« Mouette attitude ».
Photographie : François Jorge.
Phénoménologie du visible.
Ici nous regardons et le réel vient à nous avec son incroyable présence, sa densité, ce mur qui nous paraît infranchissable tellement sa forme est plénière, tellement la toile qui se dresse devant nous est une partie même de notre être. Nous regardons et nous sommes une parcelle de l’image, peut-être un oiseau ou bien le pieu de bois qui le soutient ou encore ce miroir de l’eau qui s’irise de mille tremblements tout comme notre âme bouge à l’unisson de ceci qu’elle découvre. Car le monde qui vient à notre encontre est indivisible. Il nous happe en lui et nous enjoint à en être l’un des fragments, tout comme notre décision de vivre suppose le monde et l’approprie à notre esquisse existentielle comme la preuve qu’il est. La sienne propre de nous apparaître, de faire phénomène et, corrélativement, de nous fournir lieu et place afin qu’il joue en écho et nous porte plus avant dans sa compréhension qui n’est qu’une réverbération de la nôtre. C’est dans ce jeu de réciprocité infini que s’actualise ce que nous sommes dont le fond est le monde lui-même dans ses multiples épiphanies. Il y a alors comme une certitude d’appartenance dont notre psyché s’abreuve afin que quelque chose comme une vérité nous délivre des apories originelles et nous dépose aux confins de ce qui fait sens : soi, l’autre, l’objet familier, le lien affinitaire avec ce qui nous parle le langage que, toujours nous attendons, faute d’adéquatement le savoir.
Alors nous disons la lumière cendrée, cette à peine effervescence qui pose s choses en elles-mêmes à leur insu et les convie à rayonner de l’intérieur. Alors nous disons l’incantation qui naît de l’onde grise, du miroitement qui en est le tremplin. Car il faut toujours une surface réfléchissante, une chambre d’écho amplifiant le doute de la sensation. Oui, doute car il en est des apparitions comme du vent qui passe et est déjà enfui à même sa course. Diactique du réel et de l’irréel lorsque les choses font efflorescence dans la délicatesse, dans la profération assourdie de ce qui est à voir comme l’essentiel, la beauté partout présente et notre disposition à la recevoir, à la répercuter, à en faire le lieu d’une indépassable félicité. Regardant la photographie belle, il faut que cela bouge en nous, que cela ruisselle, que cela fasse ses milliers de rythmes, ses cascades, ses résurgences à même la peau qui se hérisse de picots imperceptibles, d’infinis ondoiements nous disant l’espace d’une joie renouvelée, inépuisable. L’exacte attitude est de regarder dans la droite ligne ce qui est, de se soustraire aux bruits contingents du monde, d’en sonder l’inimitable rumeur, loin là-bas sur la crête mauve de la montagne, près, ici, sur la lagune que la clarté transcende et porte à son acmé.
Etonnement tout de même que cette lumière basse, horizontale, du nadir puisse aussi facilement faire signe vers une autre lumière, zénithale, s’élevant jusqu’au dôme translucide du ciel. L’art est ce prodige toujours accompli à l’aune d’une transaction, d’un passage, d’une médiation mettant en jeu des polarités opposées mais néanmoins intimement complémentaires : feuillaison de la terre dense qui se met à poudroyer dans l’éther en milliers de constellations signifiantes. La terre, dans sa naturelle lourdeur est contingente. Le ciel dans sa texture aérienne est d’origine transcendante. L’objet de toute création est de métamorphoser la matière en esprit, en diaphanéité, en essence. Transitivité de l’exister à l’être qui est la seule chose à comprendre de manière à s’approprier le domaine constamment ouvert de l’esthétique. S’il se referme, c’est en raison d’une vue qui s’est gauchie, qui a confondu les moyens et les fins, qui a pris le subjectile pour l’œuvre, qui a sondé la pâte à défaut d’en percevoir le tellurisme coloré. Il faut faire irruption au travers de la croûte du visible et se retrouver au-delà, là où ça chante, là où ça s’éclaire, là où derrière le tissu du monde apparaissent les linéaments d’une réalité autre, prolixe, riche de quantité de perceptions neuves, de sensations renouvelées, d’intellections arbustives. Vision intensément démultipliée que celle de la beauté. Elle est ce par quoi nous arrivons à nous-mêmes en surgissant en l’autre, cette présence de l’œuvre qui nous enjoint de convoquer notre propre beauté, condition d’une éthique sans laquelle rien de juste, d’exact ne peut signifier sur le champ ouvert de la conscience.
Phénoménologie de l’invisible.
Si, devant une œuvre portée à sa plénitude nous sommes désemparés, c’est que nous avons capitulé devant l’insistance de notre être à percevoir les sèmes cachés, lesquels ne font qu’obturer la perception de notre propre présence auprès de la proposition artistique. Oui, il y a de l’invisible. Oui, il y a de l’étrange, du dissimulé, de l’inaperçu. Tout serait-il immédiatement perceptible et, à l’évidence, nous n’aurions nullement affaire à ce qui se nomme « art ». Seulement à quelque phénomène sans importance. Jamais l’objet manufacturé ne nous questionne, pas plus que l’outil usuel ou bien toute autre réalité affectée d’une fonction instrumentale. Leur apparition justifie leur fin sans qu’aucune médiation n’intervienne afin que l’on s’en approprie l’usage. Mais revenons à l’image. A cette image qui pose, en filigrane, la dimension d’une réflexion. Qu’y voyons-nous qui stimule notre imaginaire, déplie notre dérive songeuse, fouette notre désir de nous trouver près d’elle sans délai ? Ici, manifestement, il y a surgissement de ce qu’en titre j’ai nommé le « continent blanc ». Certes la nomination pourrait s’interpréter selon le monde analogique, l’ambiance, les couleurs presque effacées, l’indigence du sujet abordé faisant facilement signe vers ces terres blanches que sont les espaces du Septentrion. Mais il y a plus. Il y a une référence ontologique, c'est-à-dire qu’il y va de l’être propre de la chose figurée. Il ne s’agit pas d’un changement de degré, mais d’une modification de nature, de profondeur. Cette photographie parle la belle langue du poème. Tout y est orné de certitude. Tout y est dit, évoqué avec l’économie qui sied à l’approche correcte, exigeante d’une essence. Ce ne sont pas seulement des mouettes rieuses ou non qui y sont représentées. L’enjeu esthétique dépasse de loin la simple figuration de volatiles occupés au repos, à la toilette, au prochain endormissement. C’est, soudain, comme un diaphragme qui s’ouvre et révèle un univers. Comme un ravissement qui saisit et emporte loin de soi et, cependant, paradoxalement, au plus proche, dans cette pliure de chair qui demande à être fécondée, reconnue, portée à l’incandescence. S’agit-il de l’esprit ? S’agit-il de l’âme ? De cette énigmatique « glande pinéale » dont René Descartes fit, en son temps, le siège de la pensée et des spéculations métaphysiques ? Il nous faut nous résoudre à ne pas tout connaître du réel, de son envers, de son mystère. Mais pour autant ne pas y renoncer. L’une des vertus majeures de l’art est précisément d’en être le lieu d’émergence le plus remarquable. Peut-être le plus accessible si l’on consent à en chercher l’ineffable trace. Peut-être plus que la religion ou bien les mythes qui n’entretiennent le flou qu’à sauver l’outre-monde dont ils constituent le théâtre visible.
La mise en scène de cette image, plus que la carte postale d’un étang que visite sa faune habituelle est l’espace selon lequel apparaissent, surtout, à la manière d’un second degré, d’une langue dont il faut traduire le lexique inconnu, des notions imperceptibles à première vue, telles le vide, l’absence, la fuite, le silence, l’insaisissable linéament, la sustentation dans l’air d’une invisible empreinte. C’est ainsi, dès que l’on s’éloigne du concret, de l’immédiat préhensible, il ne reste plus dans la nacelle étonnée de nos mains que de fins ruisselets s’écoulant tel le fluide temporel, cet inaccessible par définition. Mais alors qu’est-ce donc qui peut nous rendre visible ce qui, dès le premier abord, ne l’est pas ? Est-ce une magie, un tour de passe-passe, une habile manipulation de quelque prestidigitateur ? Ou bien les choses sont-elles plus simples qu’un regard approprié nous restituerait à la hauteur de sa qualité ? Oui, le mot princeps est lâché. Le mot qui, à lui seul, féconde le réel, le traverse et débouche sur le champ infiniment étonnant de la compréhension. REGARD, en lettres majuscules, comme pour dire sa majesté et le rare qui y est attaché, le précieux qui en jalonne les contours, l’inestimable qui en déplie la conque sublime. Mais à ceci même, au regard, il faut la condition de l’exactitude par laquelle la vérité se dévoile et permet d’accéder à l’éblouissement esthétique.
Si cette image n’était qu’une idole, à savoir l’adoration de quelque image païenne sans autre intérêt qu’un culte rendu à une divinité de carton, alors nous serions d’emblée en dehors de notre propos, quelque part dans un « musée imaginaire » si pauvre qu’il se dissoudrait à même son inconsistance foncière. Mais, en réalité, il ne s’agit pas d’une idole. D’une image d’Epinal qui pourrait trouver sa place entre une crédence Henri II et un compotier de fruits communs. Le « continent blanc » qui l’habite la place au rang d’icône, de représentation essentielle qui la transcende et en fait le lieu, non d’un sacrifice profane, mais d’une hiérophanie, de la manifestation du sacré. Oui, du sacré puisque toute œuvre d’art en son origine, en son essence est d’obédience religieuse, manière de posture mystique au regard de ce qui dépasse l’homme et le rend précieux, en raison même des objets qu’il place au centre de ses mystérieuses et, par définition, inconnaissables questions. C’est là le sort de toute métaphysique de nous arracher à notre condition terrestre et de nous inviter à notre intime dépassement, mais aussi à celui de la Nature, de l’Autre qui nous fait face, de toute cette galaxie qui nous environne et nous demande, instamment, d’être libres. Or cette liberté à laquelle chacun aspire, la Mort en est le dernier recueil, la borne indépassable, la ressource parvenue à son terme. C’est bien parce que la question fondamentale de l’exister nous taraude, nous angoisse, nous livre à l’infernale déréliction, que l’homme, tout homme, cherchant à s’en exonérer cherche dans l’art les moyens de sa propre assomption, de son salut. En attendant…
Sublime présence du kairos.
Le propre de cette image qui s’assure, par son traitement, d’une possible « éternité », se tient tout entier rassemblé dans le fait qu’elle constitue un événement fondateur. Comme toute figuration de cette nature, elle entraîne, de facto, une mise entre parenthèses de l’espace, du temps, du réel. Elle est ce « kairos », cet instantané des anciens Grecs, cet « instant décisif » taillé dans le vif de l’exister, seule faille par laquelle connaître cette brève parution d’un temps infini qui est la scansion même de l’art. Demeurons en suspens. Ceci est le geste majeur auquel nous convient aussi bien la pose hiératique des mouettes, que le neutre blanc, que les touches grises si discrètes qui sont les médiateurs d’une perception accomplie des choses. Il n’y a guère d’autre à espérer d’une image que ce déport de soi qui est la condition même d’une aventure heureuse auprès du monde. Pour cette raison nous vivons les mains tendues vers l’avant en direction de ce qui pourrait étancher notre inextinguible soif. Or nous voulons boire jusqu’à la lie, jusqu’à la dernière goutte. Oui, la dernière !