Fleur de sel : entre mer et ciel -02-
Photographie : Hervé Baïs
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Parfois faut-il se détacher du réel, l’oublier, le remiser en quelque endroit de soi dont même la conscience n’est nullement informée. Ce pourrait être dans une manière de non-lieu, de site inaccessible aux sens, de monde étrange sis au carrefour des brumes, à la pliure des songes.
Imaginez seulement ceci.
Le ciel n’est pas le ciel,
seulement une pensée
qui volerait haut
dans le pur mystère
du non-advenu.
Certes on peut en parler, mais juste du bout des lèvres, genre d’effleurement s’épuisant à même son essai de diction. Ce noir plénier, quel est-il sinon le suaire de la nuit qui ne s’est nullement effacé ? Donc la nuit mutique qui soude le jour à sa propre stupeur. Et cette effusion boréale en forme de nuage, d’où vient-elle, de quel étrange ailleurs dont nous ne percevons qu’un vol irisé ivre de sa foncière retenue ? Et cette bande plus claire entre argent et plomb, n’est-elle la survivance de quelque souvenir lointain, peut-être échappé de l’enfance ?
La terre n’est pas la terre,
elle est seulement une bande de graphite, un trait de crayon séparant le clair de l’obscur dans une esquisse posée sur le blanc de la feuille. Sa présence est si discrète, ineffable, elle a perdu sa consistance lourde de glaise, elle n’est plus ce limon dont, autrefois, nous aimions apprécier la consistance mousseuse, y plongeant nos mains comme dans un bain d’argile régénératrice.
L’eau n’est pas l’eau,
elle est miroir de platine étincelant, lame de glace sur laquelle glisse infiniment la belle et unique clarté.
Lumière n’est pas lumière,
elle est principe souverain de présence, elle vit d’elle-même au centre de soi, n’a nul besoin d’être créée, existe de toute éternité. Son être se ressource à l’infini au gré d’une naissance toujours recommencée. N’a ni début, ni fin, ni temps ni espace, seulement cette parole fixe qui chante aux confins du monde.
Donc, ni ciel, ni terre,
ni eau, ni lumière.
Quoi donc alors ?
Ceci et plus rien ?
Non, ceci et TOUT.
Cette image est
image de totalité.
Elle déborde le cadre d’une simple présence, elle outrepasse toute détermination qui la confinerait en quelque endroit, elle s’exonère de toute effectivité, elle n’est nullement enchaînement de causes et de conséquences faisant droit au souverain principe de Raison. Elle est libre de soi, elle n’appelle rien, ne demande rien, vit de sa propre substance indicible. Serait-elle affiliée à quelque fondement, qu’il ne pourrait s’agir que de celui naissant au gré de
nos intuitions les plus intimes.
L’intuition, faute de pouvoir être définie, se reliera à de libres métaphores
eau de source,
vent sur l’illisible crète de la canopée,
bulles éclatant dans le silence
de la mangrove,
fuite du sable sur l’épaule
des dunes au plein du vaste désert.
C’est, face à cette pure beauté, sans doute le sans-parole qui nous saisira et emplira notre être d’une félicité sans limite. Regardant l’illimité, nous deviendrons illimités nous-mêmes, flottant dans ce genre d’étrange corps-esprit se déployant au sein du merveilleux cosmos. La force de cette photographie est de rayonner et de nous soustraire, en quelque sorte, à tout effet de pesanteur. Jusqu’alors nous étions terrestres, soumis aux lois de la gravitation, voici que nous abandonnons notre sphère de ballon captif pour gagner la libre circulation des espaces infinis. Notre vue devient panoptique, embrassant d’un seul mouvement cet univers qui, jusqu’ici, se refusait à nous, ne délivrait son être qu’au travers d’une étroite meurtrière. Sublime métamorphose du phénomène optique, subite translation du rien de la myose au tout de la mydriase. Et cette vue se décuple et embrasse ce qui, d’ordinaire, se réfugiait dans le non-dit, le secret, le pli de terre, le refus du nuage, la perte de la lumière, l’occlusion du réel. Dilatation, ouverture, manifestation des choses en leur énergie la plus définitive, en leur insoupçonnée puissance.
Ici se dit, de la plus belle manière,
le processus d’essentialisation
qui traverse la matière,
la féconde,
la rend transparente
tel le cristal,
légère telle l’écume,
lisible tel le poème
sous la clarté de l’opaline.
Qu’est-il donc advenu dont nos sens, notre intellect,
n’ont sans doute pas été alertés ?
Simplement une spiritualisation du réel
qui a renoncé à se dire sous la forme
du ciel taché de bleu,
du nuage-cirrus,
de la terre-garrigue,
de l’eau-lacustre,
du filet de pêche,
du bâton planté dans la vase
qui lui sert de jalon.
Tout processus de ce type part du réel-concret pour rejoindre l’idéel-abstrait qui s’est défait de tous les prédicats qui l’attachaient à ce ciel-ci, à cette terre-là, à cette eau sise dans l’ovale d’un lac. Tout acte de méditation-contemplation au gré duquel l’Esprit connaît son être, procède toujours par soustractions successives, phases de dépouillement dont le terme est le dénuement le plus accompli. Mais loin d’être une perte, cette désubstantialisation est un gain appréciable car l’homme qui en connaît le subtil rayonnement en est lui-même transcendé. C’est toujours en défaisant les liens qui nous attachent au réel, à cette possession, à ce bien, à ce môle spoliateurs de liberté que s’annonce, sur le mode d’une symphonie, la dimension d’une possible joie.
Nous regardons et sommes ailleurs,
dans un lieu sans clôture,
un espace infiniment ouvert,
un temps qui s’épanouit à la manière
de ces belles corolles des « Nymphéas ».
Exister, alors, est si proche d’une œuvre belle
de la Nature et de l’Art,
que nous sommes ravis
à même notre insistance
et heureux de l’être !