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20 septembre 2016 2 20 /09 /septembre /2016 09:10
Qu’apprenons-nous des choses ?

Photographie : Blanc-Seing.

OR.

C’est, disons, un matin de brume. Contreforts de la Montagne Noire. Tout près d’un torrent nommé Orb dont le nom, articulé d’une manière déliée permet de repérer, en mode de lecture labiale, d’abord de simples formes, ensuite des signifiés qui s’y occultent à même leur production. « O », en premier lieu, lèvres en cul de poule, rondes, projetées en tube vers l’avant. Puis l’expulsion, « R », qui en accentue encore l’expansion, comme si une irrésistible poussée avait lieu, une manière de cri longtemps entretenu afin qu’en soit connu le pathétique, peut-être le tragique, en tout cas la nécessaire portée dans la lame oblique du jour. Tout alors est en suspens. La coulée d’eau s’immobilise, les feuilles cessent de s’agiter, les bruits s’invaginent dans la mystérieuse conque d’eau. On est là, tendu, pareil au chien d’arrêt tétanisé sur le bord de quelque gibier. On est là dans l’incertitude d’être pour la simple raison que l’on sent bien l’incomplétude du mouvement, son hésitation extrême sur le bord d’un précipice avec de sombres rumeurs, hauts de hurlevent venant jusqu’à soi du plus loin du temps, du plus loin de l’espace. Rien n’est encore définitivement celé. Rien n’est arrêté qui permettrait de porter sur les choses environnantes un jugement définitif. L’on sent bien, au creux de soi, cette protubérance, cette pierre en voie de constitution, cette vrille en train de forer, peut-être de chercher son issue, de jaillir dans le lieu et d’y révéler quelque chose qui, jusqu’à présent, jamais n’a été accompli. Sublime tension dont on réalise qu’elle se place tout à la pointe extrême, juste avant que l’extase ne se révèle, que les yeux ne s’emplissent de larmes, que le sexe révulsé ne fasse ses diastoles-systoles, ses mutineries syncopées, ses résurgences séminales. On attend. Peut-être la survenue du papillon de cristal dans l’air bleu. Peut-être le bouillonnement d’écume blanche. Peut-être le ciel virant à l’ocre sous le vol soutenu des criquets. Cette heure de l’hésitation est si pleine, si dense, si gonflée de suc. OR, OR, OR, comme pour dire le précieux, le métal en fusion, le vil plomb enfin transmué en sa quintessence, en son principe essentiel, en sa gemme éternelle. Alors il n’y aurait plus que cette belle teinte aurorale glaçant le ciel de ses feux et tout, autour, se réduirait à une vassalité, peut-être même à une servitude volontaire. OR, règne du métal précieux et les sclérotiques des hommes, des femmes seraient enduites de vermeil comme si cette gloire unique devait clore l’événement, en sonner le vibrant et harmonieux épilogue.

ORB.

OR…B. Ouverture immense, gueule du four écarlate, démesure gutturale, voici qu’elle se déchire, que les commissures s’étirent, poussée d’une immémoriale mimique, que l’occlusion B a lieu, que l’antre se referme, que la grotte regagne la bouche d’ombre. ORB et l’on ne sait plus ce que l’on vient de vivre, si même l’on vit encore, si, sur Terre, des Vivants s’aiment, si les villes pullulent, si le soleil lèche l’adret de ses flèches blanches. L’ubac, l’ombre. Plus que cela et la vallée s’emplit d’un froissement de gouttes grises. Au loin, là-bas, le treillis du pont-suspendu s’arrête en plein ciel. Les arbres sont échevelés. Les rochers sur les rives sont des boules de bitume, muettes, pelotonnées au sein de leur matière lourde, paralytique, hémiplégie du minéral sur le bord d’un évanouissement. Soi, on est soi dans une dérive qui paraît infinie, qui arrache à son propre destin, qui lance en orbite autour de sa conscience et on se voit, telle une sphère, une goutte de lait, une perle de nacre girant à la seule force de sa stupeur dans l’éther pris de folie.

Boulet-Racine.

Soudain, dans l’air étréci qui sonne comme un glas, qui frissonne sous le givre du doute, qui s’étiole à la mesure de la révélation en train de prendre forme, il n’y a plus que soi, genre de concrétion minérale, de calcite blanche levée dans l’incertaine lumière, plus que soi et ce Boulet de pierre, cette Racine ou bien cette souche à l’exubérance confondante. Plus que cela et une fascination et une absorption quasi-totale de soi dans cette gémellité arbustive, cette denture pierreuse. Soi qui demeure debout, tel un menhir de glace. Soi qui boulotte son propre corps, manduque consciencieusement le sombre massif de la tête, digère l’étrange floculation des membres, déglutit le territoire rubescent du sexe, use jusqu’à la pointe la nervure plantaire, les moignons des orteils, le silex des ongles. Sur la rive qui n’est plus, dans les arbres absents, sur la courbe diluée du ciel comme une lente agonie qui ne profère qu’une fable originelle, une comptine d’autrefois par laquelle le soi vint au monde et y demeura jusqu’à ce jour qui meurt de n’avoir pas été. Simiesque engeance, sinistre guenon qui serre entre ses bras semés de pustules et hérissés de bubons cette pierre oblongue, cette outre gonflée de venin, cette jarre semée de sucs mortels.

Qu’apprenons-nous des choses ?

Boulet-Racine : mariage de la Carpe et du Lapin, épousailles de la gelée existentielle, cette pâte sartrienne visqueuse qui rampe à terre comme cette incongruité qu’elle est, cette Racine, cette contingence étroite, cette cannelure assoiffée de l’anthropos de chair et de sang, mariage hideux, non de cœur, mais d’irraison, hyménée appelant son double, ce Rocher à la peau glabre, lourde meute destinale qui vous précipite dans l’éternel intemporel de Sisyphe, dans l’irréfragable et outrageux nihilisme - ce Cannibale -, cette pieuvre aux yeux injectés de marbrures mauves, délétères, cette bouche à la gueule ornée de diamants, ce trépan métaphysique qui fait son bruit de rhombe, de bourdon au ventre annelé, son cliquetis de catacombe.

ORB…ORB…ORB…Où es-tu ? Où sont les montagnes semées de chênes ? Où sont les éboulis de granit si beaux dans l’étincèlement de l’aube ? Où sont les Hommes aux yeux de lumière ? Où sont les Femmes à la taille souple, aux hanches en amphore ? ORB…OR..O.

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