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4 mars 2020 3 04 /03 /mars /2020 15:15
Le doute d’être.

 

IL DUBBIO

LiviaAlessandrini
Roma 1998

 

 

 

 

   

   Ouvrir la brume.

 

   Il y a beaucoup d’irrésolutions dans le monde, pléthore d’indécisions, myriade de formes enchevêtrées qui nous disent la vacuité des choses jouant en écho avec notre propre silence. Matin : nous quittons notre couche teintée d’ennui. Nous poussons le coin de nos volets sur le jour qui point. Nous souhaitons ouvrir la brume, offenser les ombres, déchirer la toile têtue de ce qui fait face et semble se refuser à nous comme si la parole du réel se dissimulait derrière des voiles de mutité. Cela résiste, cela fait ses remous, ses ornières de boue, ses confluences d’eau, ses minces mangroves où grouille tout un peuple aux pinces inquiétantes, aux bouches étranges, aux silhouettes fantomatiques.

 

   Refuge dans l’irrémédiable.

 

   C’est à peine si nous insistons dans la persistance d’un regard qui se voudrait plus pénétrant, désoccultant tout ce qui, en retrait de soi, se montre sous les auspices d’une approximation, sous les silhouettes tremblantes de l’équivoque, sous les rumeurs inaudibles d’un temps fragmenté, insaisissable. Parfois nous tentons le geste de faire nôtre ce qui se présente à portée de la main mais il ne demeure dans la grille des doigts qu’un peu de matière inconsistante, quelques grains de sable, des gouttes d’eau nous disant la fuite, le refuge dans l’irrémédiable de ce dont nous pensions être, en quelque manière, les maîtres et les possesseurs.

  

   Tant va la cruche …

 

  « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ». Notre manière d’agir, notre façon d’appréhender le tissu compact des étants se soldaient par cette douce métaphore d’une brisure même de l’outil qui, en soi, aurait dû retenir le don de la présence. Certes il y avait « saisissement », mais l’intention se retournait comme un gant et c’est nous qui étions « saisis » dans les mors délétères de ce qui fuyait au-dessous de la ligne d’horizon de la conscience. Toute cette agitation mentale se soldait toujours par ce rien qui nous affectait en notre fond en tant que fuite immémoriale. Peut-être était-ce là le tragique de la condition humaine qui se mettait en musique. Un genre d’adagio qui faisait son pathétique lamento dans la décroissance du jour.

 

   Ne se montrait qu’en creux.

 

   La saison devenait alors hivernale, pareille à la toile de Jérôme Bosch, une dépossession de l’âme qui s’effeuillait sous les traits de ce ciel vert de bronze pareil à la densité d’un métal ancien, ces arbres décharnés qui semblaient morts, cette neige grise couleur de demi-deuil, ces lacs gelés aux eaux d’outre-tombe, ces chasseurs harassés et ces chiens faméliques, images irréelles d’une fable signant son mortel épilogue. Autrement dit, tout ce qui faisait signe depuis ce qui n’était pas nous ne se montrait qu’en creux, en pointillés, en dentelles, en résilles, en vides que notre esprit ne parvenait à combler qu’au prix d’un redoutable et épuisant effort. C’était comme de chercher à remplir le tonneau des Danaïdes avec une cruche elle-même percée : un éternel ruissellement inconséquent, un geste de Sisyphe disant l’absurde de toute tentative de combler les trous du manifeste avec des pelures d’air et des perles de brume.

 

   Démiurge de cendre.

 

   Tout ceci, cette inconsistance d’un univers chaotique, dispersé, bariolé à l’infini, vêtu de ses atours d’Arlequin (une couleur par-ci, une autre par-là, une déchirure, une reprise, des mailles distendues), tout ceci donc métamorphosait ce qui venait à l’encontre sous la figure d’un doute vertical concernant la présence des choses. Ce monde au moins existait-il ? N’était-il pas le reflet d’une illusion, un théâtre de marionnettes qu’aurait animé un démiurge de cendre et de vent ?

 

   Interroger son corps.

 

   Il aurait fallu palper son propre corps, l’interroger, l’amener à rendre raison de son étrange posture, le menacer d’écartèlement au cas où il se serait dérobé à notre légitime inquiétude. Tel Pierre Reverdy parlant du poète nous eussions aimé réaliser « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité », mais, pour ce faire, encore fallait-il que ladite réalité existât, se manifestât à notre esprit avec suffisamment d’éloquence. Or il s’agissait plutôt d’un confus bruit de fond, d’un lointain écho se répercutant sur la falaise de notre entendement.

 

   Doute : nervure du cogito.

 

   Cependant il nous eût été plutôt facile, après nos palpations corporelles, d’affirmer que nous étions, que nous pensions et donc que tout ceci, en vertu de l’énoncé cartésien reposait sur le doute qui en constituait les conditions de possibilité. Le doute, coalescent à notre existence, il fallait donc le provoquer, lui donner des assises, le placer en tant que cet incontournable fondement au travers duquel notre édifice existentiel tenait debout et se dotait d’un futur. Nous ne pouvions faire l’économie du cogito qui énonçait vaillamment : « Je doute, donc je pense, donc je suis ». En effet, si nous n’avions aucune indécision quant au fait de notre propre parution, la question elle-même de notre présence se fût aussitôt affaissée sous sa charge d’évidence plénière. Tout partait donc du doute.

 

  Donner une image.  

 

  Nous ne pouvions demeurer indéfiniment dans les effluves inapparents de cette posture intellectuelle, dans les circonvolutions éthérées d’un cogito qui s’effaçait à même son coefficient de pure abstraction. Il fallait cerner le doute de plus près, lui donner une image, le doter d’un corps, l’inclure dans le cadre rassurant d’un paysage. Il est si difficile de stationner aux altitudes de la pensée, de n’en pas percevoir les hypostases, ce ciel, par exemple, cette ligne d’horizon, cet arbre incliné sous le vent, cette passante s’abritant sous son manteau de pluie, cette flaque d’eau où se réverbère son étrange silhouette. Il est si déconcertant pour l’âme de n’apercevoir que les cristaux des idées, non leur apparence terrestre, leur dimension de fable, parfois leur simple mesure d’image d’Epinal !

 

   Façon de chaos originel.

 

   Mais voici que quelque chose s’éclaire du fond inquiet de notre doute. Un ciel tourbillonnant, des enchevêtrements de cumulus, une fantasmagorie apparitionnelle, peut-être des amas de rochers, peut-être un tumulte d’eau, des moutonnements de vagues, des surgissements en provenance directe des mystérieux abîmes. En tout cas la mise en scène d’une dysharmonie, d’une façon de chaos originel, de matière informe directement issue du bizarre athanor de l’alchimiste, une réalité magmatique, une proposition démentielle comme si le monde naissant, effervescent, était saisi en son sein d’un bourgeonnement sans fin, d’un désir impétueux d’apocalypse.

 

   Pur tragique.

 

   Tout au bord du cadre de l’image, à la limite d’un effacement (le doute est toujours ce sentiment d’un proche évanouissement, de soi, des choses, du monde en son ensemble), presque dans une zone d’inapparence, la lame droite d’un plongeoir, la silhouette debout, étrangement hiératique d’un Existant qui semble sur le point de prendre son envol, ou plutôt d’initier sa chute. Peut-être n’est-il qu’un redoublement de la figure d’Icare qui aurait perdu ses ailes avant même d’envisager son ascension ? On mesure combien cette farouche volonté d’accomplir un événement hors du commun se relie à l’expérience du pur tragique.

 

   Les trois coups du destin.

 

   Bien évidemment, le doute est ici à son paroxysme pour la simple raison que le sujet de l’action ne sait nullement la nature de l’élément qui s’offrira en tant que destinataire du saut : eau compacte ou bien terre mêlée de rochers. En pure hypothèse il faut s’accorder à reconnaître que la réception ne sera nullement pure félicité en raison même de cet inconnu qui s’offre comme présent douloureux. Toute réalité (cette abstraction en définitive), ne devient réalité effective qu’à partir du moment où le destin frappe les trois coups de la représentation. Toucher l’eau, toucher la terre c’est aussi toucher l’irréfragable visage de la finitude car exister, c’est déjà commencer à mettre un terme au processus initié par notre venue au monde.

 

   L’espace du vide.

 

   Si, parfois, nous doutons de penser, de créer, de voir, de saisir, d’entendre, d’aimer, cependant jamais nous ne doutons de notre propre finitude puisqu’elle est contenue à même le geste de notre naissance. Etymologiquement « doute » signifie, selon les époques « crainte », « hésitation, incertitude », « soupçon, méfiance ». Or, si « l’ère du soupçon » a affecté la littérature moderne, elle n’en concerne pas moins, d’une façon pathétique, le ressenti de notre propre vécu. Vivants, nous doutons par essence. Lorsque nous ne doutons plus nous sommes hors-champ, invisibles, inaudibles, silencieux pour l’éternité. Alors nous avons éprouvé cet étrange doute jusqu’à la limite de notre chair. Au-delà il n’y a plus rien que l’espace du vide.

 

 

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