« A Ciel -.ouvert »
Photographie : François Jorge
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Toi l’Inconnue, que j’avais découverte sur le rivage, tu m’avais dit, spontanément, avant même que nous ne nous connaissions : « A ciel … ouvert », prenant bien soin de laisser, au centre de ta parole, s’introduire une césure où tout pouvait être dit, aussi bien les regrets, aussi bien un cœur vacant, le vol d’une tristesse, le sanglot d’une mélancolie, la rouge passion quand elle déborde le cœur et s’en vient moissonner l’amant de passage ou bien le livre et ses poèmes, la fleur et ses blancs pétales - on dirait une neige immaculée -, les grains écarlates de la grenade, on y planterait l’émail de ses dents et le jus descendrait dans la gorge avec son bruit de minuscule crécelle.
Combien il était heureux, pour l’éternel solitaire que je suis, d’entendre cette voix douce telle une mousse, d’écouter cette longue rumeur qui sortait de toi, telle une plainte ou bien un souhait, peut-être un regret armorié qui dessinait sur ton corps de sirène les subtils tatouages de ta présence. Sais-tu, au moins, la gerbe de glace que tu avais instillée en mon âme, ce froid souverain qui m’eût métamorphosé en pur stalagmite si, soudain, absente de mon horizon, je m’étais retrouvé transi, avec, au loin, les échos de ton souffle répercutés par le peuple sombre des rochers ? Oui, je sais, tu vas trouver ma tirade par trop lyrique, affublée d’un désuet romantisme. Oui, je sais, Hypérion est si loin, son Aimée la belle Diotima si fragile dans le temps qui frissonne, Hölderlin isolé dans son empyrée poétique.
Mais qui donc encore se soucie donc de ces bluettes venues du fin fond des siècles avec la nostalgie des terres antiques : Le Péloponnèse, nommé « Argos » par Homère le plus grand des poètes de tous les temps ; l’Arcadie, patrie du dieu Pan ; l’Attique et ses sublimes céramiques ; des villes célèbres, Lacédémone, mentionnée déjà dans l’Iliade ; Olympie et son temple d’Héra ; Delphes où parle l’oracle d’Apollon à travers la Pythie ? Qui se soucie encore de l’Acropole, de l’Académie de Platon, de ses jardins, ses portiques, de la belle philosophie grecque aujourd’hui disparue ? Qui de la statuaire parfaitement apollinienne ? Qui donc ? Oh, certes, à Toi l’Inconnue, ma plainte paraîtra bien futile, abstraite du réel, un genre de nostalgie antiquaire dont notre monde, aujourd’hui si friand de compacte matérialité, se gaussera comme l’on se moque du nain ou du bossu. Vois-tu combien mon âme vogue au large d’elle-même à seulement invoquer les sophismes dont notre présent est accablé !
Car, vois-tu, parmi le labyrinthe et les complexités de l’existence, il est une immédiate consolation dont nos yeux sont abreuvés à simplement prendre acte de cette Nature si belle, elle, la seule qui puisse prétendre à une possible immortalité. Mais laisse-moi donc te donner quelque morceau d’anthologie tirés de la bouche d’Hypérion :
« Ô toi, pensai-je, avec tes dieux,
Nature !
moi qui ai rêvé jusqu’au bout
le rêve des choses humaines,
je dis que tu es seule vivante ;
et tout ce que les âmes inquiètes
ont inventé ou conquis
fond comme perles de cire
à la chaleur de tes flammes ! »
Pourrait-on mieux dire que le Poète en direction de cette Nature, nous les hommes de faible constitution, nous les fragiles qu’un simple ris de vent disperserait à la face de la terre et il ne demeurerait, de nous, que des papiers épars dont même de savants archéologues ne pourraient rien tirer, sauf un vibrant désarroi de n’avoir nullement compris qui nous étions, nous les incrédules, nous les fossoyeurs des arbres, nous les assassins des mers, nous les démolisseurs de montagnes. Mais, parvenu à ce point dont je ne saurais jamais revenir, accablé par tant de lassitude à considérer les travaux d’Attila de l’humaine condition et ne voulant davantage t’affliger et t’infliger de plus lourd fardeau, tous deux nous allons nous pencher sur ce qui nous entoure avec sollicitude et bienveillance afin que nos âmes rassérénées puissent s’abreuver à de plus nobles pensées, se réjouir de plus délicieuses sensations.
Toi l’Inconnue qui déjà m’es chère, à peine aperçue, regardons ensemble ce paysage. Il nous dit la singularité qu’il y a à être face à lui dans cet instant qui, déjà, est en fuite de sa propre présence. Regarde ce beau ciel couleur de platine que de sombres nuages, bleu-gris, recouvrent d’une taie pareille à une promesse de félicité. Regarde les sillons qui le parcourent, les volutes qu’il abrite, les modulations qui en traversent la fluide substance. Cette diversité, cette belle multiplicité ne nous disent-elles, en écho, les images multiples, bigarrées, des peuples de la terre ? Car, vois-tu, cette polyphonie est aussi belle que réjouissante. On en sent les courants fluides, aériens, jusqu’en son intime et, ce que nous savons, c’est que bientôt ils nous appartiendront, tout comme notre respiration est la nôtre, les battements de notre cœur nous sont intimes que nous abritons des soucis et des mouvements du monde.
As-tu perçu, tout comme moi, le précieux de cette basse ligne d’horizon, cette « ouverture du ciel », pour reprendre ton expression si juste, elle est promesse d’avenir par où notre vie bondit et s’écoule vers son lumineux destin. Ce destin dont on dit souvent qu’il est lourd, difficile à porter, éprouves-tu, ici, sa légèreté de tulle, la souplesse de son satin, la richesse de ses projets ? Oui, il faut consentir à secouer nos habituels états d’âme - ces mortels poisons pour romantiques décadents -, et déceler dans la lourdeur des ombres, la clarté qui s’y dissimule et ne demande qu’à jaillir. En ceci, je crois, nous rejoignons les beaux tropismes des anciens Grecs, nous sommes entièrement auprès des choses, nous donnons essor à l’art, nous nous prosternons devant ces dieux qui ornent notre propre mythologie et dessinent l’histoire qui sera la nôtre, ce bien si précieux que, jamais, nous ne pouvons en faire le don, sauf à renoncer à notre propre existence. Tu auras perçu, j’en suis sûr, ta connaissance de ma personne fût-elle infinitésimale, combien un lyrisme débridé - oui, c’est un pléonasme voulu -, traverse l’outre de ma peau, la gonfle tel le foc qui cingle vers le large. Car tu le sais, la passion est le seul antidote à la misère, le seul contrepoison qui nous autorise à maintenir notre tête au-dessus de l’eau. Il est si affligeant de se laisser aller au morne, au rampant, à la langueur qui mine nos fondations et menace, à tout instant, de concourir à notre perte.
Oui, ce paysage est beau au-delà de toute parole et il suffirait de faire silence et de contempler. Mais nous sommes essentiellement des êtres de langage et grande est notre impatience d’habiller notre bouche des mots qui la féconderont, tout comme ils contribueront, précisément, à ouvrir, à entailler ce réel sourd et muet qui s’obstine à vibrionner tout contre notre visage sans que nous puissions en rien en pénétrer l’étrange secret. Alors il nous faut parler, il nous faut écrire, inciser la toile muette des choses des milliers de signes qui feront sens et nous installeront au sein même de la compréhension de l’altérité, au sein de la perception de qui nous sommes. Le paysage est un extraordinaire révélateur de notre propre conscience.
Si tu demeures sans voix face au sublime, à ces chaos de rochers, à cette flaque sombre de la mer qui se devine à mi-distance, au triangle de la montagne, aux habitats des hommes à perte de vue, c’est que tu n’es nullement parvenue à inscrire dans les capacités de ton intuition les schèmes originaires par lesquels tu t’apparais à toi-même comme le prodige sans pareil qu’est l’étant en son surgissement, dont tu constitues l’indispensable et inamovible fragment car la Nature est un TOUT que tu habites quand bien même tu voudrais t’en exonérer. De ta propre personne à la Nature, de la Nature à ta propre personne, non seulement il n’y a nulle rupture, mais bien au contraire osmose, parfaite coalescence et c’est pourquoi il est si dommageable pour l’homme - et conséquemment pour la Nature - qu’une possible scission s’immisçât, entre deux êtres du monde à part égale. Il y a équivalence partout où il y a présence. Si bien que nous pourrions écrire l’équation suivante : un homme = un arbre = une terre = un amour et ceci pourrait se poursuivre à l’infini, la partie ayant besoin du Tout ; le Tout ayant besoin de la partie.
Toi, qui dans l’instant qui précédait, étais une Parfaite Inconnue, te voici donc maintenant faisant partie de mon univers. Je suis en charge de toi comme tu l’es de moi, en une corrélation qui découle par simple logique, par simple humanité, de l’éthique au gré de laquelle tout Sujet est redevable de l’Autre et l’Autre redevable de Soi. SOI, L’AUTRE : une seule et même cause. C’est une règle commune qui existait de toute éternité, que les hommes ont continûment bafouée, si bien qu’en nos contemporains usages « l’homme étant devenu un loup pour l’homme », plus rien n’a d’importance que gloire et richesse avec, pour prête-nom, cet EGO qui ne brille jamais tant que par les vices qu’il initie bien plus que par les vertus qu’il porte au jour. Nul pessimisme dans l’énoncé de cette sombre assertion, bien plutôt la lumière crue d’une réalité qui, toujours, se confond avec la vérité dès qu’elle est dite en l’essentiel de ce qu’elle donne à voir.
Oui, toute vie juste est exercice de la vision.
Tout exercice de la vision est activité de la conscience.
Toute conscience est à la source de l’éthique.
Belle Inconnue, par laquelle ce monde-ci du paysage est venu à moi, tu en fus l’une des parties les plus lumineuses, demeure en ma vue, demeure telle cette mer - à une lettre près cette Mère -, qui m’accueillis un jour dans le silence de ma profonde méditation. Tu es une vague qui toujours lèvera au creux du mystère, face à cet Orient où nait le Soleil qui, jamais, ne s’éteint !