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19 avril 2019 5 19 /04 /avril /2019 15:29
Forme-Origine

       Figure « Javelot » 3

  Œuvre : Marcel Dupertuis

 

***

 

   Formes - Forme - Form, quel est donc le destin de ces formes ? Serait-il unique et si singulier que nous ne pourrions les « en-visager » (leur donner visage) que d’une seule manière, sorte de logique essentielle s’imposant à notre vision sans qu’il nous soit aucunement possible d’en changer la perspective ? Ceci, ramené au corps humain, voulant dire l’Idéal au gré duquel un accomplissement serait réalisé qui signerait l’indépassable.

   Voyez « David », de Michel-Ange, sa ruisselante beauté, sa perfection marmoréenne, la clarté de sa vue, l’œuvre en son immense complétude. Comme un inatteignable, un parangon qui se donnerait aux générations futures à des fins d’inépuisable reproduction. La Forme en tant que mesure absolue. Que répétition d’une esthétique.

   Mais le corps est trop libre, trop mouvant, pour pouvoir se laisser imposer un carcan dans lequel il trouverait son être, acceptant de s’enclore dans une ligne, de demeurer dans un seul horizon. Par nature, le corps se débat, le corps exulte et se cabre de manière à ce que sa rhétorique plurielle vienne tenir le langage d’un éternel foisonnement. Combien l’existence serait dépouillée de ses valeurs essentielles si les choses, jouant en écho, s’imitant, se réverbérant, n’apparaissaient que dans le genre d’images en miroir, de minces événements s’aliénant les uns les autres dans une relation en abîme. Il faut, au corps, l’espace ouvert autour duquel élaborer sa propre genèse. C’est du sein même de sa matière intime que se lèvent les significations, que se lisent les prédicats dont il veut s’investir, à partir desquels apposer son empreinte dans la complexe satiété du monde.

   Après ces quelques  réflexions préliminaires, il convient de tenter son exploration, du corps, mais à contresens de l’histoire de la peinture, comme s’il s’agissait de partir d’une forme avancée d’évolution pour rétrocéder, dans une manière d’immersion, vers le site brut d’une nature originelle qui constituerait son berceau explicatif.

   Voyez les œuvres de Paul Rebeyrolle, ses terres chamottées d’où l’humain peine à s’extraire, lui l’individu « in-forme » (il est si peu arrivé à lui-même), le tubercule encore soudé au roc, la racine primitive fouillant le sol de sa première émergence. Homme-nature ou Nature-homme, intrication du végétal et de l’anthropologique dont on ne saurait savoir qui sortira vainqueur de ce sourd combat.

   Voyez les représentations infiniment torturées d’un Francis Bacon, ses « Etudes pour une crucifixion » où le corps devient si méconnaissable qu’il semble se confondre avec l’espace qui le mutile et l’écartèle. Corps-métaphysique dont on ne sait plus très bien si c’est nous qui l’avons halluciné, rêvé, métamorphosé et badigeonné des étonnantes fantaisies oniriques dont seul notre inconscient connaît les propriétés alchimiques.

   Voyez les corps grotesques des jardins italiens de la Renaissance. Ils se distinguent à peine du rocher dont ils se manifestent à la manière d’une lave refroidie qui aurait lancé ses stalagmites et stalactites de pierre parmi les frondaisons denses des arbres qui les menacent, sortes de vagues vertes lancées à l’assaut de tout ce qui veut surgir au monde et s’affirmer telle la Nécessité.

   Voyez « Javelot 3 » de Marcel Dupertuis. « Javelot » dont la lointaine provenance étymologique celtique indique la valeur de : « qui a de longues cuisses ». La forme linguistique eût-elle consisté en « qui a de longes jambes », alors nous aurions pu trouver une possible analogie avec « L’homme qui marche » de Giacometti. Mais la « ressemblance » s’arrête là. Si le bronze du natif des Grisons simule l’avancée vers quelque but, le fait d’être en chemin, « Javelot », au contraire, dit par ses larges pieds, au moins en un premier état, l’adhésion au sol, l’appartenance à cette terre dont il a surgi tel l’événement qu’il est, à savoir une concrétion archaïque d’une lointaine provenance.

   Que conserve-t-il de la forme humaine, si ce n’est ces jambes infinies, ces bras qui paraissent en prolonger l’aventure, ces mains jointes, au sommet, dans l’attitude de la prière ? Serait-ce une icône devant laquelle devoir se prosterner ? Etonnante projection intellectuelle en même temps que perceptive de ceci qui se présente à nous, que chacun interprète à sa manière. Nous sommes de singuliers confectionneurs de sens. Là où Paul voit l’amorce d’une flèche ou bien d’un javelot, Pierre pense apercevoir un corps de femme que le bronze enfermerait dans son émouvante linéarité. Certes et ceci est métaphoriquement abouti, le vide, inhérent à la forme, n’en est que la plus efficiente résolution, la plus exacte dimension. Oui, ce que le plein nous donne tels les membres que nous y devinons, le vide en résout l’énigme, dévoilant ce corps de femme qui rejoint, peut-être, la pureté des formes classiques  dont la statuaire antique aimait à se parer.

   Si nous sommes, ici, dans l’épure formelle en sa plus patente effectivité, nous nous situons aussi dans le domaine d’une naissance, d’une origine, d’une source. D’un début de la matrice humaine. Ce que Rebeyrolle nous donnait dans l’expression d’une massivité confuse, que Bacon reprenait en ses anatomies convulsives, que les grotesques affirmaient dans un efficace et complexe tellurisme, Marcel Dupertuis en libère l’espace, donnant à son œuvre l’autonomie nécessaire afin que sa figure, fût-elle apparemment statique, prenne son envol. Et ceci n’est nullement contradictoire. Ne peut prétendre s’envoler que ce qui touche le sol et consent, un jour, à en déserter l’assise. Oui, son envol car, face à « Javelot » (lequel accomplit son trajet signifiant), nous ne sommes nullement mis en demeure de déduire une seule forme qui nous serait imposée telle cette sourde réalité qui nous cloue en un point et nous enjoint de n’occuper qu’une position déterminée. Et une seule.

   L’œuvre joue subtilement sur le rapport du plein et du vide, du fermé et de l’ouvert, du non-être et de l’être. Or celui-ci, l’être, ne dépend nullement d’une matière, d’une forme irréductible qui s’imposeraient à lui mais, à l’opposé, de cette vacance, de ce sursaut toujours possible de soi, de ce voilement qui, le plus souvent, nous aveugle et ne nous rend visibles que les choses les plus apparentes, les plus effectives. « Javelot », dans sa belle relation à un espace indéterminé s’assure de sa propre liberté, nous octroyant la nôtre dans le même mouvement de sa parution. Aucun prédicat ne nous est imposé qui figerait la figure humaine. Il y a libre circulation des énergies, du-dehors qui nous questionne vers ce dedans qui s’affilie, en tous instants, à la tâche de comprendre. Être libre est ceci : comprendre et le traduire en un langage intelligible, le don le plus précieux qui nous ait jamais été remis. Nous visons « Javelot » et, instantanément, nous sommes au-delà de sa présence, de la nôtre propre, aux confins de l’essence. L’art est cette hauturière navigation ou bien n’est pas.  Les flots nous entraînent loin, en ce plein océanique qui appelle et exige notre présence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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