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4 décembre 2017 1 04 /12 /décembre /2017 11:06
Figure pliée

Œuvre : Marcel Dupertuis

"Figure pliée", bronze,

Lugano 1996, coll. privée.

 

 

 

***

 

Figures droites

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Ainsi les heures claires

Les fêtes et leurs mâts de cocagne

Les geysers

Et leurs colonnes blanches

Appuyées au tumulte de l’air

Les feux rouges des volcans

Leurs bombes qui sifflent

Et tracent dans la nuit

Leurs sillages de beauté

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Ainsi la gloire des Hommes

L’élégance des Femmes

Le jeu des Enfants

Si près d’une innocence

Cette flèche dressée

Dans l’avenir qui chante

L’hymne qui déplie

Sa félicité dans l’immensité

De l’Être

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Aiguilles de cristal bleu

Glaciers

Crêtes enneigées

Montagnes

Hautes vagues

Sur lesquelles se dresse

La blanche voile

De la goélette

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

Œuvres d’art

Toiles aux cimaises

Des Musées

Cariatides

Qui supportent les Temples

Poésie qui illumine

Les fronts

Les porte au Sublime

Gerbes transcendantes

Des Idées

Leur chatoiement

Leurs arêtes polychromes

Haute Parole

Des Prophètes

Voix tonnante

De Zeus

Supplication prémonitoire

De Zarathoustra

 

Tout monte et jaillit

Tout se dit dans l’effusion

Tout dans le vertical

 

 

   Tout dans le droit, le vertical, l’élan vers le ciel qui accueille et reçoit tel un don le vol unique du milan noir, cette flèche à laquelle nulle résistance ne saurait s’opposer. Seulement le trajet d’une volonté dans l’espace qui vibre et frémit.

  Trace blanche du supersonique, il fend l’air de son étrave d’acier. Brillante. Aiguë. A l’inextinguible pouvoir de franchissement, de réduction de ce qui, là-bas, n’est encore qu’une vague tache sur la toile de l’imaginaire. Le loin qui fond sur le près. Porter l’Homme au-delà de ses propres contrées dans le district où rien n’a lieu que le silence de l’éther, le bleu profond, cette image de l’abysse céleste dont chacun est affecté en son plein, qu’il redoute et affectionne tout à la fois.

   Haute érection de l’aiguille du transept, cathédrale projetant dans l’infini le luxe de sa gloire, l’espoir des Existants en un monde de rédemption et de félicité. Peut-être … Image de la foi qui brûle la pierre, illumine le vitrail, travaille la conque de l’abside en pliures de clarté, cerne le déambulatoire des lueurs de ce qui pourrait apparaître si, soudain, la chair se transfigurait en esprit, si les mots dépliaient leurs germes fondateurs, si, depuis le silence, se donnait à connaître une Parole unique en laquelle les hommes se recueilleraient et, enfin, seraient les dépositaires de la Joie. Celle, la seule, Majuscule qui n’aurait nulle autre raison d’être que la pure présence, la réalité nue, l’évidence d’une voie atteinte et à atteindre encore et encore.

  Tour de verre et d’acier, stalagmite de diamant, cône tronqué, fulgurance de la technique, elle provoque les anges, assoit la royauté humaine, fomente des guerres à l’encontre du ciel. Le déchire de sa suffisance. Le violente de sa puissance éblouissante, le toise du haut de sa richesse. Tour-rayonnante et les dieux clignent des yeux longuement et l’empyrée se lézarde sous les coups de boutoir des Hauts-Levés sur Terre.

   Colonne sans fin de Brancusi aux faces pures, turgescence dans l’air du masculin qui veut le féminin, le déflore à l’aune de sa  force érectile, lutte d’Eros contre Thanatos, piliers funéraires de fonte à la mémoire des Morts, surgissement du sens contre le non-sens dans le ciel épuisé par l’aveuglement des Vivants. Losanges qui veulent dire la paix, réconcilier les forces opposées, abattre les divisions, dépasser les failles, combler les césures, obturer les abîmes.

   Torches jaunes des peupliers tout contre l’air d’automne. Ils s’élancent joyeusement dans la vaste prairie céleste, ils tressent le cantique souple de leurs feuillées, ils balaient les yeux de leur doux nectar. Ils sont une fête à être seulement regardés.

   Lances des cyprès-chandelles qui soutiennent dans la légèreté le verre translucide du ciel de Toscane, ce paysage du bonheur si près des Exceptions Renaissantes, ces Piero della Francesca, Vincenzo Foppa, Domenico Veneziano, toutes Hautes Figures de la peinture, peinture faite grâce, faite rachat de l’Homme, faite cristallisation du Génie en son éblouissante aura, sa magnificence. Comment parler encore après ceci, la Pure Beauté ? Verticalité des Verticalités, profusion de l’Art, Totalité éprouvée jusqu’au vertige. Vertige, ce somment de la connaissance qui se dit aussi Extase, Êtres en une même communauté de sens. Totalement arrivés. Cernés de plénitude. Emplis de nectar.  

  

 

***

 

Tout chute et sombre

Tout se retire dans le mutique

Tout dans l’horizontal

 

La peine des Hommes

Leur marche courbée

Leur descente aux Enfers

Divine Comédie

Dante en a soustrait

Les cercles de médiation

Le Purgatoire

Les cercles de plaisir

Le Paradis

Ne demeure

Qu’une ligne

De basse visibilité

Ne se montre

Qu’un rayon de poussière

Dans le bitume mortel

Ne se révèle

Qu’une ambroisie frelatée

Qu’une boisson maléfique

Par laquelle

Se dit le Tragique

De la Condition Humaine

Peut-être eût-il mieux convenu

D’en tracer la présence

En minuscules

En points de suspension

En simples tirets

Pour dire l’extinction

Du langage

Son incurie à annoncer

Les contes de la joie

A proférer le baume

Le rassurant

L’apaisant

Le digne

D’être entendu

Reçu à la façon

D’une obole divine

Les dieux sont loin

Qui ne jouent qu’entre eux

La partition du Rien

Qui n’ont d’effectuation

Que la risée du Néant

Dans la demeure vide

Du Ciel

Les Hommes les ont mis à

Mort

 

 

Figures pliées

 

 

   L’homme est courbé sous un faix dont la provenance lui demeure cachée. Il ne sait vraiment s’il subit le Péché qui l’a évincé du Paradis, si l’aporie de son sort est coalescente à la profération de la mort de Dieu, si sa mission face au Destin a été insuffisante, fautive, déficiente, si son engagement au regard des autres, du monde n’a été qu’un tissu lâche, une suite de coupables irrésolutions, une dérobade perpétuelle. En connaître la sûre origine, ceci suffirait-il à le réconcilier avec lui-même, à obturer les failles dont il se sent atteint en son fond, à redresser sa confondante silhouette ? Le dessein est si vaste, l’entreprise si difficile, l’avancée sur le chemin du retour à soi tellement ourdie de fils entremêlés, semée de buissons, visée d’étranges couleuvrines !

   L’homme de bronze que nous tend avec justesse de vue et habileté de production Marcel Dupertuis, cet homme (avec une minuscule à l’initiale, signe de son irréversible aliénation)   figure l’exact opposé, mais ô combien complémentaire, de « L’Homme qui marche » de Giacometti. Il en est l’esquisse rabattue, le plan vertical s’effondrant sous une charge qui le dépasse et ne dispose plus son regard qu’à voir la pierre, la poussière, à deviner la marche du bousier, à frayer son chemin parmi les tapis de cloportes et des lucanes à la robe noire,  à la cuirasse d’acier impénétrable. Un monde sans monde semblable à celui dont il est, maintenant, devenu l’observateur médusé, le pèlerin sans espoir, le chemineau sans logis. Mission de l’homme depuis l’origine : « Habiter en poète », seul signe d’une humanité accomplie.

Savoir chanter. Savoir danser. Savoir regarder. Savoir parler.

 

   Voici les quatre impératifs ontologiques selon lesquels demeurer homme et parvenir à la pointe extrême de son être. Faute d’initier une telle cérémonie chantante-dansante-voyante-parlante dans l’ordre du poème (ce qui veut dire aussi de la littérature, de la peinture, du théâtre, mais aussi de l’éthique puisque le beau sans le bien n’est qu’une coquille vide) et alors s’empare de vous la plus sombre des dérélictions et alors le nihilisme en personne frappe à la porte de votre âme et vous êtes un mort-vivant ou un vivant-mort (ce qui revient au même, c’est vous qui choisissez l’ordre selon lequel votre exécution aura lieu). Autrement dit il n’y a guère de voie de salut en dehors de sa propre empreinte d’homme, laquelle est une esthétique que redouble une éthique.

  

Figure pliée

« L’homme qui marche »

Giacometti

Source : Réflexions esthétiques

 

 

   Mais regardons « L’homme qui marche » de Giacometti

 

   Cet Homme en sa forme disante. L’Homme est élancé, visage haut qui tutoie le soleil, allume les étoiles, converse avec la forme libre du ciel, l’ouverture de cette clairière sans laquelle la matière demeure brute, sourde, infondée. Buste incliné vers l’avant du projet, la dimension accomplissante de l’avenir. Bras fragiles, certes, mais allure de quelqu’un muni d’un dessein, animé d’une conscience qui le précède et le tire vers un but au loin qu’il vise comme l’atteinte de ce qu’il doit être. Evidemment la finitude. Mais lorsque celle-ci est envisagée (dotée d’un visage humain) avec la sérénité et l’équanimité d’âme qui lui convient, alors celle-ci n’est nul retrait, donation seulement comme ultime possibilité de l’être d’être-au- monde. Les mains sont solides qui ont caressé, encouragé, trituré la matière, tendu le geste d’amitié, embrassé le cher et le rare. Mains qui sont la proue de Celui qui est dans l’exactitude de l’exister. Et le triangle des jambes amplement ouvert, décision en acte, progression vers l’avant de soi dans la mesure juste de ce qui se montre sans réserve, qui fait don sans retenue. Et la large spatule des pieds fermement rivée à son assise terrestre comme pour dire le sens aigu des réalités, la seule vérité, la marche du destin qui donne et reprend dans un même mouvement d’apparition. Cet Homme est infiniment vertical. Cet Homme est livré à son entièreté sans partage. A son essentiel.

 

   Mais regardons « Figure pliée » de Marcel Dupertuis

 

   Oui, le contraste est saisissant, à tel point que la vision de l’Artiste a dû être traversée de cette antinomie à réaliser en contrepoint de l’œuvre de Giacometti. Comme si un mouvement de transcendance, soudain, devait se plier aux fourches caudines d’une immanence étroite rivant le Sujet à sa plus étrange infortune, fatum des Latins pesant de tout son poids sur les épaules de l’Eprouvé, du Condamné à n’être que cette forme en avant de soi, mais cette fois-ci, non en tant que projet porteur d’une tâche, mais simple signe avant-coureur d’une inévitable chute. « Mais pour quand la chute ?», cette prosaïque question doit miner cet être de l’intérieur, forer en lui de sombres cavités, creuser fondrières et dresser oubliettes, tirer la membrure d’os, son architecture fragile en direction de son cénotaphe.

   La masse est grossière, modelée à doigts rapides, inquiets, ourdis de métaphysique, cherchant à imprimer dans la terre originelle les signes patents de l’angoisse humaine. Dépouillé de ses bras il perd son aptitude à façonner la monde, à saisir l’autre, à explorer jusqu’à la propre planète de son corps. Mais, ici, que l’on ne songe nullement à l’événement de Camus nommé « L’homme révolté ». Ici la révolte est dépassée, toute forme de rébellion abolie. On est bien au-delà d’une insurrection. On est sur le seuil de la dernière mouvance, de la dernière parole, au bord de l’éructation définitive au gré de laquelle connaître la Mort en tant que la Mort, en son effectivité la plus réelle, en sa densité incontournable, en sa grimace la plus grimaçante, en sa glaciation extrême.

   Certes il y a encore une esquisse de pas. Mais au bord du précipice. Mais en vue de l’abîme. Mais au contact du feu de l’Enfer. Un pied déjà dans l’au-delà. Un autre se retenant, s’agrippant à sa plaque de glaise et l’on entend déjà ce bruit de succion, cette musique mortelle du décollement quand plus rien ne tient, plus rien ne fait signe que la bouche édentée du Néant, son blizzard appelant à n’être plus qu’un genre de vent mauvais glissant de vie à trépas. Ici, les « sanglots longs des violons de l’automne » du bon Verlaine semblent une gentille bluette, une blague entre potaches, un pincement sans rire, sans autre fâcheuse conséquence que d’être les vers d’un poème qui s’en va parmi les tourbillons de l’existence, ces feuilles mortes que remplaceront, dans un cycle de l’éternel retour, de jeunes pousses verdissantes.

   Mais ici, rien ne servirait de forcer davantage le trait. Cette belle œuvre témoigne du souci de la modernité qui consiste à nous faire éprouver le frisson pur, nu, à nous faire tutoyer la vérité de la blanche racine qui s’enfonce dans la nuit d’ébène de la terre. Sa finitude à elle, au moins symboliquement, laquelle résonne en écho avec la nôtre, réellement présente à l’horizon de notre être. Ce qui prenait toute sa signification, instaurer une dialectique sans doute abrupte, sans concession : Vertical contre Horizontal, Projet contre Chute, Mouvement contre Repos et hyperboliquement, Vie cotre Mort, pareille à la dernière station du chemin de croix avant que tout ne sombre dans la totale incompréhension.

    D’Homme qui marche à Figure pliée, le chemin atterré de l’humaine condition. « Atterré » puisqu’il s’agit toujours de « terre », de limon, d’humus, l’originel, que reprend la matière artistique, le final que reprend l’existence en son dû. D’une forme l’autre. D’une lumière l’ombre. Du destin debout au destin couché : la courbe d’un Être-sur-Terre.

 

 

 

 

 

 

 

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