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12 février 2017 7 12 /02 /février /2017 10:01
Epiphanie spéculaire

Six Février.

Œuvre : François Dupuis.

 

 

 

 

   Soi face à soi.

 

   Ce qu’il faut envisager c’est ceci. L’atelier est plongé dans une sorte de clair-obscur, condition indispensable d’apparition de l’œuvre d’art. La forme ne sort jamais que de l’ombre dont elle est tissée, que l’Artiste porte à la lumière. A l’origine il n’y a rien que cette page anonyme d’une éphéméride qui attend d’être maculée de quelque contingence, un rendez-vous, des fusains à acheter, un médium à appliquer sur une œuvre terminée. Seulement de minuscules événements dont jamais la fluence ne s’interrompt pour la seule raison que c’est leur destin de croître dans l’urgence et de se disséminer dans les hasards du jour. Simples irrésolutions que le temps efface comme la feuille envolée par le vent, qui ne paraît plus à l’horizon de l’homme. Donc rien à l’origine. Une page en attente de trouver son utilité, de figurer en tant qu’outil à la disposition de son possesseur. Mais regardons maintenant le dessin en train d’advenir à lui-même, d’abord. Car c’est de lui et uniquement de lui dont il est question comme s’il procédait, d’une manière autarcique, à sa propre exécution. Le graphite fait ses hachures, produit ses ombres, laisse ses réserves, module ses courbes de niveau, trace les frontières de sa topologie, ouvre l’espace de sa géométrie. Cela même qui n’était que support pour une simple ustensilité (recevoir une liste, mettre quelques mots en mémoire, dire l’anniversaire de l’ami…), voici que sa fonction se précise, que sa nature change, que s’ouvre le lieu de sa présence. Ce ne sont que confluences de lignes, circuits de moraines, éminences, creux et dépressions, dolines et plaines, éperons et falaises. Disant ceci qui est la toponymie habituelle du paysage nous n’avons fait que métaphoriser la figure humaine dont l’émergence est toujours surprenante. Quelques traces de crayon, la douceur d’une estompe, le subtil effacement d’un doigt, le jeu médiateur du gris au centre des décisions du noir, des retraits du blanc, ce silence. Alors, soudain l’on perçoit mieux l’usage de la page de l’éphéméride, son inscription singulière à même le projet de l’œuvre. Car rien ne saurait être gratuit, sauf les clignotements de l’illusion, les pas de deux de la falsification. Or, ici, point d’intervalle où pourrait se loger une telle ambiguïté. Le dessin est serré, façonné autour de cela qu’il a à montrer, le lieu d’une vérité. Cette vérité est double. Premièrement livrer la temporalité (l’éphéméride) comme mesure ultime de la ressource anthropologique. Deuxièmement faire sens à partir de l’épiphanie de Celui qui crée, centralité de tout discours à la recherche d’une compréhension de ce qui est. Car comment ne pas interpréter que l’art de l’autoportrait est bien évidemment, en première instance, art de soi, surgissement de l’ego à même son bourgeonnement ? C’est proférer une tautologie que d’affirmer ceci. Mais il faut aller plus avant et se mettre en quête d’une sémantique plus approfondie.

 

   « Assomption jubilatoire ».

 

   Ce curieux syntagme, « assomption jubilatoire » vient en ligne directe des subtiles intuitions de Jacques Lacan, ce magicien de la psyché. Ce qu’il veut dire, ceci : le tout jeune enfant, aux alentours de sa deuxième année, découvre soudain son propre reflet dans le miroir. Incroyable puissance de l’image spéculaire qui, d’un coup, d’un seul, le place au centre de lui-même, mais aussi en orbite autour de ce corps jusqu’ici fragmenté qui trouve à se synthétiser, à tenir langage, à émettre le sens qui jusqu’alors était forclos pour la simple raison d’une expérience qui n’était pas encore parvenue à sa promesse d’accomplissement. Mirage, instant de pur émerveillement dont le psychanalyste parlait en ces termes aussi éclairants que lyriques : « gaspillage jubilatoire d’énergie qui signale le triomphe, car le sujet y reconnaît soudain sa propre unité ». Mais alors qu’en est-il de l’Artiste face à ce qui fait phénomène, qui est sa propre image réverbérée sur le papier ? Mais tout simplement un écho très ancien de prise de possession de son moi, identification princeps au terme de laquelle il se révèle tel celui qu’il est, un sujet autonome pouvant rayonner dans le monde à la force de cette incroyable révélation.

 

   Du signe de soi, à celui de l’Autre, à celui du monde.

 

   Un signe s’est élevé de la nullité première. Une signification inaugurale a eu lieu. Une présence s’est montrée qui ouvre le chemin de tous les possibles. Signe qui engendre tous les autres signes disponibles. Signe de soi, analogiquement, signes des autres Existants, signes de l’univers en ses multiples constellations. La première parution sur la surface réfléchissante du miroir, le premier dessin en son esquisse : homologies, confluences, identiques perceptions qui entrainent la roue infinie des significations. Nécessité d’avoir perçu son propre signe avant que de prendre possession des autres qui ne sont jamais que des harmoniques du ton fondamental. Je suis visible, donc tu m’apparais, donc tout converge au centre, au foyer de l’imaginaire, dans l’énergie de l’âme intellective. En effet, comment postuler l’altérité si l’on n’a pas encore différé de son moi ? Il faut me décaler, prendre du recul, m’envisager moi-même comme cet étranger qui vient à l’encontre afin que, me reconnaissant, je puisse en lui, cet étranger, affirmer ma propre réalité, poursuivre mon chemin lesté de cette certitude qui me fait être celui que je suis avec l’assurance tranquille de qui s’est rencontré en son essence. Dessinant, traçant sur le papier ces innombrables « lignes flexueuses », le Créateur réactualise le procès de sa conscience d’être au monde. Posant, face à soi, ce qu’il ressent comme sa plus possible esquisse, il procède à sa propre désaliénation, celle du regard des Autres, regard néantisant selon la belle théorie sartrienne. Car l’Autre me possède plus que, peut-être, je ne saurais le faire moi-même. Mon visage en sa singularité, son exception ne m’appartient nullement. J’en fais le don à l’aimée, à l’ami, à l’inconnu de passage. Eux, les Voyeurs, me possèdent en totalité. Eux voient la réalité de mon visage alors que je n’en perçois que les tremblantes irisations dans la transparence du miroir. Je sors du miroir et je n’existe plus qu’à l’aune de mon imaginaire, de mon « oublieuse mémoire ». Pour cette raison c’est comme un feu logé au plein du corps : il faut, coûte que coûte, procéder sans cesse à cette re-naissance, sommer cette re-présentation de paraître sans laquelle nous ne sommes plus que des feuilles dépossédées de leurs limbe, d’étiques nervures flottant au gré de la déréliction.

 

   Soi face au monde.

 

   C’est dans un jeu de réciprocité, dans le miroitement des regards croisés que s’actualise le monde qui me voit comme je le vois. Immense spécularité dont chacun se dote afin d’être visible, de rendre visible. Mystère de la vue se sachant regardée qui regarde à son tour. Vertige de l’être qui n’arrive à soi, précisément, que par cette faculté qui le porte au jour et le constitue en tant que cet ineffable territoire ouvrant la dimension de la rencontre, du partage, de l’échange qui fonde la communauté des hommes. L’art est le lieu de cette confluence des regards. Un regard édifie l’œuvre, lui imprime son rayonnement, un autre regard en prend acte, l’interprète, l’aménage, le fait sien tel l’objet nouveau qu’il est. Une exception. Ainsi naît toute culture de cet affrontement singulier. Un homme parle, un autre écoute. Une symphonie s’y montre comme le lien indéfectible qu’elle est. Vases communicants, épanchement d’une conscience dans une autre, rougeoiement des désirs qui ne s’enchaînent qu’à se rendre libres, immensément libres. Sublime fonction d’une esthétique dès l’instant où elle se révèle ce jeu infiniment gratuit dégagé de toute contingence, abstrait de toute considération qui se situerait hors du plaisir de voir, d’éprouver des sensations, d’augmenter le sensible à la hauteur d’une joie purement intellective.

 

   Epiphanie.

 

   Dessin. Ovale du visage, fragment. Genre d’ellipse enserrant en son sein l’essentiel de ce qu’il y a à voir. Corps déterritorialisé, ramené à cette simple parcelle qui pose l’Existant comme celui qui appelle, cherche sa complétude. Toujours un manque, un vide, une absence. L’angoisse s’y blottit comme l’émergence même de toute condition humaine. Un front - Des yeux - Un nez - Une bouche, autant d’éléments lexicaux se dirigeant vers une rhétorique. Le visage n’est pas seul. Le visage appelle. Le visage rassemble. Il est le lieu de la parole, du regard, de l’écoute. Il est la figure de proue de la conscience, la pointe avancée de la connaissance, l’étrave par laquelle surgir au sein des choses. Nécessairement tout converge vers lui. Le geste de son verbe demande la réponse, ouvre l’espace dialogique, instaure l’aire de fécondation, tient lieu de site de nidification pour ce qui doit éclore, advenir, éclairer l’obscurité native, déployer l’orbe dont le jour, la lumière de l’œuvre constitueront l’armature, l’arche brillante du sens.

   Le visage, certes. Mais le corps, l’entièreté du corps ? On dessine un visage et l’on a aussitôt un continent entier qui se donne à voir avec ses isthmes, ses presqu’îles, ses archipels, le reste indivisible de l’être en son étonnante cosmologie. Oui, le corps est un cosmos qui reflète l’ordre du monde. Oui, comme si le visage était le lieu de rassemblement d’un univers qui ne ferait sens qu’à être relié à son étoile blanche, à son immense rayonnement, à sa force inouïe d’attraction. Tout visage est un aimant qui rassemble autour de lui toutes les polarités, toutes les limailles, tous les corpuscules, tous les atomes qui s’agrègent dans une étonnante unité. Capacité du multiple se déployant à partir du noyau représentatif. On dessine un œil et on a toute la vision du monde. Une main et l’on saisit tout ce qui gire autour de soi. Un pied et on foule toutes les contrées de la Terre.

 

   S’ancrer sur les rives du réel.

 

   Traçant sa physionomie, l’Artiste crée cette vision « hallucinée » par laquelle il arrive au monde. « Hallucination » qui n’est apparente qu’à surgir à la manière d’un mirage. S’il n’y avait que cela, cette perte dans la mouvance, alors le risque serait grand de la folie. Mais ici, l’imaginaire qui flottait à sa propre recherche s’ancre sur les rives du réel. Tout se précise. Le visage qui était flottant trouve son assiette, se pose, se montre comme un objet du quotidien dont la préhension est toujours possible. Peut-être même cette face tracée au graphite est-elle plus tangible que ce qui se manifeste sous la figure de la pierre, de l’écorce ou bien du monticule de terre ? Combien ce front est modelé qui dit la concentration de l’homme. Combien ces yeux nous fixent, nous les Spectres avec l’intensité de la braise. Combien ce nez s’affirme comme celui qui hume les subtiles fragrances. Combien les rides de chaque côté de la bouche creusent leurs sillons plus évidents que ceux qui courent dans la glaise. Combien ces lèvres sont serrées sur une parole qui, bientôt, fera son incomparable ébruitement humain. Oui, la force du dessin est de nous faire douter de nous jusqu’à nous rendre inapparents, à nous ramener à l’état de miroir comme si nous ne faisions que donner le change, être le motif au gré duquel l’autre se façonne en son incomparable présence. Peut-être ne sommes-nous qu’une image, un fac-similé que le monde nous tend, que le réel feint d’habiter. Peut-être !

 

 

 

 

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