les ombres, les fermetures, les marges dans lesquelles rien du monde ne se révèle qu’à la mesure d’une aphasie, d’une privation de la parole, d’un simple bégaiement, d’une indigence à faire se lever un projet, à débuter le cycle de quelque naissance. C’est avant la parturition, c’est le domaine infiniment occlus et nous sommes sourds à nos propres battements, à notre souffle, à ce qui, plus tard, deviendra notre rythme d’hommes, de femmes, à savoir le gain d’une liberté. Sur la photographie, le corps de l’artiste, nous ne le percevons qu’au travers de son angoissante densité, pareil à une gemme qui se dissimulerait dans les lourdeurs de la terre, dans les plis énigmatiques du sol, avant que les éléments ne s’informent vraiment. Les pieds sont ces deux membres à peine distincts, à peine issus du fond avec lequel ils se confondent. Le cercle des bras semble étreindre le vide, l’absence, vague parenthèse où ne s’inscrit qu’une confondante vacuité. Le massif de la tête ne se distingue guère de la touffeur des forêts que même la lumière ne peut rencontrer. Jusqu’à maintenant, tout s’est présenté à nous selon le mode de la fermeture, du repliement, de la bogue au milieu de laquelle la vie demeure un mystère insondable.
Mais il faut aller plus loin, sortir de notre marche chaotique, de notre cadence hémiplégique. L’essence de l’homme appelle constamment ce qu’elle est en son fond, à savoir l’arche du merveilleux langage. Être homme, c’est être appelé à connaître, à proférer, à jeter sur le papier les signes de l’inconcevable don d’exister. Cela, cette vérité fondamentale, les passagers du monde la savent depuis l’intérieur de leur conscience, depuis leur architecture de chair et devient alors une urgence le fait de porter au jour ce qui se dissimulait derrière des voiles d’incompréhension.
Alors que la main de l’artiste, jusque là, était confinée à ne recevoir d’autre fonction que celle de tenir la feuille blanche, voici que cela s’éclaire, que cela s’anime. Sur le subjectile naissent, comme par magie, les premières spirales signifiantes, les premières ébauches de l’art. Tout comme les originelles formes pariétales dessinaient, sur les parois ténébreuses des grottes, la rhétorique infinie de l’humain, la myriade d’images qui sillonneraient l’univers de leur beauté ouverte. Oui, soudain tout s’illumine, la pupille éclate en mydriase, les phosphènes cascadent dans l’antre du visage, dessinant l’épiphanie de l’autre, du différent, du monde sur lequel jeter sa semence afin que les moissons aient lieu, que le blé coule et que s’initie le cycle éternel de la renaissance. Au sortir de la conque amniotique, alors que notre fontanelle est translucide, portant encore le témoignage des eaux originelles, alors que nos yeux sont soudés comme deux graines en attente de germination, nous naissons à nous-mêmes, aux autres, au monde. Mais, pour autant, notre naissance n’est pas achevée. Il nous faudra naître une seconde fois : sous la poussée du langage, de la connaissance, de l’art enfin qui synthétise le tout dans une communion heureuse. Faute de ceci, posséder langage, connaissance, art, nous demeurons au pied même de notre socle humain, étrangers à la beauté qui est l’autre nom du Vrai, du Bien. L’art est cette dimension solaire, ce pur émerveillement qui fait tenir debout notre chair mutique. Un corps que ne visite l’art est simple contingence parmi les pierres, progression de taupe dans son tunnel de glaise. L’art est simplement l’art de bien regarder et de porter à la dignité tout ce qui mérite de l’être, à commencer par l’autre dont le miroir nous tend une clé de compréhension de ce que nous sommes.
Oui, l’artiste a mille fois raisons qui pose d’abord la question. Car nous ne saurions être debout à ignorer l’interrogation qui est coalescente à notre propre condition. Être homme c’est faire sien le souci de Leibniz en tant que position fondamentale quant à l’être : « Pourquoi y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? ». Ceci entraîne, ipso facto, la thèse de la signification. Tout est sens si nous savons regarder, ce sens que tout artiste interroge incessamment afin qu’une lumière s’éclaire et que se dissipent les ténèbres du non-savoir.
Puis le « monde insensé », oui, la formule est juste qui pointe en direction de l’absence de sens. C’est, en quelque sorte tâcher d’apporter une réponse à l’immense vacance qu’a laissée le nihilisme, nihilisme que la formule de Nietzsche accomplit et porte à l’incandescence : « Dieu est mort ! » Certes, Dieu est mort. Cet apophtegme a moins une portée religieuse que strictement humaine. « Et c'est nous qui l'avons tué ! », précise le philosophe afin de pointer en direction de l’insuffisance de l’homme à considérer les valeurs à la hauteur qu’elles méritent. « Dieu est mort », cette sentence rapportée à l’homme face à l’art revient à dire que la beauté s’est effacée de l’horizon du monde.
Cette belle œuvre sonne comme la métaphore d’une reconnaissance que nous devons à la création : issue des bras de l’artiste, bras qui semblent surgir des ténèbres, elle est constituée de ces belles spirales qui disent le rayonnement de toute chose lorsqu’un regard adéquat vise le réel et le porte au-delà de lui-même sur les rives d’une ineffable beauté. Pour cette raison, nous ne pouvons que souscrire à l’assertion qui dit la nécessité pour l’homme de se ressourcer à la fontaine de l’art. Ici est le lieu d’une nouvelle naissance. La nôtre. Celle du monde. C’est pour cette raison que nous accentuons, comme il se doit, la fin de l’énonciation.
« Parfois, je me demande si l’Art a encore une signification dans un monde insensé mais souvent je pense... oui plus que jamais... »