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5 mars 2018 1 05 /03 /mars /2018 09:59
Vivre selon soi

                                                            Archeologia dell'anima.

                                                                          Vivere

                                                                Livia Alessandrini

                                                                    Roma 1998

                                                                         coll.pr.

 

 

 

 

                                                               Le 3 Mars 2018

 

 

 

 

               Toi, venue du passé.

 

 

   Que je te dise, malgré l’épaisseur du temps, la faible distance de toi à moi. La géographie n’est rien, l’éloignement si peu, les sentiments beaucoup. C’est comme si hier était là, venu au présent avec sa belle cohorte de souvenirs. Sans doute les êtres ont-ils besoin d’avoir recours au labyrinthe de la mémoire, à la fuite des événements, au flou d’anciennes sensations afin que, séparés, ils en viennent à appeler l’autre comme le fragment dont ils sont, depuis toujours, démunis. Rien ne remplace ceci. Vois donc : des amis ne se sont vus depuis de longues années. Ils conviennent d’un rendez-vous. D’abord une belle émotion les étreint, le rose monte aux joues, les cœurs battent à l’unisson, mais plus vite, plus ardemment. Voici qu’ils échangent, dans une sorte de fièvre, plein de menus faits qu’ils possèdent en commun. Ils devisent autour d’un vin rare, ils dégustent des mets précieux, ils SE racontent chacun leur tour. Leurs yeux sont brillants, leurs lèvres humides, leurs mains émues de s’être serrées. Quelques heures passent. Des nuages glissent dans le ciel. Des mouvements dans la rue proche. Des nouvelles à la radio. Des courses faites en ville dans la gémellité retrouvée.

   Deux ou trois jours ont passé. Bien des propos échangés. Parfois, entre deux confidences, le souffle blanc du silence. Une nostalgie fuit que, bientôt, recouvre un ennui. Des flux de spleen, des tons fondamentaux qui se diluent, des enthousiasmes qui se posent, des spontanéités qui s’émoussent. Bientôt des banalités : le temps qu’il fait, la politique, les modes, la dernière lubie consumériste. Vois-tu, Sol, combien il est difficile de maintenir le cap, de cingler vers la haute mer, de hisser haut le pavillon de la liberté, de faire du foc cette toile tirant à soi la proue du bateau. Oui, tout s’épuise, tout lasse et s’enfuit dont il ne reste jamais que quelques traces sur le tissu lâche de l’exister. C’est bien là l’usure de toute rencontre après que son point d’orgue a été atteint. Le quotidien abrase tout de sa récurrente lame et, parfois, ne s’informe plus qu’une esquisse dont on ne sait si elle pourra durer.

   Au-delà des vitres, de lourdes caravanes de nuages blancs. Leurs ventres érodent les pierres sèches des murs qui courent sur le large plateau du Causse. Parfois même, je croirais entendre leur éboulis, un genre d’écho se perdant dans l’arrondi d’une doline. Ici, sais-tu, il y a si peu de bruit, si peu de mouvement. Des moutons paissent, là-bas, au loin. Je devine le glissement du vent dans la toison de leurs boucles grises. Rien que de bien ordinaire. Rien que de l’infiniment reproductible parmi les mailles serrées du temps. Alors, dans cette souple monotonie, souvent convient-il d’introduire le coin d’une petite fantaisie, le sursaut d’une rencontre, d’y agrandir l’heure au moyen de l’imaginaire. Une œuvre récemment découverte - je vais t’en préciser bientôt les tonalités -, sera le prétexte à ma correspondance. Peut-être t’ai-je déjà entretenu de cela, je suis depuis toujours fasciné par les lieux d’utopie, leur paysage inattendu, la magie qui en émane, le curieux sentiment de liberté attaché à ceci qui, selon de singulières inventions, peut prendre l’aspect du caméléon, à savoir se vêtir du prodige des métamorphoses. Alors prends garde à ceci, la peinture qui va nous occuper, j’en fais mon unique et inentamable possession. Combien ce rapt est étrange. L’artiste est nu. Je suis vêtu. Regarder une œuvre en son fond, en éprouver la douceur de soie, s’y sentir à demeure et il n’y a plus l’épaisseur d’un cil. Je suis l’œuvre tout comme elle est ma propre identité. Fusion et le monde alentour n’existe plus.

   Donc voici la texture de ce « non-lieu » puisque ce qui va apparaître est pure décision de ma conscience, source ineffable de ma rêverie. Evoque simplement un édifice pyramidal à l’étonnante texture : mélange de terre et d’écume, de poudre de lave et de stuc, enfin une matière si étrange qu’elle semblerait venir d’une autre planète. Sa couleur pourrait évoquer celle, métallique, d’une météorite que son entrée dans l’atmosphère terrestre aurait brûlée, dans le genre d’une croûte de pain. A la base, pareille à l’entrée d’une grotte ou d’un abri sous roche, une ouverture en arc donne accès à un monde si secret que nul ne pourrait y entrer sans avoir été, au préalable, initié. A l’utopie il faut cette démesure, cet écart à défaut desquels elle ne serait qu’un site ordinaire, autrement dit une pochette-surprise sans surprise.

   Ce que l’on ne saurait définir avec précision, cette structure extérieure à l’aspect de pierre ponce, c’est ce qui semble ressortir au naturel, à l’artificiel, ce qui est architecture voulue, ce qui est hasard géologique qui en aurait édifié le cône à la manière d’un volcan. Je t’en ai déjà souvent entretenu, l’une de mes anciennes vocations, dont il reste quelque empreinte aujourd’hui, un vif attrait pour la roche sous toutes ses formes, le visqueux d’un magma, les éruptions qui incendient le ciel, les fleuves de feu qui se précipitent dans l’océan en grondant, toute cette sublime activité tellurique qui fait confluer les puissances célestes et chtoniennes dans une même énergie décuplée. Oui, tu reconnaîtras mon éternel lyrisme, ce romantisme mâtiné de sublime, teinté de lueurs mythologiques, animé en son fond de l’éclat des braises fauves de l’inconscient. Une nature volcanique sous des aspects certes policés. Ne sommes-nous pas, nous tous les Terriens, des êtres frappés au sceau d’une belle complexité, une pincée de glaise, une touche de granit, une efflorescence de feu et de soufre, un manteau de glace qui vient en atténuer la rigueur ?

   Ce qu’il te faut discerner maintenant, quelque chose comme un chemin de ronde escaladant sous la forme d’une spirale cette masse alvéolée, trouée en maints endroits. Sans doute est-elle le poumon grâce auquel l’intérieur communique avec le vaste cosmos. A intervalles réguliers mais, pour autant non systématiques, des ouvertures en plein cintre que quadrillent des ferrures, tout en légèreté. Ici et là quelques autres portes se laissent deviner. Des volées d’escaliers relient les espaces escarpés les uns aux autres. Ce qui est ici en tous points remarquable, c’est la belle impression d’unité qui se dégage de l’ensemble. Teintes et volumes se fondent dans une harmonie qui paraît en être l’un des caractères essentiels.

   Et parmi les sentes et les stries d’ombre, comme par l’effet d’une simple distraction, des formes humaines, elles me font penser à ces peintures rupestres du Tassili, ces élancements de sanguine s’enlevant sur les grès rouges du Sahara. Rien de plus beau que cette rencontre de l’homme et de l’environnement qui l’accueille et l’abrite. Ici, dans cette vivante archéologie, tout s’anime et se vivifie dans la simple donation des choses. Tout semble naître de tout. Rien n’excède ce qui est dans le voisinage. Tout semble s’engendrer sous l’effet de la confluence des affinités. Alors c’est une grande satisfaction pour les yeux, un comblement de l’âme que d’être le témoin d’un genre de civilisation apaisée, seulement affairée au luxe d’exister comme si un immédiat bonheur sourdait de la pierre même, se communiquait  à ses hôtes, les imprégnait d’une invisible parole partout répandue, genre d’hymne dont ils seraient les notes inaperçues mais combien présentes à même leur destin, ouvert, lumineux, poudroiement avec lequel ils n’auraient jamais fini d’être en relation.

   Mais, attentive Solveig, combien je te sens inclinée à forer les choses de l’intérieur, à tâcher d’en deviner la pulpe nourricière, à en extraire la moindre ambroisie. Il y a tant de beauté vacante, partout, sur la corolle de la fleur, la joue aimée, la goutte de rosée appelant à elle depuis le grain de sa modestie. L’inventaire n’est nullement terminé. L’utopie est sans limite, ce qui fait son attrait en même temps que sa constante évanescence. Comment en décrire la richesse alors que tout, continûment, se réaménage dans une manière de fable sans fin ? Tu me rejoindras : l’utopie en son essence est fugacité, transition, impression furtive. Faute de ceci elle ne serait que le réel en son opacité. Que pourrions-nous en tirer d’autre qu’un destin commun qui s’effacerait à même sa feuillaison ?

   Fais le vœu, seulement un instant, d’être cette silhouette presque confondue avec la falaise qui se dresse vers le ciel. Quelle serait alors ta sensation sinon celle d’être confrontée à la vastitude ? - les lointains feraient leur étonnant vacillement, là-bas, à la limite d’une brume solaire -, d’illisibles vestiges surgiraient du sol, équilibres de pierres, frontons armoriés, arcs de calcaire, voûtes romanes, ogives gothiques, cirques aux gradins usés, empilements de colonnes doriques, bas-reliefs faisant rouler dans la poussière leurs héros de plâtre. Comment pourrait-il en être autrement ? Utopie est cette démesure ou n’est rien. Alors il faut dilater ses yeux, y engranger ces mille visions qui feront du corps un théâtre antique avec ses chœurs, ses haillons, ses couronnes d’or, ses péplos bariolés, ses guenilles, ses défroques, ses cothurnes de bois qui poinçonnent le sol et l’air, soudain, s’emplit de l’écho de la tragédie, ses masques de terre cuite de Tanagra aux boules des yeux dilatées, immensément énigmatiques. Tu aperçois, Sol, combien il est nécessaire de forcer un peu sa nature, de la convoquer devant le mystérieux, de la confronter à l’ouvert en son illimité. Sortir de soi, autrement dit, pour mieux se retrouver en soi mais avec la dilatation qu’opère une connaissance nouvelle.

   Alors, habitée de ces impressions dont tu ignorais jusqu’à l’existence, tu n’auras de cesse de progresser vers ce sommet qui t’appelle et t’effraie à la fois. Quel vent y souffle-t-il ? Les dieux en toisent-ils la pointe acérée ? La foudre en frappe-t-elle l’éperon ? Y dépose-t-on les condamnés afin que leurs yeux soient dépecés par le bec de quelque rapace ? L’éclair y précipite-t-il son éclatante lumière ? Oui, toutes ces interrogations sont bien vaines. Puisque c’est toi qui décide de la forme de ton utopie - utopie est liberté -, sans doute en feras-tu, sinon « Le Jardin des délices », réplique du Paradis, du moins un espace à ta convenance.

   Pour moi, parvenu au sommet, laisse-moi te dessiner le chemin de ma progression. Eh bien cette étrange Tour de Babel - tu en avais reconnu la sobre élégance -, non seulement bruit de milliers de vocables étranges mais c’est bien son architecture intérieure qui est la plus déroutante en même temps que fascinante. Sans doute rien ne sera plus approchant que la structure d’une termitière avec ses galeries tracées au sein de ce curieux amas d’argile rouge, de sable, de lignite, tous ces matériaux liés  de salive solidifiée. Une impression de légèreté en même temps que d’abri sûr, de demeure intime. Donc me voici tout en haut d’une cheminée verticale qui traverse de part en part cet édifice, avec ses diverticules axiaux (on se croirait au cœur même de la grotte de Lascaux avec son riche bestiaire ornant les parois), des tunnels droits ou bien en pente, des carrefours où l’on se croise en silence, des vestibules à la lumière purpurine, des corridors, des antichambres, des salles aux hauts plafonds, des stalactites en descendent avec leur résille de gouttes claires, parfois de minuscules lacs scintillant dans l’ombre, des barrages de moraine en ralentissent le cours, puis de sourdes cascades progressent vers l’aval dans une manière de glacis translucide comme si le liquide s’était métamorphosé en lent miellat. Bien sûr, tu auras pensé à la vie des fourmis, à celle des termites et, certes, tu n’auras pas tort. Ma première impression a été identique.

   Mais que je te dise, les humanoïdes (j’ai longtemps hésité quant à leur nomination tant leur aspect emprunte à la bête, mais également à l’homme en voie d’accomplissement), ces humanoïdes donc, ont l’allure de scarabées à la tunique luisante, lustrée ; ils progressent debout, leurs mandibules sont en agitation constante comme s’ils méditaient quelque idée profonde en laissant apercevoir seulement une pensée affectée de concrétude, une rumination matérielle, un métabolisme psychophysique de la plus étrange apparence. Les observant longuement, j’ai appris à décrypter leur idiome qui tient de celui du mime, du sourd-muet, de celui des ouvrières dans la ruche tellement leurs parcours itératifs semblent ressortir à un apprentissage, sinon à un pur conditionnement. Savoir ce qu’est cette expérience où la pensée se laisse apercevoir sous les espèces d’une habile mécanique, comment pourrais-je en témoigner ? Une minutieuse horlogerie, un emboîtement de rouages, une symphonie de barillets, une fugue de palettes, un enchaînement de balanciers,  Ceci est tellement sidérant ! Peut-être te suffira-t-il de fixer les mystérieux hiéroglyphes : certains, paraît-il, consentent à chanter, il faut seulement aiguiser le lumignon de sa conscience, le métamorphoser en un dard par la vertu duquel s’opère la désocclusion du secret.

   [Mais, ici, une incise paraît devoir figurer. Sans doute auras-tu perçu la rupture introduite par ce peuple mi-insecte, mi-homme qui habite à l’intérieur, alors qu’à l’extérieur se laissent deviner des formes entièrement humaines. Plus que d’une bizarrerie, il s’agit d’une simple loi d’évolution. Si les humanoïdes à l’intérieur de la « termitière » sont affectés de primitivisme dans leur aspect, dans leur activité, c’est en raison d’une station dans un mode archaïque de développement. Uniquement centrés sur eux-mêmes, entièrement remis à une vie tribale, grégaire, ils ne se dissocient guère encore de la matière qui les entoure, comme s’ils n’en étaient qu’une immédiate sécrétion. Matériellement arrimés ils ne se détachent de leur tunique qu’à en projeter quelques signes graphiques, quelques essais de représentation de la nature qu’ils perçoivent au travers des oculus : animaux dans la savane, humains gravissant les parois après que leur sortie a eu lieu, les projetant dans la sphère anthropologique. Plus ils sont éloignés de l’abri originel, plus leur degré de liberté augmente, plus leur humanité s’affirme.]

   Puisque je parlais d’écriture, autant évoquer la présence, sur toutes les parois, de milliers de calligraphies, d’idéogrammes, de pictogrammes pareils aux tablettes mésopotamiennes, des incisions comme sur les bâtons-messages, de mystérieux signes tels que ceux que l’on trouve qui creusent le calcaire des calendriers d’agriculture. Sans doute me poseras-tu la question de savoir comment ces créatures, mi-insectes, mi-hommes, parvenaient-elles à élaborer un tel alphabet, à l’organiser en des structures nécessairement signifiantes, si ce n’est pour nous, du moins pour elles ? Tu vois, c’est une telle interrogation dont nous sommes saisis à seulement nous confronter à l’impensable. Nous qui pensions l’homme au-dessus de toutes les espèces vivantes, voici qu’il se donne à nous dans ce bizarre métamorphisme, dans cette culture que nous retrouvons inscrite tout le long des galeries. Comment ne pas être émus par cette imagerie d’inspiration préhistorique : profusion de mammouths, bisons, chevaux, cerfs, bouquetins qui s’entremêlent aux représentations humaines, déesses, vulves, hommes en érection, mains positives et négatives ? Bien évidemment, ceci n’est nullement inscrit dans la moindre réalité puisque c’est mon imaginaire qui fabrique, de toutes pièces, ce décor qui pourrait ressembler à une allégorie. Son but ? Peut-être, resituer la place de l’homme dans le concert de l’univers. Lui qui occupe la position centrale, l’obliger à une nécessaire modestie qui le conduira à une posture intermédiaire, à peine dégagée de l’animal, non encore parvenue à sa totale épiphanie, balbutiant, en une certaine manière, s’essayant aux alphabets, à la magie de l’écriture, aux premières projections de l’art sur les parois de sa Babel d’argile et de salive. Une sorte de retour à l’origine, d’immersion dans un état d’innocence dont il ferait le tremplin de ses aventures futures. Ceci, ma passion pour les lettres, les alphabets, les premières manifestations d’une culture, tu en connais la forme obsessionnelle et ne t’étonneras nullement que mon projet utopique en porte la vivante empreinte. Voilà pour les justifications.

   Mon utopie ne pouvait « tenir » qu’à convoquer cet entre-deux, à réaliser ce suspens entre un lointain passé et un futur proche, à initier une origine à partir de laquelle deviner la trame qui s’y dissimule en creux. Ainsi évite-t-on l’aporie d’une génération spontanée. Ainsi pose-t-on un fondement. Je ne souhaitais nullement créer des entités d’extra-terrestres. Pour fonctionner adéquatement, l’imagination, fût-elle fertile, ne saurait s’abstraire d’une généalogie dont nous figurons, aujourd’hui, les figures de proue. Que te préciser encore qui pourrait donner corps à cette cité du songe ? Eh bien, vois-tu, le ventre de cette motte de terre est constitué de dizaines et de dizaines d’alvéoles, toutes semblables, faisant immanquablement penser à des cellules monacales, enduites de blanc, une mince meurtrière laissant percer le jour, n’autorisant cependant nulle distraction, sa taille réduite étant un puits de lumière, non une ouverture commise à l’observation de l’espace environnant. Ainsi chaque cellule est un lieu de méditation, de recueil sur soi, de recherche de ce qui est l’essentiel.

Vivre selon soi

    Tablette pictographique sumérienne

     Source : Dinosoria

 

 

   L’essentiel, ces premiers signes par lesquels l’humain se manifeste en tant que doué de raison : cette main, cet arbre, ce végétal, cette fourche, ces triangles et ces points qui symbolisent, dotent l’intelligence des outils nécessaires à son expansion, son rayonnement. Là et nulle part ailleurs est l’essence insigne de l’homme. Se dire, dire le monde par quelques traces qui deviennent le matériau fondateur du SENS. Oui, Sol, du SENS en Majuscules, tant ceci a de valeur dans le parcours singulier des êtres que nous sommes. Nous disons un seul mot : « Pomme » et le fruit est immédiatement là, disponible, reconnaissable, entouré de prédicats qui le déterminent et lui assignent un lieu dans la vastitude du monde.

   Je dis « Sol » et tu es là près de moi, toi aux yeux où pétille le brun, toi à la peau mate tel le parchemin, toi dont le visage est la parure par laquelle se dit la beauté. Vois-tu, en définitive, tout est histoire d’amour. Non le frelaté, le convenu, le mondain. Non, le vrai, celui qui s’écrit dans des tablettes d’argile, se grave dans les écorces des arbres, s’encre dans la pulpe du papier. Il n’y a pas d’autre vérité. Ecrire, aimer : une seule et même écriture qui dit en un unique élan le lieu de notre être, le lieu de l’altérité qui est notre propre écho, le miroir dont nous procédons afin que notre complétude soit atteinte. Je ne suis moi que par toi qui me donnes acte, qui m’accomplis tel que je suis. Je trace une lettre sur une page et je fais se lever une réalité, la seule qui soit. J’initie un cycle dont le terme sera une efflorescence à partir du rien. Rien n’était présent, tout est présent.

   J’écris « S » et déjà se profile « O » dans son bel ovale et déjà se présente « L » à l’exacte géométrie, cette jonction de l’horizontale et de la verticale, rencontre du nadir et du zénith, conjonction de la terre et du ciel. J’écris « SOL » et déjà se dessine « VEIG », afin que les choses soient dites de toi, du monde. J’écris « SOLVEIG » et, dans le même intervalle, j’écris « Chemin de Soleil » : Sol, Soleil, Veig, Chemin. Sais-tu, graver ton nom, et voilà que se lève l’astre du jour, que s’ouvre le chemin grâce auquel tracer la voie d’une joie. Tous les jours nous disons ou écrivons des milliers de mots sans autre souci que de les évoquer puis nous les oublions sitôt prononcés. Faisant ceci, nous nous dérobons à notre condition d’hommes, d’êtres-parlants, nous clouons au silence ce qui est son prolongement car toute parole s’en détache afin de devenir visible, de n’y pas retourner. Toute voix porte avec elle son coefficient d’éternité. Une chose meurt. Jamais le langage ne trouve sa fin. Par destination il est immuable. Dites une fois « Je t’aime » et ceci ne s’effacera jamais. Le corps à qui il est destiné, les yeux qui le reçoivent, les oreilles qui en attestent l’émission sont infiniment corruptibles, nullement le mot qui aura transcendé tout l’espace du réel pour atteindre  la région des illisibles, des invisibles, là où se recueille toute valeur en son unique et indépassable destin. Dante n’est plus, ses mots sont toujours là, présents, infiniment présents dans sa « Divine comédie ». Comment l’enfer, le purgatoire, le paradis (qui sont plus des états d’âme, des ressentis, des projections de l’esprit que de pures effectivités), pourraient-ils voguer vers leurs fins dernières alors même que leur nature est d’être des fils arachnéens dont nous tissons notre mémoire ? Dante et sa Béatrice ne sont plus, leur amour oui, EST.

   Mais revenons à nos humanoïdes dans le clair-obscur de leur chambre. A quoi donc s’occupent-ils à longueur de journée ? Je parlais « d’essentiel », je parlais de langage. Les termes sont interchangeables. Représente-toi ceci, Sol, ces infatigables ouvriers (ils te font penser à la ruche, n’est-ce pas ? Oui, c’est une ruche où se distille le jour durant, un précieux miel, où s’élabore un nectar, où se diffuse cet irremplaçable gelée royale, breuvage des dieux, breuvage des hommes s’ils savent en deviner le précieux, le non-substituable), donc ces ouvriers sont des scribes qui, à menus coups de stylet, à infimes pressions de poinçons impriment dans la glaise les indices de la vie, ses emblèmes, ses traces de feu ou bien ses étoiles de givre. Toute existence, Sol, se décline sous les deux figures de la prose et du poème. Poème les jours fastes. Prose les jours sans gloire. Patiemment, notre aventure terrestre incise en nous les stigmates qui nous font être ce que nous sommes : une joie, une peine, un amour, une création, une surprise, une rencontre. Nous sommes la résultante de ceci. Nous sommes un livre empli de chiffres et de lettres, de caractères multiples, une confluence de pleins et de déliés, un espace comblé de minuscules typographies auxquelles nous n’avons plus accès, eût-on entrepris un patient travail d’archéologue.

   Les scribes  du passé, il leur faut archiver, le long de milliers d’heures, l’émergence de l’humain en son unique tâche, en ce qui devrait être son ultime préoccupation, témoigner de ce passage, tracer son sillage de feu. Comment sortir de l’obscur des espaces infinis, dépasser les trous noirs, être présence au monde hors des signes qui nous constituent ? Il serait bien vain de chercher une autre voie, elle ne tracerait qu’une ligne d’ornières dans le chaos primitif. S’extraire du chaos, donner visage à l’univers, comment cela se ferait-il hors du verbe, de sa puissance de profération, de sa capacité d’éclairement ? Dire un seul mot, c’est trouer la nuit, y allumer une étoile, y inscrire le brillant trajet de la comète. Solveig, « chemin de soleil », imagine ceci : une assemblée d’hommes dans un temple. Ils sont de toute origine, plébéiens, patriciens, descendants d’esclaves. Leurs visages luisent dans la pénombre tels des masques d’étain. Ils sont tous en quête du dieu, ils brûlent de l’intérieur. Ils veulent que leurs voix soient prières, incantations, peut-être sacrifices offerts à ceux de l’Olympe. Ils veulent proférer, chanter, crier, exulter, gonfler leurs poitrines de paroles sacrées au travers desquelles les divins se sentiront honorés.

   Mais rien ne sort de leurs gorges qu’un souffle court, quelques halètements et soupirs, nul son qui initierait le message en direction des célestes. Alors combien le désarroi de ces officiants est patent, palpable à la façon d’une corde qui les enlacerait, les retiendrait dans l’espace étroit d’une geôle. Ne parlant pas, ne pensant pas, ils sont de lourdes colonnes, telles celles du temple, qui soutiennent le portique sans même avoir conscience de leur nature. Ils sont de sourdes matières que nul esprit ne traverse, nulle âme n’anime. Ils sont de simples diversions du temps, des anecdotes de l’espace. Autrement dit, ils n’ont de lieu où reposer leur être puisque celui-ci est privé de sa source originelle, ce murmure qui s’élève des corps avec l’élan de la conscience, traverse de muettes parois puis, soudain, connaît le mystérieux isthme de la glotte, devient vibration humaine, infiniment humaine. Ces hommes ne parleraient-ils pas, leur prière intérieure serait tressée de mots. Pas de pensée sans mots. Pas de présence. Seulement une coquille vide parcourue de l’haleine grise de l’ennui.

   Arrivée à ce point de ma fiction, je le sais, tu auras compris le sens profond de mon discours dont la métaphore constitue la clef de voûte. La termitière est l’édifice qui se montre tel le corps des vivants, avec les fenêtres des yeux, la porte de la bouche, ces effigies humaines qui sont les affleurements de la conscience. Edifice-Babel ou la texture langagière de notre condition. A l’intérieur travaillent les scribes, ce sont les mains ouvrières archivant dans la mémoire les signes de notre présence : mots, voix, paroles, onomatopées, chiffres, signes, cercles et triangles de notre propre architectonique. Ce sont nos nervures, les lignes de force qui nous déterminent, les aimantations, les polarités sans lesquelles nous ne serions que des totons fous, des culbutos privés d’amers.

   Initialement, abyssalement, nous ne sommes destinés qu’à l’errance, vêtus des habits d’Arlequin aux pièces aussi multicolores que les diapreries de la folie. Bien loin d’en faire l’éloge tel Erasme de Rotterdam. Se livrer à ceci, faire de la démence le site d’une joie, il faut avoir dépassé l’opacité de son massif de chair, avoir reconnu dans les grimaces et pitreries de la fantasmagorie un possible signe de salut. On dit, communément, la proximité de la folie et du génie. Certes. Le génie est celui qui a maîtrisé sa propre folie. Le fou celui qui a succombé au poids de son génie. La carnèle est mince qui sépare les deux. Sur son étroit cordon s’inscrit sa légende en toutes lettres, le langage dont elle fait  usage en signe de reconnaissance de sa valeur. On y indiquait autrefois le peuple, la ville, les noms des divinités locales, des magistrats, des rois. Toutes indications chargées de sens dont on faisait une nourriture pour l’intellect afin que, pourvu d’une direction, il ne se dissipât dans d’aventureuses voies. Comprends-tu, jamais on n’excipe de ceci : nous sommes êtres de langage. Toute autre considération serait non seulement inopportune mais travestirait notre essence.

   Maintenant, à bien considérer l’image, à voir se détacher sur un fond noir la pyramide de terre - ce colosse aux pieds d’argile : tout fondement humain repose sur cette évidence -, à y discerner cette pluie de neige compacte qui envahit le ciel, nous devinons que nous parvenons aux limites de l’utopie, que, bientôt, le réel reprendra son droit, qu’aura lieu le réveil, que le rêve tarira pour ne laisser percevoir que des décors de carton-pâte. Certes, utopie est illusion. Certes utopie en son sens étymologique est « non-lieu ». Toute chose créée part nécessairement d’un non-lieu. Aussi bien le vase façonné par le potier, la statue libérée de sa gangue de pierre, la parole s’élevant du silence. Peut-être ce que nous prenons pour un déluge de flocons n’est-il que la mise en musique d’un langage que Babel aurait libéré, l’essaimant dans l’éther afin qu’il connaisse son devenir universel, sa destinée cosmologique. Autant de minces particules que les scribes, mi-insectes, mi-humains (tout est toujours en métamorphose), jettent aux étoiles pour dire la beauté de ce qui est, ici, plus loin, là-bas, au plus profond de l’espace-temps, intime courbure que nous imprimons aux choses. Le monde est un vivant palimpseste où s’inscrivent les strates  de l’être, ces mots qui sont prose, que nous souhaiterions poème. Oui, Sol, le poème dont nous sommes toujours en deuil. A peine l’avons-nous écrit, lu, prononcé et déjà il sonne à la manière d’un cristal et, déjà son diapason n’est plus qu’un illisible.  « Archeologia dell'anima », reprenons-nous en écho avec l’artiste. Oui, toujours revenir aux sources, là est le lieu de la vérité avant que ne s’emparent d’elle les artifices, les déplacements, les altérations. A bien y réfléchir, l’utopie  ne serait-elle le seul lieu dont nous disposons pour arriver à ce qui nous est le plus propre ? Ainsi nommons-nous les « affinités électives ». Elles déterminent notre habitation sur terre.

 

           Je viens d’allumer ma lampe. Le Causse, petit à petit se couvre de brume. Sous peu il fera nuit. Nous rêves se rejoindront-ils par-delà la distance ? Nos rêves d’utopie ? A toi dans l’obscur qui vient. A te lire bientôt.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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