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27 décembre 2016 2 27 /12 /décembre /2016 16:59
Tache noire sur fond blanc.

« Hiver ».

Œuvre : André Maynet.

 

 

De quelle image s’agit-il ?

 

Avec les images, il en va toujours de notre compréhension à leur sujet. C’est un monde nouveau qui paraît et nous interroge. Comment pourrait-il en être autrement ? Par définition toute image est fascinante, c'est-à-dire qu’elle nous convoque bien au-delà du visible dont elle paraît constituer l’immédiate effigie. Plus nous regardons, plus nous nous heurtons au carrousel complexe de la polysémie. Pullulation du sens qui vibre tout contre la paroi de notre intellect avec l’insistance que met le bourdon à visiter le calice des fleurs. Que retenir de ce qui se montre qui ne soit pure décision de notre volonté ou bien fantaisie de notre activité fantasmatique ? L’objectivité n’existe pas. Seulement le marais indistinct des subjectivités, la brume diffuse des affinités. Alors nous disons l’icône sous des modes divers.

Nous disons le noir et le blanc, leur fondamentale opposition, leur valeur absolue comme si, hors d’elles, ces couleurs qui n’en sont pas, n’apparaissaient que le divers, le relatif et le chaos des contingences. Nous disons le noir associé aux ténèbres primordiales, confondu avec l’indifférenciation originelle. Aussitôt nous faisons jouer en mode contraire le blanc en tant qu’étrange parution du vide, tension insoutenable du silence. Puis, insatisfaits - comment pourrions-nous nous contenter de la première hypothèse venue ? -, nous nous réfugions dans une manière d’échappatoire qui convoque l’irreprésentable. Nous donnons à cette impression la consistance éthérée d’une proposition métaphysique comme si le Modèle ne surgissait provisoirement du néant qu’à y mieux retourner. Mais, là encore, nous demeurons sur notre faim. Notre irrésolution est grande qui réclame une esthétique, exige un mouvement de transcendance. C’est l’immédiat surgissement du tableau de Kasimir Malévitch de 1915 qui s’impose comme la réalité la plus vraisemblable. « Carré noir sur fond blanc », position extrême du suprématisme, où la forme pure se dégage comme la seule possible pour amener l’art à sa position la plus haute, la dimension spirituelle. Noir, blanc, carré deviennent des formes indépassables, abstraites, conceptuelles, donnant site à l’abstraction la plus verticale qui soit afin que l’esprit humain, amené devant le « degré zéro » de la peinture, ne s’esquive nullement dans un sentiment faussement complaisant ou bien un romantisme qui le détournerait du sens de l’œuvre. Malevitch nous met au pied du mur, afin que notre habituelle paresse intellectuelle, fouettée à vif, se loge dans la chair vive de l’œuvre plutôt que de se dissimuler dans des postures qui, la plupart du temps, ne sont que des faux-fuyants.

Tache noire sur fond blanc.

« Carré noir sur fond blanc ».

Kasimir Malévitch.

 

 

Et, maintenant, à bien considérer les choses, notre allusion au tableau du Maître Russe est-elle aussi gratuite qu’il y paraît ? Sans doute, à première vue. Mais à aiguiser son regard on devine les points de convergence, les analogies, les intentions congruentes. C’est la nécessité de toute œuvre vraie que de coïncider avec son essence, à savoir livrer d’elle-même la nervure la plus signifiante qui soit. Or, cette dernière ne fait signe qu’à se révéler dans une exigence formelle, une pureté, la simplicité qui détermine son unité et la porte à son accomplissement. Alors, que choisir de plus rigoureux que cette silhouette humaine ne jouant que sur un bi-chromatisme élémentaire, se fondant sur l’aridité aussi bien climatique que conceptuelle du thème hivernal ? Cette jeune apparition que nous nommerons Frimas, voyons en quoi elle possède toutes les qualités de ce qui, jouant avec les valeurs essentielles d’une figuration, porte, par là-même, l’intention qui l’anime à se révéler comme une proposition plastique adéquate, une œuvre dont nous ne pourrions différer qu’à en occulter les racines, à n’en percevoir qu’une prose sans objet réel.

La thématique hivernale est si bien choisie qu’il s’agit d’en percevoir la singularité vis-à-vis de toute énonciation artistique qui se veut exacte, authentique, sans détours. Les variations saisonnières (tout comme la méthode des variations phénoménologiques travaille à mettre à jour les esquisses plurielles des choses), les fluctuations donc feront apparaître dans quelle mesure nous aurons affaire à un langage de l’ordre du poème, non à une énonciation bavarde. Le printemps en tant que période du renouveau, de la turgescence de la sève, de l’agitation florale est bien trop mobile, trop soucieux de paraître sous de multiples silhouettes pour pouvoir retenir longtemps notre attention. C’est à l’instant où nous croyons saisir le bourgeon qu’il éclate et se déploie en une corolle capricieuse que le premier vent agite dans l’air primesautier. Ce que le printemps annonce, l’été le porte à son acmé. Temps de la feuillaison, des trajets multiples, de l’exubérance, comment faire confiance à ce tumulte incessant, à ce hourvari que se saisit du monde, à cette confusion qui, mêlant tout à tout, berne les sens, les abuse et les soumet aux mirages perpétuels ? Quant à l’automne, si un réel apaisement l’incline à devenir un temps plus apollinien, mesuré, faisant place à une relative sagesse, cette saison n’en demeure pas moins le lieu d’une ambiguïté, d’un paradoxe dans lesquels peuvent se lire, tout à la fois, le regret de l’été, l’impatience d’un printemps, cette insatisfaction permanente de l’âme se traduisant par cette inévitable mélancolie qui, souvent, est l’antichambre de la dépression, donc de l’instabilité, de la fuite en avant des choses.

 

Frimas : tache noire sur fond blanc.

 

Notre description de Frimas n’aura d’autre but que de faire apparaître en quoi consiste sa venue essentielle au monde, la simplicité qui en tresse la subtile croissance, la vérité dont elle est la source, à l’instar du blizzard qui ne souffle que pour souffler, n’ayant cure ni des gens ni des lieux qu’il traverse depuis la nécessité qui l’anime de l’intérieur. Ce qu’avec Frimas nous trouverons essentiellement : ce moi profond qui détermine l’être, non le moi superficiel qui ne sait s’orner que d’apparences. Frimas est debout dans le plus simple appareil. Frimas est enveloppée de blancheur, pareille au masque du mime qui dit en mode silencieux la tragédie humaine et la donne à lire aux Voyeurs selon leur propre perspective. Elle, qui est là dans la splendeur, fait corps sur un carré blanc qui la livre dans la plus sûre fidélité de qui elle est, une Divine que rien ne saurait atteindre sauf une vision exacte. Frimas ne demande rien. Frimas n’attend rien. Elle est là tout comme peut l’être la statue de marbre dans l’enceinte sacrée du Temple ou bien dans l’espace clos du Musée. Rien ne trouble. Rien ne divertit de soi. Luxe suprême d’une conformité avec sa propre essence.

Le froid est là, tout autour qui cerne et isole, cristallise et porte à la plus grande proximité d’une origine, d’une pureté. L’air, affuté comme la lame du silex, serre le front, ceint le visage, l’étrécit à la mesure d’une décision première. L’amygdale du cerveau est cette demeure de cristal dans laquelle les idées sont claires, étrangement spacieuses alors qu’on pourrait supputer tout le contraire. Seules les idées déliées, passées au filtre d’un impératif catégorique peuvent porter les jugements beaux et faire croître ce qui mérite de l’être afin que toute pensée digne d’être pensée trouve l’amplitude propice à son éclosion. Car il y a devoir à être, non seulement à vivre dans l’existence dénuée de valeurs. Regardez le beau regard de Frimas qui porte en lui la rectitude d’un savoir sans doute ancien, sans doute lié à la parution primitive du monde, cette manière d’Eden sans failles ni ombres, cette façon d’avancer dans son destin avec la belle confiance des âmes droites. Car, si la rigueur hivernale peut trouver motif à figurer dans les arcanes de la conscience humaine, c’est bien sous la forme de ce qui ne peut se donner et être décrypté qu’à l’aune de la loi la plus verticale, celle qui ne diffère ni de soi, ni de l’autre, mais cherche à réunir les vertus premières de ceux et celles qui s’y confient avec assiduité.

Combien les hésitations printanières, la démesure estivale, la chute automnale auraient été impuissantes à obtenir cette nécessité de s’accorder à soi dans la plénitude d’un devenir radieux. Cependant sans fausse naïveté, sans comportement feint ou bien marche de guingois. Les mailles de l’atmosphère hivernale sont si serrées que tout pas de travers, reçoit aussitôt son châtiment, sans délai. Certes, tout ceci, cet apparent corset imposé au corps, cette geôle dans laquelle semblent végéter les mœurs, ce carcan qui voudrait éteindre les passions naturelles tout ceci donc paraît faire signe en direction d’un affligeant ascétisme n’ayant de fin en soi que la sienne propre. Mais, ici, il convient de dépasser les connotations morales surgissant d’une vision inadéquate de l’œuvre. Ici est le lieu du symbolique, c'est-à-dire des significations apparentes qui se donnent à voir, nullement celui d’une éthique qui consisterait à régler sa propre conduite sur un indépassable parangon. Si « modèle » il y a et il y a bien Modèle, c’est d’abord en tant que Forme qui, tout naturellement, nous conduit à l’adoption d’une esthétique, à savoir d’une façon d’être face à la beauté et à ses multiples donations, à ses infinies présences.

Pour Frimas il y a beaucoup de joie ineffable à demeurer là, dans l’antre étroit du jour, à ne pas bouger, à goûter l’immobilité comme un don suprême, à immoler la braise rougeoyante de son désir, à en faire une gemme inapparente, une parole muette, un poème irrévélé, l’attente d’un secret qui, un jour peut-être, se dévoilera comme un inévitable dépliement existentiel dont elle fera son feu, tissera les fils enchevêtrés du temps. Pour l’instant, concrétion hivernale, immuable congère que rien ne semble pouvoir atteindre, pas même le brasillement discret d’une envie, elle choisit d’être simplement source au creux d’une roche, chant d’un étrange insecte dans la niche serrée d’une oublieuse chrysalide. Il n’y a que cela qui s’annonce : un carré de lumière blanche, une tache noire qui semble en être l’émanation, et, tout au bout de cette mystérieuse généalogie, Elle, Frimas qui hiberne longuement, ne pense à rien, ne profère rien, attend seulement que l’être veuille bien grésiller, poindre sous la cendre.

Être dans la vérité est ceci : respirer la réelle liberté de la solitude, sentir la tunique d’air frais glacer ses tempes, descendre le long de son plexus, névé si virginal qu’il ne peut accueillir que l’évidence de l’heure, contourner le bouton discret de l’ombilic, biffer la sourde entaille du sexe, glisser le long des colonnes doubles des jambes, se fondre enfin dans cette dalle noire, indistincte, qui semble jaillir du sol à la manière d’un indiscernable chaos fondateur. Frimas est une simple ligne, une forme ramenée à un lexique si minimal qu’il confine au silence. Peut-être, alors, n’est-elle qu’une abstraction, une architecture dont un jour, peut-être, s’élèvera ce beau suprématisme, cette toile si attirante, ce « Carré noir sur fond blanc ». Au fond, elle est peut-être, mais c’est déjà beaucoup, l’art dans l’une de ses fascinantes déclinaisons. Mais, en définitive, vous qui lisez, lui qui dessine, moi qui écris, ne serions-nous pas de cette nature des formes impalpables qui nous habitent sans que nous en percevions bien l’imperceptible courant ? Ne serions-nous pas uniquement cela, de frêles esquisses hivernales en attente d’être ? Mais d’être vraiment ?

 

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