Le grand tondo.
Œuvre : Marc Bourlier.
« Là où son père avait fait du domaine le lieu de la gabegie et de la faiblesse, Montès aspire à réaliser une eutopie, un des ces lieux idéals « où dans une sorte de non-temps s’étire la douce rêverie de l’être-bien […] »
(Centre d’étude du roman des années 1920 à 1950, Roman 20-50, n°23-24, page 157, 1997)
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Longtemps les Petits Insulaires avaient flotté aux alentours de la Planète Bleue. Longtemps ils avaient affûté leurs yeux de bois afin de voir l’incroyable faune humaine qui en dessinait les contours, en peuplait les collines et les montagnes, les vallées et les plages de sable fin. Au tout début de leur curiosité ils avaient été un peu fascinés par ces foules bariolées qui parcouraient les rues en tous sens, par ces langages divers, polyphoniques, qui glissaient sous la pellicule claire du ciel, ricochaient sous le ventre gris des nuages. Les Petits Boisés se disposaient tout contre le bastingage de leur vaisseau sylvestre et regardaient les hommes faire leurs pas deux, leurs entrechats sur la grande scène du monde. Ils regardaient les femmes aux joues poudrées dont les reflets s’allumaient dans les vitrines entourées de guirlandes lumineuses. C’était d’être comme au théâtre ou bien sur les bancs d’un jardin public et d’assister à un spectacle de marionnettes. C’était si bien de voir toute cette agitation joyeuse, ce carrousel infini des robes aux volants pareils à une gaze, ces vêtures belles dans lesquelles les hommes paradaient. On aurait pu s’abîmer dans une éternelle contemplation mais les Petites Eclisses s’aperçurent bientôt que la plus belle des manifestations dissimule, sous ses éclatants atours, quelques ombres dont, les percevant, l’on désire bientôt s’écarter de peur qu’elles ne deviennent envahissantes. Car, derrière ce bel étalage de formes aussi sublimes que naturelles, rôdaient, comme un voleur confié à l’obscurité de quelque étrange venelle, des images prosaïques qui devaient constituer l’envers de cette face brillante comme mille écus. Sans doute avaient-ils été abusés par une manière de miroir aux alouettes, eux dont la simplicité, la naïveté étaient proverbiales parmi le peuple des Modestes et des Sans-grades.
Aiguisant la boule innocente de leurs yeux, voici ce que virent Les Petites Ecorces sur les gradins de l’amphithéâtre humain qui se déployait devant eux : partout où la vision pouvait régner, ce n’étaient que fourberies et coups bas, promesses et reniements, déclarations d’amour et vagues de haine ; partout désirs rougeoyants, envies incandescentes, ambitions pléthoriques ; partout égoïsme rampant et indulgence pour soi, dague pour les autres ; partout les yatagans des yeux semaient la terreur, moissonnaient les têtes trop crédules, les esprits indulgents ; partout s’écoulait, à la manière d’une lave invasive le mépris des Existants pour ce trésor qui leur avait été légué par quelque démiurge sans doute atteint de myopie. Car, si les règlements de compte allaient bon train parmi les membres de la meute anthropologique, la Terre elle aussi, la belle Planète Bleue avait à se tenir à carreaux, la paranoïa des Insensés atteignant une telle amplitude qu’elle menaçait, à tout instant, de se métamorphoser en raz-de-marée.
Partout où étaient des arbres centenaires - leurs ancêtres -, on arrachait et sciait les troncs qui pleuraient leurs larmes de résine. Partout, dans la moindre des ruelles, sur les chemins de campagne, sur les crêtes des dunes, au fin fond des vallées alpestres, sur le ruban de bitume des routes qui sillonnaient la Terre, fonçaient des milliers de bolides aux groins menaçants qui répandaient leurs fumées délétères aux quatre horizons. Partout où demeurait disponible la moindre parcelle de sol, on l’entaillait, on l’ouvrait avec des coins d’acier, on l’enserrait dans des forceps, on y coulait des tonnes de ciment, on y élevait d’immenses tours de verre qui rivalisaient avec l’antique Babel dont le contemporain langage consistait à émettre, continuellement, des arrêts de mort, à ouvrir des champs de bataille aux sanglantes rumeurs. Partout on encageait le lit des rivières, on en barrait le cours, on en turbinait l’eau afin que les Vivants pussent satisfaire leur désir de gloire et de domination. Enfin, tout ceci était si peu glorieux que les Petits Sylvestres avaient enfin résolu de larguer les amarres, se détachant volontairement de cette communauté inconsciente qui courait à sa perte.
Quelques esprits plus éclairés mais identiquement atteints de cécité avaient cru échapper à cette indépassable aporie en confiant à leur imagination le soin de trouver un exutoire, de ménager une porte de sortie afin que, quelques individus se sauvant du désastre, ils parvinssent à édifier les bases d’une nouvelle société. Leur démarche avait pour nom UTOPIE, leur outil INVENTION, leur Eden la CITE IDEALE qui leur permettrait d’échapper au destin tragique de leur condition. Alors on avait crée de toute pièce un nouvel univers avec son mode propre d’administration, son gouvernement, ses hiérarchies, ses méthodes quant à la connaissance, ses chemins en direction d’un éternel bonheur. Mais les Petits Boisés, s’ils n’étaient nullement instruits des arcanes de la Philosophie et de la Science Politique, possédaient une naturelle intuition, un bon sens chevillé à leur corps de bois dont ils faisaient un des paradigmes d’une connaissance immédiate, simple, dénuée de tout artifice, qui les conduisait dans le domaine des vérités bien plus rapidement que ne l’aurait fait une assemblée de Terriens, fût-elle rompue à l’exercice de la logique et aux ruses de la rhétorique.
Nul besoin pour les Sylvestres d’inventer un Raphaël Hythlodée ayant appris au contact des peuples du Nouveau Monde les subtilités du gouvernement parfait et les modalités selon lesquelles apporter à ses frères humains, de l’Ancien Monde, un savoir qui les assurerait d’une éternelle félicité. Nul besoin d’un Thomas More, cet humaniste épris d’égalité et de justice, pour mettre en mots les propos du Navigateur Hythlodée qui se prétendait le compagnon d’un Amerigo Vespucci - celui-ci avait-il au moins existé dans la « vraie réalité » ? -, nul besoin d’inventer une fable à des fins de réassurance de ces hommes et femmes qui n’avaient qu’à se reprocher à eux-mêmes d’avoir sapé les fondements sur lesquels ils reposaient avec la plus belle des inconsciences qui se pût concevoir.
En orbite autour de la Terre, à bonne distance afin d’éviter une quelconque contamination, les Eutopiens - ils étaient l’exact contraire des Utopiens -, vivaient de leur vie de fibre, de mémoire de sève, tous bien réunis, groupés dans l’ovale de leur île, serrant les coudes quand déferlaient les tempêtes sidérales ou bien les pluies de météorites, les déflagrations de rayons cosmiques, les éclairs d’ondes magnétiques. Ils se sustentaient d’air et de brume. Ils respiraient la douce fragrance des étoiles. Leurs corps se laissaient poncer par les rayons de Lune. Leurs yeux étaient les dépositaires de cette belle lumière solaire sans laquelle, pas plus eux, les Eutopiens, n’auraient pu exister, pas plus les Utopiens qui semblaient avoir clos définitivement leurs paupières sur l’image du réel. Leur bonheur, ils le devaient tout simplement à la simplicité, à l’exercice de la modestie mais aussi à une lucidité qui, pour être boisée, en était d’autant plus remarquable. Certains des Terriens les plus ouverts à l’interprétation des arcanes de l’univers prétendaient que cette disposition à être selon une naturelle vertu, ils la devaient à leur âme dont ils écoutaient la voix. « L’âme du bois », bien entendu. Est-ce cela la vie belle et bien comprise ? Est-ce cela ? Avec les Petits Boisés, nous voulons le croire. Oui, nous le voulons !