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5 mai 2020 2 05 /05 /mai /2020 08:08
Fleurissement du jour

                                                             Œuvre : Dongni Hou

 

***

 

 

                                                                 Le 25 Février 2019

 

 

                   Chère Sol

 

 

   Sais-tu, ma Nordique, combien il est heureux de voir enfin le soleil briller à la pointe des arbres, sur le revers des herbes, dans l’eau qui court et bruisse comme si la sève printanière en taillait le sublime diamant ? Mais je n’aurai l’effronterie de t’apprendre le bonheur du jour qui succède à la tristesse de la longue nuit. Partout où mes pas dessinent le site de ma présence, dans le frais d’une combe, sur le peuple des cailloux, tout crépite et dit l’urgence de vivre en ce lieu, en cette heure. C’est d’un luxe immédiat dont il s’agit, tout se donne avec calme et naturel si bien qu’exister ne nécessite nul effort, seulement une disposition à être selon la première fleur venue, le dépliement du bourgeon (déjà !), la rencontre fortuite qui place, devant le globe des yeux, la fuite de la huppe ou l’indécision de la belle égarée qui cherche le chemin la conduisant à elle-même, cette singularité dont nul écho ne pourrait jamais reproduire la forme. Mais sans doute connais-tu cette ivresse d’exister qui te distancie de ton propre corps et te dépose auprès du monde sans même que tu te sois aperçue de cette sortie au grand jour ? Alors, devient-on transparent aux autres ? Est-on pareil à l’éphémère dans sa fragile tunique de verre ? Ou bien, renforcé par tant d’éclatante présence, est-on assuré de soi comme jamais ?

   Je me souviens d’un jour identique à celui-ci où, libre de moi, je marchais sur un sentier à l’abri de deux collines. L’air avait la consistance du satin et j’avançais dans une manière de flottement sans doute comparable au vol de l’oiseau. Nul vent mais une brise légère qui avait plutôt le goût d’une caresse et d’une invite à musarder infiniment, confié à cette nature généreuse qui dépasse souvent en mérites le logis le plus digne d’intérêt. Ce jour, déjà lointain, ne fait résurgence qu’à la mesure de l’unicité qu’il avait imprimée au pli même de ma conscience qui, aujourd’hui, brille à la façon d’un précieux souvenir. Sais-tu, Sol, rien ne serait plus orienté vers une constante plénitude que ce travail de mémoire hissant, du divers, ce qui s’y logeait, qu’on avait oublié au motif que la souvenance est le plus souvent sédimentée ? Nous sommes de vrais tissus où s’impriment des motifs que nous finissons par ne plus apercevoir. Cette jeune fille dont je t’adresse la toile qui la met en exergue, n’est-elle le symbole de qui détourne son regard du passé ? Est-ce pure insouciance ? Désir de projection dans un présent qui rutile, un avenir qui bourdonne, au loin, et lui tend le miroir de sa propre satisfaction ? C’est étrange cette relation à la temporalité : elle nous consigne à demeurer dans notre enceinte de peau et à n’en nullement sortir, sauf au terme d’une métamorphose qui ouvrira, pour nous, les portes de demain dont nous pensons qu’elles nous seront favorables.

   Toujours nous avons du mal à nous retourner (sauf Proust à la recherche de ses petites madeleines !), à devenir les archéologues de qui nous avons été, à extraire des jours enfuis quelque pépite qui dort dans le recoin d’un événement qui fut et ne se relie plus au présent faute d’être suffisamment convoqué. Ainsi pour nous, autrefois, le temps d’un rapide voyage et de non moins brefs baisers. J’en porte encore la trace ineffable en quelque endroit du corps et de l’âme et il n’est pas rare que mes nuits n’en délivrent le brûlant témoignage, le jour me trouvant désorienté, si loin de tes aurores boréales. Elles dessinent en moi une promenade dans les vastes forêts plantées d’épicéas, près d’un lac aux eaux miroitantes, sur le rivage de la mer que fouettaient les brumes d’été. Ô combien il m’est doux, en cet avant-printemps, d’évoquer de si beaux instants ! Ils ruissellent en moi, ressourcés par toute cette belle lumière qui coule, tel un ambre, et semble n’avoir pas de fin.

   Après ceci, que dire de mon présent qui ne soit prosaïque et marqué au coin de la nécessité ? Tu le sais, vivre est parfois une tâche harassante, exister l’esquisse même de l’impossible, se dépasser un vœu pieux que nous enfouissons sous quantité de faux-prétextes car nous sommes des hommes et des femmes au désir imminent et, toujours, nous désespérons d’attendre. L’autre en son étrange venue. Nous-mêmes en notre plus sûre intimité. Parfois nous accomplissons des cercles, tel l’oiseau de proie, et ne nous saisissons même pas nous-mêmes dans la vue que nous avons des choses. Etrangers en notre terre nous errons indéfiniment  à nos propres confins, comme affectés d’une bizarre myopie. Mais me voici en train d’émettre des idées de penseurs tristes alors que la clarté, partout présente, efface jusqu’à la moindre écaille d’ombre ! Est-ce ceci que nous pourrions nommer « lyrisme mélancolique », au prix d’une nécessaire contradiction ? L’exaltation, l’effusion des sentiments que viendraient contredire une tristesse sans fond, un pessimisme de tous les instants. Sais-tu combien, cependant, tous autant que nous sommes, inclinons à ces insoutenables tensions ? Ce sont-elles qui nous étayent et nous donnent la force d’avancer. Une marche placée sous le sceau du paradoxe et du discord. Une scission lézardant notre être que nous portons telle la décision d’un impitoyable destin. Une belle aurore boréale qu’effacent de lourdes nuées à l’horizon. La nuit recouvrant le jour.

   Maintenant il faut que je te dise qui tu es par rapport à cette belle peinture. J’ai sitôt pensé à toi. Quels étaient les motifs secrets de mon choix ? Une forme commune ? Ces cheveux relevés en chignon dont, autrefois, tu aimais arborer ta belle toison châtain ? Ce cou si fragile, on dirait un cristal sur le point de se rompre ? Ce dos étrangement couleur de terre, j’en voyais parfois l’éclair dans ces chemisiers que tu portais telle une reine ? Ces motifs floraux qui sèment le voile du tissu et l’ornent d’une touche de printemps ? Comprends-tu l’embarras qui est le mien de relier quelque fragment que ce soit à la belle totalité dont, trop brièvement, tu me donnas l’aperçu en cet été qui brûlait et brûle parfois encore ? Mais c’est alors ma seule mémoire qui s’ouvre tel un calice et tu y figures à la manière d’un poudreux pollen. Je crains qu’une soudaine saute de vent ne vienne en corrompre la si fine texture. Toujours j’ai été sensible à l’art, à ses manifestations qui transcendent le quotidien, le transforment en pure joie dès l’instant où l’œuvre me parle et m’invite à pénétrer en elle et, assuré de sa beauté, pouvoir prendre essor pour plus loin qu’elle. Oui, Sol, c’est le prodige de toute œuvre hissée à sa plénitude que de t’exiler de ta propre finitude et de t’accorder un instant de pure éternité. Je ne sais si, comme moi, tu te souviens de nos mutuelles confidences au bord de ces paysages lacustres auxquels nous allions révéler notre douceur de vivre. Jeunes adultes à peine sortis de l’adolescence dont la nourriture terrestre se contentait d’une permanente songerie. Peux-tu considérer ceci : notre amour n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui, après que tant d’années ont coulé et que ce qui demeure est le bien le plus admirable qui soit.

   Je me souviens (ah, terrible chose que le souvenir !) d’une journée de soleil pareille à aujourd’hui. Tu avais une jupe droite, un chemiser semé de fleurs et rien ne me retiendrait presque d’en éprouver la texture sur cette toile qui aurait besoin de si peu pour accomplir un saut dans le réel ! Nous nous étions assis sous la rumeur blanche des bouleaux. Nous devisions de tout et de rien, logés au plein de notre commune insouciance. Une fois, te penchant pour saisir une feuille ouvragée, j’en avais profité pour glisser une main innocente sur ta peau qui frissonnait. « Plus tard, m’avais-tu dit, ce territoire est secret ». Jamais il n’y eut de « plus tard », je veux dire pour un avenir de mon geste et si, en ce moment, j’en restitue la singulière qualité, c’est simplement parce que tu y mis un terme. Mon investigation eût-elle trouvé à s’accomplir qu’en ce jour du 25 Février, si loin de cet événement, rien ne me resterait qu’une réalité ayant trouvé le jeu de son effectuation. Autrement dit un si infime détail qu’il se noierait dans la trame complexe des jours. En conséquence, je suis toujours au bord du vide, fasciné par l’abîme. Puisse cette illusion durer le temps que durera mon innocence ! Oui, vieillir parfois, demande un long temps d’’incubation. Il est encore trop tôt pour renoncer.

   Sois en paix, Sol, et dis-moi si tu portes toujours des chemisiers à fleurs. Seulement à ce prix tu donneras à mon rêve la consistance dont il a besoin pour se confondre avec cette douce brume qui monte de la vallée.

                                                          

                                                      A toi, songeusement.      L’incorrigible potache !

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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