Le cas de Hölderlin
L’histoire des génies nous apprend que la folie est nécessairement liée à leur acte créatif et, même plus, à leur existence même. C’est l’extrême tension, la constante dialectique qui se lève de l’une à l’autre qui autorise ce flux continu de poèmes, de textes, de peintures, de sculptures, de musiques. Tant que dure la coalescence de ces deux versants de leur personnalité, tant que le génie crée sous la férule de sa folie, tout est possible et nulle limite ne saurait venir entraver ce fleuve étincelant qui les traverse et les porte loin des hommes ordinaires. La doublure du génie est donc cette folie qu’il faut bien qualifier de pure transcendance, de folie-d’en-haut, elle est un aiguillon qui, à la fois sublime le génie et le met au risque de créer sans fin. Un étiage des œuvres étant synonyme d’une invasion de la folie qui devient folie-d’en-bas, immanence, démence ordinaire qui relève de l’asile et non plus d’un palais de cristal où brille l’exceptionnelle lumière du don inouï, de l’inspiration sans limite. Sans doute Hölderlin est-il, parmi les génies, celui chez qui l’abîme de la folie a creusé ses plus profonds sillons dès l’instant où, chez lui, le réel a amputé la fluence de sa poésie. Ce réel, sous la forme de Susette Gontard, l’inatteignable amour qui précipitera l’auteur ‘d’Hypérion’ dans la folie.
Lisons le bel article de Patrick Corneau, ‘Susette Gontard, la Diatoma de Hölderlin’, publié dans ‘Le lorgnon mélancolique’ :
« Revenons sur cet épisode sentimental, noyau d’opacité où s’origine pour partie ce destin fulgurant et tragique.
Le 28 décembre 1795, le jeune poète Friedrich Hölderlin devient le précepteur des enfants de Jacob Friedrich Gontard, un riche banquier de Francfort. Très vite, Hölderlin tombe amoureux de l’épouse de son employeur, Susette Gontard. Friedrich a 25 ans, Susette 26.
L’idylle naissante entre le poète et la jeune femme sera favorisée par des circonstances exceptionnelles : pendant l’été 1796, les Français assiègent Francfort. Le banquier envoie sa femme, ses enfants et ses serviteurs près de Kassel pour les mettre à l’abri. Dès lors, Hölderlin et Susette Gontard nouent des liens d’une intensité exceptionnelle. Dans le roman qu’il est en train d’écrire, ‘Hypérion’, elle devient Diotima, du nom de la prêtresse de Mantinée dont Socrate rapporte l’enseignement sur l’amour dans ‘Le Banquet’ de Platon.
En septembre 1798, une dispute éclate entre Hölderlin et Jacob Gontard, qui ne supporte plus les assiduités du jeune précepteur auprès de sa femme. Le poète quitte brusquement son emploi, mais reste secrètement en relation avec Diotima. Lorsqu’il apprendra sa mort, en 1802, des suites d’une rubéole mal soignée, son deuil insurmontable lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes avant de contribuer au déclin de ses facultés mentales, jusqu’à la crise qui le conduit en clinique psychiatrique en 1806, avant son installation chez le menuisier Zimmer à Tübingen. »
Ici, il est nécessaire de reconnaître l’existence de cette singulière triade Génie/Folie/Amour qui semble le paradigme selon lequel fonctionne l’entièreté du destin des génies. Tant que le génie demeure celui qui vit par et pour ses poèmes, la folie se tapit en quelque coin secret à partir d’où elle sert d’aiguillon permanent. Car c’est bien là le rôle de la folie, de se dissimuler, de fomenter dans l’ombre quelque plan démoniaque dont le Faust-Créateur est habité, sans doute le sachant (la lucidité du génie), mais aussi en redoutant toujours la possible survenue. Il sait, d’une manière raisonnée ou bien à la grâce d’une simple intuition, que son don est pur miracle flottant au-dessus du monde, qu’à chaque instant la chute est possible, l’abîme sur le point de lui tendre l’écart de ses funestes lèvres. Et si le génie témoigne d’un haut savoir des choses, et c’est bien là son paradoxe, il est naïf, ingénu, livré aux actes les plus puérils dès qu’il s’agit de s’engager dans la vie ordinaire, d’en suivre les accidentelles prescriptions.
Il convient de se poser la question du statut de Susette Gontard-la-réelle par rapport à Diotima-la-fictionnelle. L’une est dans le réel ordinaire, le présent le plus concert qui soit, l’autre est dans l’absolu de la création, logée au sein de cette sphère parménidienne dont il a été parlé au début de ce texte, là ou rien de triste ne pourrait l’atteindre. Alors, pour le Poète, est-il si aisé de passer d’une forme absolue à une forme relative ? Car tout amour, fût-il grand et noble, ne peut s’exonérer des habituelles conditions existentielles et, au demeurant, plus il est plein et passionnel, plus il risque de subir les atteintes d’un mal interne, d’un tragique qui, toujours, le menace. Sans doute faut-il faire l’hypothèse que le jeune Friedrich ne voyait en Susette que Diotima et en Diotima l’essence de la Poésie en sa plus haute valeur.
Dès lors, comment concilier ces exigences contradictoires, comment projeter sur la vie réelle la lumière éblouissante des Figures Essentielles sans en euphémiser les contours, sans risquer de porter à l’abîme et les sentiments et celle en qui ils vivent en une étrange manière, sans se jeter soi-même, Hölderlin, dans les mors de sa propre folie ? Car il y a une aporie. Vivre sans Susette est inenvisageable, vivre avec elle procède de la même impossibilité : il n’y a nulle place pour le génie sur une terre ordinaire, seulement dans un ciel dont il ne peut descendre qu’au risque de sa propre existence. La figure féminine, en l’occurrence Susette Gontard, constitue l’altérité abyssale dont le surgissement dans le cercle du génie, le fracture et fait s’épancher la folie qui, jusqu’ici, était endiguée par la mare sans fin d’une sublime poésie. L’espace-temps du Poète se trouve métamorphosé à tel point que l’homme ne possède plus nul amer pour se diriger : seule la démence ordinaire le visitera maintenant. Afin de bien mesurer l’état de dénuement, de misère humaine dans lequel il se trouvait à la fin de sa vie, il n’est que de litre ces quelques notes émouvantes de Samuel-Henry Berthoud, journaliste et écrivain contemporain du pensionnaire du menuisier Zimmer :
« Frédéric resta deux années dans l’hospice de Tubingen. Ce temps écoulé, quand sa guérison fut reconnue impossible, on le plaça chez un menuisier, qui, moyennant un léger salaire, le prit en pension. Là, pendant vingt années entières, dans un coin de la boutique et parmi les déchets de bois, on vit accroupi et vêtu de mauvais haillons le poète à qui Schiller avait promis tant de gloire ! Les enfants du menuisier s’étaient fait une sorte de jouet de l’insensé : il fallait qu’il leur chantât des chansons, qu’il dansât, qu’il fit des cabrioles… et il ne refusait rien de tout cela pour un peu d’eau-de-vie !
Enfin, Dieu prit pitié de ce pauvre corps sans âme, et vers la fin de 1836, on trouva l’idiot doucement endormi sur les rognures de bois qui lui servaient de lit. Quand on ôta ses habits pour l’envelopper du suaire, on découvrit cachées sur sa poitrine, dans un sachet de soie, deux boucles de cheveux et deux lettres. Ces lettres et ces cheveux étaient de chacune des deux Diotima. »
Il n’est nul besoin d’un long commentaire pour saisir la nature même d’une démence se situant à l’exacte jonction des « deux Diotima », l’une charnelle, l’autre spirituelle pour parler en termes qui ne sont guère éloignés d’une mystique. L’une, charnelle, serait la figure de la prose, l’autre, la spirituelle, celle de la poésie comme ce qui dépasse tout et dont tout dépend. Une manière de Parole Universelle dont chaque discours serait la pâle et évanescente représentation. Transcendance s’abîmant en immanence. Nécessité se transformant en simple hasard. Quelques considérations essentielles peuvent être tirées de l’article ‘Hölderlin dans l’absolu romantique hors de lui’ de Marc Goldschmit :
« Notre modernité est d’ailleurs sans doute insaisissable et peu compréhensible si on fait abstraction de ce projet d’absolutisation littéraire, qui a participé à tracer la limite de notre modernité, limite qu’Hölderlin a aperçue, et dont il a révélé la béance. (…) Et de citer Roland Barthes dans ‘La préparation du roman’ : « Écrire absolu devient une essence, l’essence à laquelle l’écrivain se brûle et s’identifie, dans une sorte de mystique de la Pureté de l’Écrire, que ne vient corrompre aucune finalité. »
Oui, Hölderlin s’identifie à l’essence de l’écriture, autrement dit il devient écriture lui-même et, dès lors, tout ce qui se situe autour de cette quête quasi-religieuse est entaché d’une trop grande relativité. Sortir de son essence est se précipiter dans l’existence avec tous les aléas que cela comporte pour le Poète. L’Ecriture pour l’Ecriture, voici la règle dont l’on ne saurait s’affranchir. Pour cette raison et grâce à un saut métaphorique, nous pourrions dire que Susette, malgré ses brillants attraits, ne représente aux yeux du génie, que ce soit conscient ou non, qu’une ‘écriture’ adventice, à laquelle ne pourrait être attachée aucune ‘finalité’ car elle est hors du cercle des préoccupations de l’acte créatif. Penser à Susette c’est quitter les hauteurs de l’Idéal pour ouvrir la « béance » dans laquelle tout s’abolit, à commencer par la propre existence du Poète.
Dans l’ouvrage ‘Derniers poèmes’ de Hölderlin, une rapide synthèse en trace le portrait :
« Cet ouvrage rassemble une cinquantaine de poèmes de Hölderlin, poèmes dits " de la folie ", écrits entre 1807 et sa mort en 1843. Retiré dans la tour de Tübingen après que le monde se fut accordé à dire qu'il avait perdu la raison, il ne fait plus que regarder autour de lui et tente de rendre, poétiquement, le passage du temps sur le paysage qui l'entoure. Ces Derniers Poèmes sont d'une écriture limpide et d'un lyrisme extrême. »
C’est par quelques événements de ces ‘Derniers Poèmes’ que nous allons débuter, attendant d’étudier de plus près un extrait tiré de son roman ‘Hypérion’. Mais, auparavant, nous lirons un texte éclairant de Bettina Von Arnim :
« Simplement parce qu’il a aimé une femme pour écrire son ‘Hypérion’ et que, pour les gens d’ici, aimer, c’est se marier. Mais un si grand poète, sa vision illumine et transfigure tout : il s’empare de l’univers et le porte, dans l’éternelle fermentation de la poésie agissante, au lieu même où il devrait se dresser ; sinon, nous ne saurions jamais avoir conscience ou connaissance des mystères qui regardent l’esprit. Croyez-moi, toute la folie de Hölderlin vient de sa constitution trop exquise : pareille à cet oiseau indien couvé dans une fleur, telle est son âme ; mais à présent c’est la rude et grossière paroi peinte à la chaux qui l’enserre où on l’a enfermé avec les hiboux ; comment pourrait-il jamais recouvrer la santé ? Ce piano dont il a arraché les cordes, c’est en vérité l’image même de son âme, et j’ai voulu attirer sur cela l’attention du médecin ; mais on peut moins encore se faire entendre par un sot que par un fou. »
Quelques commentaires
L’amour réduit au mariage, autrement dit l’amour de convention auquel le Poète, en son exception, ne saurait envisager de saisir l’obole. Il lui faut un amour bien plus essentiel, celui des mots, qui se confond partiellement avec celui de Susette Gontard et, plus fondamentalment, avec celui de Diotima, cette pure essence d’une Parole si haute que seuls un Hölderlin, un Rilke, un Novalis peuvent contempler à la mesure de leur génie. Et le génie, c’est à la fois sa gloire et son drame, est tissé d’une laine si aérienne que le premier vent venu peut en déchirer la substance. Autre métaphore opérante, le génie est cet oiseau « couvé dans une fleur », là au plein du calice où il butine le pollen et nous livre le nectar qu’a produit son étonnante « fermentation ». Bettina von Arnim parle-t-elle du merveilleux colibri, cette pure vibration qui nous fait penser, aussi bien à la consistance éthérée de l’âme qu’à l’irisation toujours en fuite de l’être ? En tout cas elle parle, peu après, des hiboux enfermés avec le Poète dans une geôle de « chaux ». Il y a, du colibri au hibou, la même distance que celle qui sépare le génie de la folie. Celle-ci est immanante à sa forme, privée de liberté, alors que celui-là est figure même de la transcendance à laquelle s’abreuve la haute destinée du Poète.
Et comment ne pas être émus par ce geste iconoclaste de l’écrivain maudit qui arrache les cordes du piano, geste hautement symbolique par quoi se dit, aussi bien le profond désarroi, la perte d’une harmonie du monde qui, jusqu’ici, guidait le Poète sur la voie ‘illuminante’ et ‘transfigurante’, que la perte d’un être précipite dans le sombre gouffre de la démence ? Ici l’on sent bien que nous sommes parevenus à la prise de conscience de la tragédie dans laquelle a basculé un sublime chercheur d’absolu.
Donc les mots ultimes de Hölderlin.
« L’agréable de ce monde, je l’ai goûté
Depuis longtemps, longtemps !
Les heures de jeunesse
Sont écoulées.
Avril et mai et juin sont déjà loin
Je ne vis plus de bon cœur et ne suis plus rien. »
(Le Poète acculé au néant, autrement dit à l’impossibilité définitive de créer. Pourrait-il y avoir plus grand sacrifice pour qui ne vivait que par et pour la Poésie portée à sa plus belle expression ?)
« Lorsque, inaperçues, s’enfuient maintenant les images
De la saison, alors vient la durée de l’hiver,
Le champ est vide… »
« Les ombres des bois sont étendues alentour… »
(Métaphore de la période hivernale en sa plus étique parure. Ne subsistent plus des clameurs solaires, de l’étincellement azuréen dont la création était ceinte, que ce vide infini habité d’ombres, que cette perdition à jamais : un gouffre s’est levé par lequel connaître son atterrante finitude.)
« Quand l’homme vit de lui-même et qu’apparaît son reste,
C’est alors comme un jour qui diffère des autres jours,
Que distingué, l’homme se penche vers ce qui demeure,
Séparé de la nature et envié de personne.
Comme un solitaire, il se meut dans l’autre vaste vie… »
« Les poètes aussi s’endeuillent, ils paraissent
Abandonnés, et pourtant pressentent le futur… »
(« Séparé de la Nature », la donatrice de vie pour le romantique qu’est Hölderlin, comment n’en porterait-il les lourds stigmates, comment pourrait-il échapper à « l’autre vaste vie », celle qui, s’écrivant au travers des griffes de la Mort, absolutise dans la finitude le destin du génie ? Seule la disparition signe ce futur mille fois halluciné par le verbe poétique qui, maintenant, devient la seule réalité possible.)
« La Divinité nous guide, amicale,
Avec du bleu pour commencer,
Puis des nuages qu’elle arrange,
D’une forme arrondie et grise,
Avec les feux d’éclairs, les coups
De tonnerre, les champs, leur charme,
Et la beauté qui sourd aux sources
De l’image toute première. »
(La Divinité, celle qui surgit au travers de ses attributs flamboyants, tonnants, « éclairs », « tonnerre », c’est elle qui inspire le Poète, s’insinue en son âme, y dépose ces mots tissés de pure « beauté ». Mais c’est seulement « aux sources », dans l’origine « de l’image toute première » que s’accomplit le miracle de la donation. La Divinité est pur don de soi au génie qui l’accueille et la fait rutiler dans ses mots. Seulement le travail de la temporalité s’accomplit irrémédiablement que viennent renforcer les événements strictement existentiels, l’Amour par exemple qui surgit, puis soudain, s’éclipse. Alors les « feux célestes », la lumière fécondante s’amenuisent pour devenir ces « nuages » teintés de gris. Ils annoncent l’orage définitif qui abolira toute clarté, faisant naître, de ses membranes de suie, cette folie submergeant le Poète, le réduisant à n’être plus qu’un simple détail dans le chaos universel.)
« Quand il fait sombre dans mon âme :
Que depuis toujours art et pensée
Ont pris pour salaire de la douleur. »
(Dissolution de la pensée, perte de l’art disent bien le profond désarroi dans lequel a sombré ce brillant Poète. Certes le poème est beau. Certes le poème brille dans sa forme achevée. Mais il n’est que la partie visible d’un immense travail qui est l’homologue d’une éprouvante parturition. Mais ne nullement créer est une punition infiniment plus grande, elle est dévastation de l’âme au terme de laquelle plus rien de compréhensible n’apparaît que les orbes de l’absurde.)
« Chose donnée comme un bien aux plus dignes
Quand d’autres dans la misère et le chagrin se consument »
(Que veut donc exprimer le Poète par cette mystérieuse évocation des « plus dignes ». ? Seraient-ils les autres Poètes dont il aurait été évincé de la brillante constellation ? Il ne demeurerait qu’une lourde et indépassable affliction.)
« Oh ! quel silence au long de la grise muraille
Par-dessus quoi se penche un arbre avec des fruits,
Des noirs, pleins de rosée, et son feuillage est lourd,
De deuil, mais les fruits sont si joliment pressés. »
(Plus rien ne parle dans la tour de Tübingen et seul un immense silence règne aussi bien à l’extérieur, dans la nature, qu’à l’intérieur de l’âme de Friedrich. « L’arbre avec des fruits » évoque sans doute les anciennes fructifications du poème dont ne subsistent plus que des fruits « noirs », ceux du deuil de l’œuvre passée. Une longue et accablante mélancolie fait signe en direction de ces « fruits joliment pressés ». Un rai de lumiére au loin dans l’actuelle grisaille des jours !)
Lumière pour finir
Ces poésies « d'une écriture limpide et d'un lyrisme extrême » comme il a été cité précédemment, sont d’une belle exactitude formelle, c’est seulement le fond qui porte en lui le mal dont est atteint le Poète, ce mal irréversible qui le transforme en ‘Fou du Roi’, amusant de ses pitreries les enfants du menuisier Zimmer. Pour clore cet article, nous souhaiterions mettre en perspective ces écrits du désastre avec ceux, tissés de lumière, tirés du livre ‘Hypérion’, dans une ‘Lettre à Bellarmin’ :
« Alors — dans ce douloureux sentiment de ma solitude, avec ce cœur saignant, vidé de toute joie — Elle m'apparut ; gracieuse et sacrée comme une prêtresse de l'amour ; tissée de lumière et de parfum, délicate, immatérielle ; au-dessus d'un sourire empreint de calme et de céleste bonté, de grands yeux inspirés trônant avec une majesté divine et, comme les nuages autour du soleil levant, des boucles dorées, soulevées par le vent printanier, auréolant son front.
Ô Bellarmin ! que ne puis-je te transmettre vivant, intact, cet événement inexprimable ! Où étaient dès lors les douleurs de ma vie, la nuit et la pauvreté de ma vie ? son affreuse précarité ? Sans doute le moment où une pareille libération s'accomplit est-il ce que la Nature inépuisable peut donner de plus sublime et de plus pur ! Il compense des éons de vie végétative ! Mon existence terrestre était morte, le temps n'était plus ; délivré de ses chaînes, proprement ressuscité, mon esprit pressentait sa race et son origine. »
Cet extrait, véritable pièce d’anthologie, dit en un seul élan lyrique de l’écriture toute la beauté dont le geste romantique est porteur. Le sentiment de la solitude y est exacerbé comme si, soudain, Hypérion était seul au monde, mais seul dans l’unité insécable avec Diotima, autrement dit réalisant la fusion de Hölderlin et de Susette Gontard. Susette-Diotima devient aérienne, pur être de lumière diffusant sa douce fragrance aux espaces infinis où ne vivent que les chérubins et les présences archangéliques à la vêture d’écume. « Prêtresse », Diotima est au cœur d’une liturgie dont le Poète est non seulement le témoin mais le grand ordonnateur. Sa matière est ce langage quintessencié qui métamorphose les choses en leur immédiate invisibilité, ce rien à partir de quoi donner sens à tout ce qui vient, aussi bien la nature en son « inépuisable » et « sublime » figuration. La « majesté divine » signe ici la royauté du sacré auquel s’abreuvent pensée et inspiration du Poète.
Certes, entre les lignes, entre les mots, perce encore la lame d’une douleur ancienne. Mais celle-ci s’efface à la seule grâce de la rencontre. C’est ainsi, il est des êtres de pur cristal qui répandent autour d’eux les flammes de la joie, déploient les vrilles de la passion. Dès lors le réel avec ses mors aigus, ses dents aiguisées, rétrocède et disparaissent peu à peu les tristesses, les chagrins pour ne céder la place qu’aux effluves printaniers, qu’aux frondaisons du bonheur simple et entier. La nuit était partout répandue qui affligeait le Poète, la voici devenue jour lumineux s’affranchissant de toutes les ombres, s’exhaussant bien au-dessus des doutes, planant à une hauteur infinie qui semble ne connaître nulle limite. Ceci se nomme territoire transcendant de la Poésie, ce lieu simplement tissé d’imaginaire, traversé des éclairs de la somptueuse intuition.
« Mon esprit pressentait sa race et son origine. » L’altitude la plus élevée est ici atteinte. La race est celle des dieux, l’origine est cette haute Babel dont le Poète supporte les parois, faisant, grâce à ses mots aussi uniques qu’inattendus, s’élever les volées de marches en direction du Ciel, le seul lieu qui, pour son génie, lui soit une habitation possible. Alors on conçoit aisément quel désarroi s’empare d’Hypérion de ne plus voir Diotima, quelle détresse envahit Hölderlin d’avoir perdu Susette. Car Diotima-Susette était cet être double, en un unique site assemblé, par lequel la Poésie trouvait sa source et son parcours. Qu’un événement fâcheux survienne et c’est la Poésie qui s’effondre et c’est le Poète qui sombre dans la folie la plus noire qui se puisse concevoir. Ainsi sont les destins fulgurants des génies, lesquels ne vivant que d’exception, jamais ne peuvent supporter la chute dans l’ordinaire, le prosaïque, le commun qui sied à l’ensemble des Mortels.
Par vocation et nécessité, le Poète est de la race des Immortels. Il est Olympien à défaut d’être terrestre. Il nous enchante au gré de sa pure Déité. C’est de cette manière que nous voulons le voir, pareil à ces mots rares qu’il nous offre identiques à une subtile ambroisie. Jamais nous ne pouvons étancher notre soif de beauté. Ce sont eux, les Poètes, sur terre, qui nous ravissent et nous font connaître le Ciel. En nous ils demeurent, telles des étoiles gravées au cœur de la nuit.
Epilogue
« Les folies sont les seules choses qu’on ne regrette jamais ». Cette assertion d’Oscar Wilde prend un sens nouveau après qu’ont été aperçues les perspectives de haute lignée dont les Poètes sont les emblèmes. Souvent, nous sommes tentés de transpercer ce ‘plafond de verre’ qui glisse au-dessus de nos têtes et nous contraint à de terrestres et harassants cheminements. Alors nous usons de soudaines transgressions du réel, nous l’incisons au scalpel de ce que nous nommons ‘folie’. Certes, folie mais si ordinaire que, toujours, nous retrouvons nos empreintes et reprenons notre hasardeuse pérégrination sur les sentiers de l’habitude et du morne enchaînement des actes coutumiers. Cependant, lors d’une brève durée, nous aurons connu quelque ‘illumination’ qui nous aura portés à l’orée du sublime et de l’extraordinaire en son sens premier, à savoir, métaphoriquement, ‘ce qui sort des sentiers battus’. Ces événements que nous jugeons prodigieux, au motif qu’ils nous arrachent temporairement à notre destinée, nous en mesurons certes la valeur mais nous en connaissons la consternante brièveté. Cependant ils auront eu le mérite d’exister sous la forme d’un voyage, d’un amour de passage, d’une lecture souveraine, d’une fragrance inoubliable.
Alors nous n’aurons de cesse d’en vouloir reconduire le prestige. Seulement il ne dépend nullement de nous d’orienter notre existence à notre guise. Nous sommes, toujours, les jouets de notre destin. Ceci nous le savons mais nous le rangeons sagement dans notre ‘cabinet de curiosités’ dans lequel, au gré de notre mémoire, nous réactualisons le merveilleux, le fabuleux. Un instant seulement nous serons montés sur les pieds de ces Titans que sont les Génies. Leurs fronts étaient trop hauts, que nous ne pouvions atteindre. Un instant nous avons éprouvé l’ivresse de la pure Poésie, mais nous sommes restés sur sa margelle, regardant l’eau miroiter au fond du puits. Sa troublante fascination menaçait de nous jeter dans l’abîme. Alors nous avons pris congé rapidement, nous extrayant d’un charme qui menaçait de devenir funeste. Le tragique de toute condition tutoyant les Célestes, nous l’avons ressenti dans la fibre même de notre chair. C’était ce ‘mysterium tremendum’, ce tremblement face au numineux, la terreur qu’instillait en nous l’image du divin. Ceci, nous le savions, entrer en poésie se joue au risque même de notre brûlure. Celle-ci est un délice funeste, c’est pourquoi il convient d’y tremper les lèvres avec circonspection et respect. Les grandes choses ne se donnent que dans le rare dont le geste fragile est la condition même de leur émergence.