Aquaticum -14-
Lac De Buzerens À Bram
Photographie : Hervé Baïs
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Vois-tu, Sól, j’ai, pour un temps, quitté ma retraite, là-bas sur les hauts plateaux où ne souffle que le vent, où ne poussent que les pierres. Certes je ne suis pas si loin mais, ici, tout me dépayse, tout me rend à moi-même dans une manière d’étrangeté qui me satisfait plus qu’elle ne me désole. Il est parfois si utile de rompre avec ses habitudes, d’introduire une césure dans le dôme uni des jours. C’est, soudain, comme une bouffée d’air frais, la survenue d’une lumière au ras des choses, la chute d’une ondée sur le sable d’une dune. Tout se montre dans l’insouciance, tout s’ouvre à la gaieté et les sentiers escarpés de la mélancolie consentent à devenir de simples métaphores d’une facilité de vivre. Le vent est une caresse. La pluie une eau lustrale. Le soleil (Ô combien Sólveig, toi dont le prénom signifie « chemin de soleil », tu es présente alors avec la force de ton éclatant sourire !), le soleil donc est pure joie. La brume devient la compagne des songes. Rien ne distrait de soi, rien ne déporte au-delà de sa propre silhouette, rien ne fait signe que dans l’accueil du simple et du présent.
Ceci, qu’il faut bien appeler une « communion » avec le monde (oui, j’en conviens, la formule est aussi prétentieuse qu’impropre à combler le vide éprouvé en regard de toute altérité), un genre d’osmose qui ne s’impose nullement mais « coule de source », tout ceci devient si naturel que nous n’en percevons même plus l’insigne faveur. Imagine, Sól, je suis assis à ma table de travail, là sur le bord de ce lac (tu rirais de sa faible dimension, toi la Fille du Nord, de ses véritables mers intérieures), couvrant de minuscules signes d’encre la blancheur de la page. Toujours aussi graphomane, les lettres me traversent identiques à ces vols d’étourneaux, à ces nuées de brindilles qui envahissent le ciel, y dessinent la spirale d’un nuage, se fondent dans le paysage et nous pensons avoir été victimes d’une hallucination. C’est tout de même un constant étonnement que cette apparition-disparition en un seul et même mouvement dont nous pourrions penser que notre esprit en a été le seul ordonnateur. Mais voici que je m’égare, toujours cette tendance à la digression, à la broderie. On n’abandonne pas si facilement le métier d’écrire pour devenir observateur du réel, y décrypter des images, y déceler des sons, fussent-ils harmonieux. Cela travaille au-dessous de la ligne de flottaison du corps, cela fourmille de mots, cela demande à surgir du pli d’anciennes paroles. La réalité est-elle autre chose que la mesure babélienne de ce qui s’annonce à l’horizon de l’être ?
Mais que je te dise plutôt le charme de cette petite bourgade languedocienne. Un village de maisons basses aux toits d’argile claire, une architecture circulaire autour d’une modeste église, le canal à proximité avec sa double rangée de platanes centenaires. Je ne me rends guère au village que pour y acheter du tabac, un journal, y flâner au hasard des rues, mais bien vite mon obsession me reprend, m’installe jusqu’à l’heure du couchant derrière ce pupitre de bois qui devient, tout à la fois, ma liberté et ma constante aliénation. Que fais-tu, toi, la Promeneuse du Grand Nord ? Toujours tes échappées en forêt, ta fascination pour le tremblement blanc des bouleaux, tes croquis sur tes carnets aux spirales de métal ? Je n’ai aucun mérite à t’imaginer, assise sur une souche, traçant à grands traits la poésie des lieux. Sans doute es-tu un elfe venu du plus profond de ce mystère sylvestre que ta nature réclame comme son aliment le plus essentiel ?
Aujourd’hui je médite sur une image qui ne manque de m’interroger. Elle est si simple pourtant et son inventaire sera tôt fait : des cannes de roseaux que le crépuscule teinte de son aura dorée, une large échancrure qui dévoile une flaque d’eau aux reflets de platine, un arbre y projette son reflet inversé. Rien que d’ordinaire. Rien que de simple et posé là devant à la façon d’une évidence. Et, du reste, serions-nous quittes de cette photographie à seulement archiver dans l’étrave de notre vision cette scène à la séduction pleinement bucolique ? Ne serions-nous pas en demande d’autre chose que sa figuration ne nous montrerait pas, comme si, toujours, le plein des choses différait de notre elliptique regard ? Nous sentons combien notre saisie est insuffisante, encombrée des pesanteurs de la routine, diffractée par de fausses perceptions, sous le boisseau d’une mémoire qui s’altère à mesure que le temps fuit en direction de la flèche de l’avenir. C’est de choses de ce genre dont nous nous entretenions dans la brume du Septentrion, la fumée conjuguée de nos cigarettes y tressait des cordes d’ennui. Comment en aurait-il été autrement ? C’est toujours un travail difficile que de questionner. Des meutes sombres s’y allument tels des oiseaux de mauvais augure noircissant le ciel de leur vol pléthorique.
Tu sais combien il me plaît de m’abriter derrière mes réflexions, d’être en décalage avec le temps qu’il fait, l’événement qui se produit, de dissoudre la durée dans une manière de rêve creux, orné de mille fantaisies. Cette touffe de roseaux, cette innocente rumeur végétale, voici qu’elle devient la scène de l’exister, sans délai, avec la certitude de me trouver face à la seule hypothèse vraisemblable qui puisse être émise à son sujet. La haie de cannes, sa densité, sa verticalité, comment pourrais-je les considérer sous un autre angle que celui du destin qui nous échoit comme notre part irrémissible, non soumise au partage, un fardeau disent certains, une faveur objectent d’autres ? Pour ma part je ne saurais choisir d’une manière si radicale, tracer la ligne de partage entre les joies et les peines, les rencontres heureuses, les drames qui agitent la nappe souvent ténue du quotidien. Une véritable épreuve à laquelle seule notre subjectivité pourrait répondre, une altération de la vérité dût-elle y apparaître en filigrane. Car toute subjectivité est nécessairement entachée d’erreur. Mais qu’interroger sinon notre conscience ?
Au travers de la croisée, parfois, j’aperçois le vol d’un canard, la tache noire d’un cormoran, la trace d’un avion dans le haut du ciel. Cependant ceci ne suffit pas à entamer le cours de ma rêverie. Les passants sont rares, ici, des pêcheurs vêtus de leurs cirés, des photographes en maraude, des amoureux échangeant une rapide étreinte. Maintenant, dans le calme de l’heure, les roseaux sont immobiles et nul bruit ne vient troubler la sérénité de ce lieu à l’écart de toute agitation. Un large cercle découpe la haie végétale (sans doute un braconnier y a-t-il tracé à la faucille le trou par lequel prélever quelque carpe ?), et voici qu’il me fait penser irrésistiblement à ces effractions qu’on pratique dans le réel afin d’y trouver les prémisses d’une vérité. Sans doute trop rares les coupures, sans doute incomplètes mais qui ont le mérité d’exister. Imagine donc une zone de lumière chaude, couleur de paille et d’or, sur le fond de laquelle se détachent les ramures d’un arbre. Eloigné mais rendu tangiblement présent en raison de l’éclaircie dont il procède. Identiquement à une brusque illumination de l’esprit au moment où se dévoile en son sein la révélation qu’il attendait, une réelle possibilité d’être, la résolution d’un problème, la parution au grand jour d’un souhait enfin réalisé. Ce qui était virtuel s’habille de chair, ce qui était illusion se met à rayonner avec la même insistance que l’abeille met à butiner la fleur, à en prélever le nectar.
Alors, me diras-tu, cet arbre-vérité n’est-il pas le simple effet d’un reflet, une icône tremblante que la nuit reprendra bientôt en son sein ? Sans doute as-tu raison. Avant longtemps la chute de la brume, l’arrivée d’écharpes de nuit, tout noyé dans une indistinction native se soldant par une étrange équation mettant dans un rapport d’égalité la forme vraie et son ombre, le dessin accompli et sa trompeuse esquisse. Il est si délicat de démêler le vrai du faux, de reconnaître le véritable ami de l’opportuniste, de « séparer le bon grain de l’ivraie ». Oui, cette parole biblique est salvatrice (toujours nous sommes du côté du bon grain, ne crois-tu pas ?), et son contenu largement commenté nous exonère de bien des explications, mais elle ne nous autorise nullement à sortir de notre lucidité pour nous livrer à quelque activité incantatoire qui nous réconcilierait avec l’être des choses et la certitude serait là, d’avoir pensé avec la sagesse requise tout ce qui fait sens dans l’horizon qui est le nôtre. L’expérience de la vérité est chose si rare que, le plus souvent, nous nous demandons si nous l’avons déjà rencontrée, si elle n’est, seulement, un vertige abusant nos perceptions, un coin enfoncé dans le derme délicat de nos sensations. Toujours un doute qui, plutôt que d’être réducteur, devient salvateur. En premier, c’est de nous-mêmes dont nous devons douter comme si notre propre existence ne nous appartenait pas. Et, du reste, comment pourrions-nous nous en rendre maîtres et possesseurs, dans l’incapacité que nous sommes de lui assurer la possibilité d’un chemin droit, exempt d’aléas ? Toujours un imprévu, une maladie, une faiblesse, une démission qui nous déportent de nous et nous privent d’amers, navigation sans boussole et l’esquif avance à vue au milieu des récifs.
Et, Sól, pendant que je dévidais l’immense bobine de fil dont je prétendais qu’elle me donnerait (nous donnerait) accès à quelque certitude, voici que l’ombre a gagné, que sont partout les zones d’inconnaissance, les coins dissimulés, les failles vacantes par où la raison même pourrait perdre sa substance. La nuit est habitée de folie. Qu’est-ce qui donc pourrait surgir, ici, du dôme translucide de la lampe, là, du gris des ténèbres, plus loin des pages du livre que biffent des milliers de signes illisibles, chacun doué d’un étrange pouvoir de fascination, peut-être d’une puissance de destruction ? Que deviennent les choses du réel lorsque nous dormons ? Sont-elles aussi inertes et inoffensives qu’elles donnent à croire au plein des heures claires ? Ou bien fomentent-elles de ténébreux projets dès l’instant où notre regard les livre à leur condition qui n’est peut-être que de comploter ? Ne serait-ce pas ceci, Sól, ce terrible inconscient que nous croyons créé de toutes pièces pour des raisons purement conceptuelles, alors qu’il serait la face agissante, vraiment efficiente de notre réalité. Notre vie consciente n’en serait que l’envers, nous qui le pensions le seul instigateur du jeu, l’unique puissance dont tout le reste dépendait ?
Le milieu de la nuit a sonné et je suis encore là à t’entretenir de mes balivernes, à t’informer de ce qui, sans doute, ne sera pour toi, Ange du Nord, qu’un bavardage de plus dans l’incohérence des foisonnements terrestres, un cri de plus dans la hurlante polyphonie, une agitation supplémentaire dans l’hallucinant spectacle en ombres et lumière de nos chancelantes biographies. Il y a bien longtemps, Sól, lors de nos premières rencontres sous la clarté boréale, avais-je déjà cette terrible inclination à ne voir l’existence qu’au travers de symboles, de schémas explicatifs, de codes à interpréter, d’intelligible à faire surgir de chaque chose, de caractères sourds à porter à la lisibilité ? C’est comme une malédiction sise au sein de la matière grise, une constante effervescence, une progression sans repos vers quelque cime inaccessible. Mon expédition vers le Grand Nord, en ces temps révolus, était-ce une tâche du même ordre, toujours aller plus loin à la recherche de ce point mystérieux, de ce pôle magnétique qui, peut-être, n’est qu’un habile stratagème afin de différer de soi ? Dis-moi, Sól, dis-moi vite. Sans cela, jamais je n’arriverai à trouver le sommeil. Or, Sól, il faut bien dormir, n’est-ce pas ? Pour s’oublier ? Comment dit-on cela dans le Nord, dans ce pays de légende où les filles ont les yeux si clairs, luxe d’une vérité brillant telle une gemme ? Comment dit-on ? Ceci est si essentiel à la vie. Si essentiel !