« Pas se cogner à la vitre... »
Œuvre : André Maynet.
Dénuement.
Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus déroutant que l’image d’une Jeune Femme en son plus évident dénuement ? Voici comment elle se donne à voir : seule, debout dans la poussière grise du jour, pareille au balancier d’une pendule qui aurait arrêté sa course au milieu de l’heure, immobile, sans acte et sans parole, pas même le plus mince murmure qui la manifesterait comme tension d’un proche événement. Figée dans sa propre chair, cette meute inaudible de confluences discrètes. Seule la torche de cuivre des cheveux dit l’appartenance au monde. Tout le reste du corps se fait silence et éternel repos. Ovale blanc du visage dont on aurait pu penser qu’il appartient à l’inapparence d’un Mime. Epaules tombantes que les bras soudés à l’anatomie entraînent vers le sol comme pour une chute. Torse étroit avec les deux bourgeons de la poitrine à peine éclos, simples braises éteintes à peine visibles dans le tumulte du monde. Bassin discret avec le V prononcé de l’aine en fuite vers une supposée féminité. Sans doute troublante. Jambes fluettes jointes en une manière de supplication, rencontre à peine lisible des boules des genoux. Triangles des pieds confondus avec la nappe lisse d’une surface dont elle ne paraît être que le simple reflet.
Et la vêture ? Ces pelures, ces buées, ces brumes qui dénudent le corps plus qu’elles ne le dissimulent. Un chemisier si mince qu’il ne parvient nullement à soustraire à la vue des Curieux la perle de l’ombilic. Un étique triangle de toile qui dit le pli de l’antre d’Eros et le laisse en suspens en son étrange absence. Et le collier de perles ne souligne le cou qu’à la façon d’une esquisse dont on penserait qu’elle pourrait à tout moment s’occulter de la scène. Alors, soi-même on fait partie de l’oubli. Alors on se dissimule dans quelque coin de l’image en attente de quelque chose qui pourrait advenir. Rien n’est pire que cette halte, cette indécision qui fait sa goutte cristalline tout en haut de la colline du front, genre de supplice dont on attend la chute régulière, itérative, prologue à une possible folie.
En partance pour Lilliput.
"Gulliver and the Liliputans".
Source : Wikipédia.
Afin que l’histoire puisse se poursuivre et conter ses menus faits il faut une double révolution. La nôtre d’abord. Devenir les lecteurs attentifs que nous fumes un jour, dans le demi-jour d’une bibliothèque, appuyé à la douce anfractuosité maternelle, écoutant la belle voix faire ses sinuosités, distiller ses rayons de miel, diffuser cette lumière d’éternité alors que bourdonne, dans le luxe de la pièce, le Petit Peuple de Lilliput, tout occupé à livrer la guerre à ses sempiternels ennemis de l’Île de Blefuscu. Sujet du conflit : on se bat afin de savoir par quel bout casser les œufs à la coque. Le prétexte est aussi mince que les habitants de Lilliput sont petits. De cette fable l’on n’a guère retenu que le nanisme des Îliens. Six pouces de haut, c’est une bien faible taille, que l’on se situe d’un côté ou de l’autre de l’œuf !
L’autre mouvement de révolution tient à Dénuement que nous inviterons au voyage en direction de cette île aussi fantastique que dépourvue, sans doute, de vrai lieu. Une utopie n’est nullement faite d’autre chose que de cette consistance de brouillard et de croyance immédiate des choses. Parfois les utopies servent-elles, renversant le réel, à le dépasser, à le rendre supportable.
A Lilliput.
Contrairement à Lemuel Gulliver que le Petit Peuple retint prisonnier, étroitement ligoté dans une résille de cordes, Dénuement est ici reçue comme une Reine. Non seulement elle n’est nullement soumise au régime strict d’une geôle mais on lui réserve le meilleur accueil. Pour logis elle a un bassin d’eau claire, pour Compagne son double de chair. Etonnante ubiquité. Ravissant pouvoir de dédoublement. S’apercevant en totalité elle se perçoit comme quelqu’un de libre, d’infiniment libre. Elle vogue à son aise entre deux eaux. Tantôt elle est Elle, tantôt l’Autre qui n’est qu’Elle en sa réverbération. Là où elle finit, l’Autre commence. Là où elle commence, l’Autre finit. Merveilleux jeu de miroir, incroyable écho qui part d’Elle et revient à Elle comme si le Monde n’était que sa propre image que se renverraient des myriades de vitres polies, éblouissantes.
Plus de dénuement.
Alors il n’y a plus de dénuement. Alors les bruits glissent tout autour avec des chuintements de soie. Les clartés frôlent le corps de leurs rémiges d’écume. Nue ou bien habillée plus rien n’a d’importance que le sentiment de soi, l’arche ouverte de la plénitude, la sublime complétude qui soude Soi à Soi dans la plus parfaite esquisse qui se puisse imaginer. Plus de discours qui blesse et humilie. Plus de laideur qui entaille la conscience. On flotte à la recherche de sa propre existence qui devient corne d’abondance. On capte son propre langage, cette voix venue d’on ne sait où, peut-être un murmure de Sirène dans le mystère des ondes, les plis de la vague, les rouleaux de bulles, loin là-bas où les choses communient dans l’évidence. On a soi-même la taille des habitants de Lilliput. Et tous les drames, toutes les tragédies se dimensionnent à cette nouvelle configuration de la présence humaine. Et, par un simple effet d’échelle, la beauté, la vérité, la liberté, les choses précieuses deviennent immenses. Très estimables Géants qui portent avec eux la quintessence de ce qui brille et resplendit dans le cœur et l’intellect des hommes.
Une riche symbolique.
Si la Jeune Femme qui se nommait Dénuement a accepté ce statut de Lilliputienne, ce n’est que pour en éprouver la riche symbolique. D’abord la simplicité de ce qui est petit, retenu, presque inaperçu. Ensuite pour goûter à l’ivresse de ce qui rayonne et éblouit mais dans la juste mesure de l’être, à savoir la pure beauté. Non le clinquant, l’apparence, la suffisance qui aveuglent tant d’Existants à la taille normale, aux désirs extravagants. C’est un tel bonheur depuis ce qui ressemble à un humble bocal, de devenir poisson, de nager dans une certaine insouciance, de ne plus percevoir les contraintes ni du temps, ni de l’espace. On dilate le globe de ses yeux, on ouvre l’éventail de ses nageoires, on remue à peine le fouet de sa queue, on progresse comme dans un rêve au milieu des images douces et des chants qui habitent le corps.
Soi et non-soi.
On est soi et non-soi. On est l’autre et non l’autre. On est l’un dans le multiple, le multiple en l’un. Etrange dédoublement qui n’en est pas un. Fusion harmonieuse des opposés. Complémentarité des ressemblances. Fusion des harmonies. Osmose des affinités. Alors plus rien ne blesse, plus rien n’isole de soi ni des autres. Puisque, en un seul empan de la conscience, on est soi dans l’autre, l’autre en soi. Monde dans le monde. Univers dans l’univers. Langage dans le langage. Il n’y a plus de différences. Les pauvres sont riches. Les riches pauvres. Les immobiles mobiles. Les tristes heureux. Les esseulés amoureux. Les pessimistes optimistes. Les inquestionnés philosophes. Les prosaïques artistes.
On dit un mot.
On dit un mot et on est le mot. On dit oiseau et le ciel accueille comme si l’on était un nuage. On dit bouteille et la mer vous emporte comme si on était un message. On dit nuit et l’on est mille et une dans quelque province d’un lointain Orient. On dit grain et on est le froment, l’odeur chaude du pain, l’enfant qui croque la croûte à belle dents, la mère qui sourit, le père attendri, l’ami de passage qui lève son verre, l’amitié en train de faire sa douce comptine, le monde émerveillé de tant d’insouciance, de tant de joie réunie dans une si modeste présence. On dit ce que l’on veut et mille mots à la suite font leur incroyable farandole. On dit parce qu’on est homme, qu’on est femme et que ceci est le don le plus précieux qui nous ait été fait depuis que le monde est monde. On dit Dénuement, on dit Lilliputienne et en même temps on dit le tout des choses lorsqu’elles viennent à notre rencontre dans la simple gaieté du jour. On vit nu. On vit habillé d’une feuille de vigne ou bien d’une simple coquille de noix. On connaît l’amour. Depuis son mince bocal où l’on nage avec la certitude d’être. Quoi de plus précieux que ce sentiment d’une vie qui se suffit à elle-même tout comme la Nature se limite à sa propre profusion. Être, c’est être en soi, en l’autre, dans le monde d’un seul élan de la pensée. Seulement cela : ÊTRE. Le reste, avoirs, possessions, pignons sur rue : poudre aux yeux et nuée de perlimpinpin. Assurément nous voulons être et n’être que cela. Tout autour volent les lucioles de l’envie. Que leur vol soit assuré de notre gratitude. Nous demeurerons dans la contrée de Lilliput ! Oui, de Lilliput !