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1 mars 2020 7 01 /03 /mars /2020 10:44
Cette fuite dans le rose

                    Photographie : Blanc-Seing

 

 

***

 

 

 

   Nous ne sommes jamais que des passagers, ici ou là, sur la terre, auprès des eaux, sur le chemin où poudroie le rose, contre le buisson fleuri d’églantines avec la braise de ses baies. Au loin sont les arbres, sans doute des conifères avec leur beau vert profond, puis cette trouée plus claire par où sinue le destin avec ses élans, ses atermoiements, ses sautes d’humeur, ses chagrins, ses joies subites tels des feux de Bengale. Posés ici sur le flou des choses, sur l’approximation du moment, déjà nous sommes lieu de mémoire. Bientôt notre silhouette aura disparu de la scène. N’en demeurera que la trace dans l’immémoriale attente du jour. Nul n’aura surpris l’être que nous sommes dans cette aurore si hésitante, on la croirait palme d’une songerie, fantaisie au creux du réveil, désir de paraître dans l’innommé et le ressourcement neuf de l’instant.

   Le temps, cette infime vibration qui nous traverse, irrigue nos tissus, tend nos muscles, courbe nos dos, blanchit nos cheveux.  Nous lui sommes alloués de telle intime manière qu’il se donne toujours dans le secret. Il nous faut sortir de ce sentier où miroite l’indicible, trouver une distance par rapport à soi, se décaler de sa propre image, la projeter sur l’écran infaillible du jugement. Il faut lire de vieilles photographies tirées d’un antique tiroir, y déceler dans les grains d’argent jaunissant, dans les pliures du papier, dans les pattes de mouches la décroissance des choses, le flétrissement, le tressaillement de l’exister lorsqu’il fait son crépitement de lanterne dans la ténébreuse salle aux souvenirs.

   C’est pareil à une poussière de craie sur un banc d’école, à une feuille d’automne dans le couchant, à la flamme d’une bougie dans le mystère d’une crypte. Cela demande une longue patience, cela exige un recueillement, cela n’octroie de sens qu’au terme d’un long badinage. C’est ceci les fiançailles avec le temps : à la fois une osmose, à la fois un intervalle qui ne peut être que déchirure. Le traître est le temps lui-même qui demande du temps pour être perçu. Plus qu’un paradoxe, il s’agit là d’une réelle tromperie. Le temps ne se donne que dans son propre retrait.

   Regardez donc votre image dans le miroir lorsque l’heure est bleue, la confusion des sentiments la seule mesure qui s’offre à votre lucidité. Faites ceci tous les jours qui vous sont donnés. Vous ne vous apercevrez de rien. Non seulement eu égard à votre naturel narcissisme, mais seulement  parce que chaque jour retranche au précédent la précieuse minute surnuméraire qui vous avait été accordée, dont vous auriez pu penser, à juste titre, qu’elle était soustraite du compte final. Vous êtes, nous sommes les sans-distance avec nos propres figures, si bien qu’elles paraissent immuables, coiffées de la grâce de l’éternité. C’est comme une maladie à bas bruit qui vous boulotte de l’intérieur et, lorsque vous vous en apercevez, il est bien trop tard pour tenter quoi que ce soit de raisonnable. De toute manière la chair de l’existence est tissée d’inconséquence, sinon de folie.

   Imaginez, je parle de folie. Prenez le visage du chérubin, cet enfant à peine venu à la vie qui babille et déglutit ses premiers mots comme des bulles de savon irisées, infiniment dociles. Ce chérubin qui vous émeut, plaquez-lui son masque de vieillesse d’une façon qui ne permette nul retour en arrière. Alors vous aurez soudain l’image de la pure folie, cette inadéquation entre un présent qui sourit et un futur qui grimace. La folie n’est que le décalage temporel ramené à l’étincelle de l’instant : toutes les apories s’y assemblent avec la précision plâtreuse et tragique d’un masque mortuaire.

   C’est quand les traits se figent, que le temps s’arrête qu’il devient perceptible, tangible, au point qu’il revêt la vêture effrayante de l’arrêt. Car, de toutes les esquisses qui symbolisent le temps, l’immobile est celle qui se donne comme la plus inconcevable. Bougez tant que vous le pouvez. Jamais  vous n’aurez été si vivants ! Le temps est votre implacable ennemi. Alors, tuez-le !

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commentaires

E
Je suis avec moi-même et à vous lire ici, je ne regrette rien
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B
Merci Eve pour votre belle présence. Amitiés. JPBS.

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