« Femme avec fleur »
Barbara Kroll
***
Quel visage de vous souhaitez-vous donc m’adresser ? Vous êtes si mystérieuse, assise là, dans ce genre d’équinoxe qui nous visite avec sa vêture de vent, ses assauts de pluie, son haleine froide qui est encore celle de l’hiver proche. C’est dans la salle immense d’un Musée que je vous aperçois, immobile, sans doute située bien au-delà de vous, votre air du lointain en tout cas m’incline à de telles pensées. Certes vagues, certes erratiques mais comment, en ce monde chamboulé, avoir la moindre idée claire ? Les épidémies traversent la planète, faisant le siège des Existants qui essaient de parer les coups mais ne parviennent guère qu’à mieux s’exposer au fléau du virus, à ses attaques mortelles. Le monde entier a été confiné dans de grandes salles aseptisées, branché à d’étranges machines qui lui servent de poumons, les siens si atteints qu’ils ne paraissent plus qu’à la manière de lucioles bien près de s’éteindre.
C’est une veille de fin du monde, le dernier coup de bélier d’un cataclysme depuis longtemps annoncé. Mais les hommes, toujours insouciants, caracolaient, fleur à la boutonnière, l’air de « séraphins en pleurs », mais pleurs de joie tellement leur foi était grande en eux-mêmes, tellement leur croyance en une éternité était fichée au centre de leur chair, telle la stalagmite qui rayonne au milieu de son palais de calcite. L’inconscience, voyez-vous, a bien des mérites, elle nous abrite de connaître notre mortelle condition jusqu’au jour où la pression de l’eau trop forte, le barrage cède et emporte tout sur son passage.
Mais, me direz-vous, pourquoi épiloguer sur des Existants dont seulement le nom demeure, non la réalité, pliés qu’ils sont au fond de leur immense et irrémissible abîme ? Ceci parait si invraisemblable : nous sommes DEUX AU MONDE et pas un de plus puisque ceux qui encore ont une vue, une ouïe, ne sont assurés de leurs sens que pour quelques heures, tout au plus. Ainsi cette fin, cette bruyante eschatologie qui avait été claironnée sur la face des cinq continents, n’est-ce pas VOUS qui en avez réalisé la soudaine apparition ? N’est-ce pas MOI qui l’ai provoquée, la poussant dans le dos d’une légère et naïve pichenette, mais chamarrée d’une sourde intentionnalité ? Vous vouliez rester au monde. Je voulais qu’il en fût ainsi. Nous étions comme deux amants d’une antique tragédie qui avaient congédié leurs serviteurs, leurs confidents, jusqu’à leurs plus fidèles amis, jusqu’aux puissants afin que, demeurant SEULS, leur amour pût trouver un paysage à la mesure de sa sublimité.
Je peux vous observer tout à ma guise, faire l’inventaire de qui vous êtes puisque, nul sur terre, ne viendra faire barrage à mon entreprise qui, je l’avoue, paraît assez semblable au souci de l’archéologue, assemblant ici et là les tessons de terre cuite qui lui permettront de retracer la figure ancienne de quelque civilisation perdue. A cette différence près que vous n’êtes, pour moi, nullement « perdue » et que j’ai tout le loisir, au contraire, de vous dévisager, de vous observer, de vous archiver dans les dossiers grand ouverts de ma conscience. Je dois dire, c’est un rare privilège que ce soit VOUS, uniquement VOUS qui demeuriez face à MOI, dans cette attitude toute d’élégance, de distinction et je présume que cet aspect, que je qualifierai de « nobiliaire », même si le prédicat peut prêter à sourire, se donne comme le gage d’une félicité se dressant à l’orée de notre rencontre.
Combien votre visage est beau, taillé à même une précieuse matière, un marbre, une gemme ou bien un pur albâtre qui laisseraient remonter à leur surface, les lumières douces de votre âme. Certes, si je prends soin de m’incliner afin de faire varier les esquisses de vous que vous m’offrez, je devine quelque tentation à la mélancolie, une teinte de Colombine lunaire en quête de son Pierrot. Mais ne vous inquiétez donc nullement, je serai votre Pierrot pour l’éternité. Et ce demi visage semé d’un vert glacis agrandit en vous l’immense lucidité dont, à coup sûr, vous êtes la bienheureuse hôtesse. Et votre cou, cette tresse légèrement parcheminée, à la climatique de pêche, combien elle semble l’invite à de plus osées investigations.
Auriez-vous quelque chose de diabolique fiché dans votre massif de chair que vous dissimuleriez sous de charmants, de plaisants atours ? Non, ne vous fâchez pas, ce n’est que la palme d’un doux vertige qui me fait un peu délirer. Il faut dire, notre situation est si paradoxale, empreinte d’une aventure dont, jamais, ni l’un ni l’autre, n’aurions pu tracer le portrait avant que cette épidémie, ô combien salutaire, ne pointât le bout de son nez !
Vous avez, assurément, un goût hors du commun. Que votre robe couleur de chair fasse, à mes yeux, de votre corps le lieu d’un divin supplice, est pure évidence. Seriez-vous, en filigrane, l’ordonnatrice de fêtes dionysiaques dont vous seriez la grande papesse, vous réjouissant, par avance, d’enduire mon anatomie du suc de la vigne, de le badigeonner des feuilles roussies d’automne, d’enrubanner mon sexe des pampres et des vrilles d’un fastueux plaisir ?
Je vous crois assez inventive pour ceci, assez voluptueuse pour vous imaginer très agitée sous des dehors calmes, très inquisitrice sous une apparence plus que réservée. Quelqu’un, avant la grande marée, l’envahissante et glorieuse pandémie, avait-il au moins eu la prévenance de tracer de vous un portrait à sa hauteur ? Les hommes sont si distraits en cette matière, se laissant facilement emporter par le flux de leur désir plutôt que de procéder à quelque mise en scène dont toute amante est en demande, ne le manifestât-elle nullement.
Et cette main gantée de rouge, du plus bel effet, un brin disproportionnée, si vous me permettez l’audacieuse remarque, mais ne dit-elle l’habileté qui est la vôtre à vous saisir, j’allais dire de vos « proies », combien cet acte d’amour qui ne saurait être longtemps différé altère mon esprit, enflamme la dague de mon plaisir. A votre corps défendant, à moins qu’il ne soit consentant, ceci est mon vœu le plus cher, et comment ne serait-il exaucé puisque si l’Amour doit encore avoir lieu en cette terre de perdition, il ne sera célébré que par VOUS, par MOI, les deux seules effigies dont le divin Eros dispose pour décocher ses flèches. Oui, vous me tenez en émoi, suspendu au-dessus de ma vie par un fil qui, à tout instant, menacerait de se rompre.
Je suis, irrémédiablement en votre pouvoir, fasciné par votre insoutenable charme, réduit à votre merci, votre serviteur à jamais en cette heure qui meurt de n’être point célébrée. Mais je vois, sur la banquette qui reçoit la belle cambrure de vos reins, un bouquet de fleurs, écarlate je crois, pivoines, roses, que m’importe puisqu’en son langage symbolique il est acte de déclaration à mon endroit, il profère des « Je t’aime » à l’infini qui résonnent sous les amples plafonds du Musée, multipliant le timbre cuivré de votre voix, portant au centuple les harmoniques de joie qui y sont entremêlés.
Nous nous sommes insensiblement rapprochés, comme si ce geste, envisagé de toute éternité devait, en ce temps, en ce lieu, trouver le motif de son singulier accomplissement. Je vous sens toute fébrile, tout comme je suis secoué par des manières de vagues intérieures. Serait-ce le virus qui aurait franchi les portes du Musée, nous clouant pour toujours à notre dernière demeure ? Serait-ce l’amour qui vibrionnerait, ferait ses arabesques de délices, ses susurrements de félicité ? Je vous sens de bien étrange nature, là au point de fusion où nos corps, encore séparés, sont deux domaines étrangers, alors que, très bientôt, ils n’en feront plus qu’un, l’on croira alors à un pur miracle, à quelque événement insensé surgissant de la nuit profonde et angoissée du temps.
Voici que vous dévêtez, que votre corps m’apparaît dans une gloire de lumière. Je vois l’aréole brune de vos seins, deux taches impressionnistes, deux giclures pointillistes qui criblent mes yeux de la douleur de l’attente. Je vois le minuscule aven de votre nombril. Il vogue en cadence, il fluctue au rythme du rituel qui vous anime. Je vois la fente de votre sexe, sa broussaille brune à l’entour, les sombres éclairs qui en tapissent les parois. Je vois, éclatant sur le dôme de votre ventre, ce superbe tatouage, un monde bleu, glacé, comme sous une banquise, une sphère en son centre, un genre d’oursin déployant ses vénéneux piquants, des sortes de bulbes en couronnent la terminaison. Je vois, sur le sommet de votre Mont de Vénus, votre nom gravé en lettres de feu :
CORONA
Corona-mon-amour, mon dernier amour…