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30 juin 2020 2 30 /06 /juin /2020 08:05
Amnésia.

                             VORTICE DI MEMORIA.

                 Œuvre : Livia Alessandrini.

                             Roma 1998.

 

 

 

 

               « Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,

         Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ? »

 

                               Jules Supervielle.

 

 

 

 

   Ce que Mnémosyne tisse le jour, Amnésia le détisse la nuit.

 

   Sur la colline que touche à peine la lumière, Erable est en attente de son destin. Il sait le printemps, sa luxueuse prodigalité, ses inflorescences en forme de grappes, la couleur d’eau de ses feuilles, le tronc d’où exsude la vie pareille à une goutte de résine vibrant depuis sa gemme silencieuse. Erable sait l’été, l’étalement de ses ramures sous l’air qui chante d’insectes, les larges avenues de ses frondaisons, la fraîcheur des ombrages où viennent jouer des enfants innocents. Erable sait l’automne, le feu d’airain de ses yeux multiples, de ses faces en forme d’étoiles, de mains ouvertes attendant l’offrande du jour. Soleil vermeil qui glisse parmi le peuple sylvestre, le teinte de cette couleur de gloire et de dernière puissance avant que la saison ne capitule devant les premiers frimas. Alors la colonie des feuilles s’esseule dans sa chute et sur le sol de poussière le tapis est épais dans lequel les pas s’enfoncent. Hiver accomplit ce que ses sœurs les saisons avaient commencé, la perte à jamais d’un monde qui ne se souviendra même pas avoir existé. Une estompe que la pensée aura tôt fait de remiser dans les archives d’indéchiffrables palimpsestes.

 

   Ce que Mnémosyne tisse le jour, Amnésia le détisse la nuit.

  

   Tout en bas, dans la brume légère de la vallée, se tient debout la maison près de l’eau. C’est un moulin avec sa roue à aubes qui compte le temps en son cycle régulier. Les pales de bois avancent toujours dans le même sens qui gagne le futur avec sa lente régularité, sa patience à archiver des milliers de gouttes qui sont comme les perles des secondes, hésitantes, suspendues. Une goutte poussant l’autre dans le même rythme lent, immémorial. Et, parfois, sans qu’on en connaisse l’exacte raison, la roue inverse son mouvement. Alors tout rétrocède, tout s’efface à la manière d’évènements anciens se diluant dans les mailles distendues du souvenir. Bientôt, de la fière demeure poudrée de farine, ne restera plus qu’un éparpillement de pierres, le rond d’une meule, quelques poutres enchevêtrées. Autrement dit presque rien de la fable de jadis.

 

   Ce que Mnémosyne tisse le jour, Amnésia le détisse la nuit.

 

   Des enfants gais et insouciants jouent sur le rivage à tracer les armatures de leurs rêves. Ici une barbacane, là un donjon, là encore de profondes douves, un pont-levis en brindilles, le dessin d’un chemin de ronde, une échauguette en surplomb, les trous réguliers des poternes. La marée est loin encore qui fait sa sourde rumeur. Puis elle approche mettant en joie les apprentis guerriers. Flux er reflux alternés sapent la base de l’ouvrage, s’attaquent aux passerelles, rongent les hautes murailles, les tours d’angle. Bientôt, de l’édifice, sur l’écran de la mémoire, ne demeureront que des éclats de rire atténués, des pâtés de sable, une architecture illisible qui ne témoignera de rien d’autre que de l’impuissance humaine à s’opposer au lent et irrémédiable basculement des heures.

 

   L’œuvre en son langage.

 

   On dirait ces sculptures de sable qui animent les plages au milieu de la chaleur estivale. Tentacule de poulpe géant, bras démesuré de la mangeuse de vies qui semble tout droit sortie des « Travailleurs de la mer » de Victor Hugo. Mais ici, dans l’œuvre peinte, « Gilliatt le Malin » n’aura pas le dessus et ce sera le triomphe du monstre des abysses sur la vanité humaine. Tout sera phagocyté des créations terrestres. Poulpe-vortex aspirant dans l’œil du cyclone, indifféremment, les architectures de la pensée, les oculus au travers desquels elles regardaient le monde, ces fenêtres armoriées qui étaient leur façade visible alors que, dans l’ombre, se délitait la chair de leur présence. Pensée se dissolvant à seulement avancer.

  

   Instant-éternité.

 

  Amnésia était l’autre nom du poulpe, son mode d’apparition symbolique. Il y avait une lutte sempiternelle qui l’opposait à Mnémosyne la pourvoyeuse de mémoire. Il fallait que tout disparût, fût gommé de la souvenance du peuple des Egarés. Il fallait éradiquer toute trace mnésique, nettoyer les lobes où s’étaient imprimés les stigmates mémoriels. Il fallait dépouiller les Existants de la connaissance de leur origine. Ils devaient demeurer dans le non-savoir, nager dans le pur mystère puisqu’ils étaient des êtres jetés en pâture au temps, ce temps qui déroulait son tissage dans le seul présent alors que le passé s’effilochait, loin derrière, dans l’inconsistance d’un non-dit, dans le flou d’une profération qui n’avait même plus d’écho à offrir qui eût donné la clé de l’énigme. Car la vie dans son étrange verticalité devait demeurer cet inconnu sollicitant, à chaque instant, la curiosité des Fugitifs. Oui des Fugitifs car tout était en fuite depuis le début du monde. Fuir vers l’avant qui gommait l’ancienne généalogie, détruisait les murs décorés des citadelles antiques, superposait aux anciens signes sémitiques, aux pictogrammes primitifs, aux bâtons-messages l’alphabet contemporain seul à prétendre posséder quelque chose de la réalité, un instant, certes, mais dont il fallait s’assurer comme de sa fragile éternité. L’instant-éternité était, désormais, la seule vérité possible, le seul chemin d’accès à sa propre connaissance.  

 

    Archéologie agonisante.  

 

   Tout dans cette peinture joue le jeu de l’effacement, la dramaturgie de la disparition. La teinte est le monochrome d’une argile, la forme spiralée l’outil par lequel broyer les scories de la mémoire, les fenêtres en ogives, en carrés, en damiers la dernière trame visible d’une archéologie agonisante. La force de cette figuration picturale réside en son pouvoir de monstration d’un temps aboli dans la même perspective que se révèle la seule efficience réelle du présent. En effet, toute temporalité est entièrement localisée dans la présence du présent, seule dimension perceptible de cette fluence qui jamais ne s’arrête, dont notre conscience ne perçoit que le battement régulier de métronome, un coup après l’autre, comme un gong existentiel qui voudrait figurer l’insaisissable visage de l’être.

 

   Souvenir de l’aimée.

 

  Puisque le temps est de l’être et rien que cela. C’est pour cette unique raison que toute mémoire est inadéquate, immotivée, obsolète dans sa configuration même. Elle n’est que feuille qui jaunit, moulin à la roue folle, château-fort que les boulets des mois et des jours percutent en plein front. Et puis, la mémoire aurait-elle des raisons d’exister que ne demeureraient jamais dans les mailles de ses impécunieux filets que le souvenir de l’aimée, non sa chair nacrée et douce ; que le mauve d’une soirée d’été sur le bord du rivage, non cet air embaumé qui en lissait l’épiderme ; que cette musique aérienne qui tressait l’air de sa mélodie, non la harpiste qui lui donnait naissance en même temps qu’elle lui insufflait son âme.

 

   Contre Proust.

 

   Ici se dessine avec subtilité, dans cet habile camaïeu de couleurs d’absence, l’exact envers du paradigme proustien de la connaissance de soi, des autres, du monde par l’entremise de la réminiscence. Ici sont biffés, d’un seul trait de pinceau, tous les Combray du monde et leurs délicieuses petites madeleines, tous les pavés  de Venise et ceux de l’hôtel de Guermantes, toutes les serviettes de Balbec et leurs étranges évocations de figures familières d’autrefois. Ici et maintenant est le seul et unique lieu de cette création qui ne vit que l’instant, par l’instant, pour l’instant. VORTICE DI MEMORIA veut dire cet essai de saisie de la temporalité qui n’est que le jeu d’une immense vacuité. Tout est constamment en déshérence de soi. Tout disparaît dans tout. Ne persiste jamais que ce pas en train de s’accomplir - le présent du présent -, alors que celui qui suivra n’est encore que pure virtualité et celui qui a été ne se perçoit plus qu’à la manière d’une inintelligible buée, d’un mirage se sustentant à l’horizon d’un passé irréductible au seul phénomène de la remémoration. Rejoindre un événement qui a eu lieu consiste à lui donner l’assise occulte de l’imaginaire, à l’investir d’un pouvoir sans pouvoir, d’un fondement qui lui est retiré en raison de son essence furtive, qui plus jamais ne s’actualisera sauf à prendre le délire ou la folie pour la matière imprescriptible de ce qui nous affecte en chair et en os.

 

   Vortex - Finitude.

 

   Métaphoriquement, le temps est cette feuille en constante métamorphose qui jamais ne s’arrête et s’annonce sous la figure du limbe parfait, puis de sa partielle fragmentation, puis de ses nervures, enfin de cette tige qui sera bientôt poussière et risée de vent. Tout vortex est l’image de la finitude. Tout instant qui s’annonce est la finitude de l’instant qui précède, la naissance de l’instant qui suit. Tout est ainsi qui passe et se dilue comme l’eau de la rivière est en fuite en son insondable cortège de gouttes pressées. Le mouvement du vortex s’inverserait-il et nous serions immédiatement des enfants du cosmos, des contemporains du big-bang et nous apercevrions les premières déflagrations de l’univers, les premières efflorescences du temps. Oui, les premières ! Il ne nous resterait plus qu’à être infiniment, dans le cristal de l’instant. Nulle part ailleurs !

 

  

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