Adèle Nègre
« Dans la lame »
(deuxième jour) 2
D’abord on ne sait rien. D’abord on ne voit rien. On est dans l’inconnaissance de soi, dans la distance de l’autre. C’est à peine le jour, ce n’est déjà plus la nuit. On ne sait pas si on existe vraiment, si la réalité est cette chair de tuile, cette anse rose pareille à un golfe, cette vêture blanche qui enserre tout en libérant. Alors on se raidit, on enfile sa tunique de scarabée, cette cuirasse luisante couleur de bronze et de feu. On voudrait disparaître dans quelque faille inaperçue du monde. Mais cela crie en nous, mais nos élytres bruissent à la cadence folle de notre volonté de savoir. Mais qui donc est là dans l’attitude du retrait ? Donation de soi qui reprend dans le geste même de l’oblativité ce qu’elle promettait comme ultime faveur. Tout échappe qui se destinait à être. Tout se réfugie dans les mailles du silence. Au moins une parole se fût-elle élevée, au moins un mot eût-il été proféré et alors nous eussions eu prise sur le mystère. Mais non, rien n’est à espérer de ce qui se voile et se perd dans les ruines du temps, les vertiges de l’espace.
Que peut-on dire d’un cou dont la tête s’absente ? Que nous dit l’épaule de sa vérité de dune sous la clarté naissante ? Et la chute du bras nous rassure-t-elle ou bien nous incline-t-elle à une soudaine mélancolie, comme celle de l’âme romantique devant le paysage aussi sublime qu’insaisissable ? L’avant-bras se fond dans l’ombre : repris dans les rets du néant, dans la démesure de ce qui, jamais ne trouve de site où être accueilli. Et la main, cet isthme avancé de la conscience par lequel un individu s’annonce, rythme sa parole, chorégraphie ses mouvances intimes, la main cet ustensile si subtilement anthropologique qu’il ne possède d’équivalent où que ce soit, pourquoi nous est-elle dissimulée, presque ôtée, pourquoi n’accomplit-elle pas le geste de la rencontre ? Seulement de la réserve. De l’abri de soi. De l’intimité voilée. Quelle gorge est là qui se fond dans la nacre secrète de l’oubli ?
Dans la lumière diagonale de la chambre - il ne peut s’agir que d’une chambre n’est-ce pas ? -, tout est en fuite, le vocabulaire est absent, la rhétorique muette. Il y a présence et pourtant c’est l’absence qui fait sa rumeur, c’est le clair-obscur qui, tel une toile de Rembrandt, nous reconduit à nos propres aîtres, dans cette solitude si compacte que même une lame ne pourrait en pénétrer l’étonnante densité. Soudain il fait si froid et notre chair frémit sous la tunique d’airain. Le globe de nos yeux se voile, nos antennes érectiles ne palpent que la nuit et l’incertain, notre ventre annelé se glace d’une réalité si cruelle que le rabot de la lucidité en aplanit les contours. L’ambiguïté, cette lumière qui devrait être si douce, voilà qu’elle ponce à vif notre curiosité et nous laisse démunis, pareils à ces formes homologues qui, parfois, sur le dos, battent violemment des pattes dans un vibrato si pathétique que leur fin est un soulagement.
Ô, nous voudrions tellement percer le hiéroglyphe, déplier le palimpseste et lui faire dire la fable ouverte dont il est porteur, le conte dont il soutient la docile membrane, l’ode claire nous invitant à la plénitude. Mais nous sommes des enfants aux mains vides, des métamorphoses avortées, mi-nymphes, mi-papillons aux ailes brûlées. Jamais nous n’atteindrons notre imago, notre forme achevée. Nous sommes sur le seuil d’une révélation, sur le bord d’un désir et nous demeurons en suspens, pareils aux vibrations des phalènes dans la vive lumière. Mais que la mort vienne donc nous délivrer, ou bien un acte d’amour, ou une manducation de notre propre corps, tous gestes équivalents, toutes émergences de liberté. Plutôt que cette attente qui nous fixe à demeure et reconduit notre être à son essentielle nullité. Plutôt la mort !