Œuvre : Barbara Kroll
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La pièce est blanche,
hallucinée de blancheur.
On la croirait vide
ou bien située
dans quelque inaccessible éther.
La pièce est vide,
cliniquement vide.
La pièce n’est nullement habitée
et son essence même est invisible.
Sa propre nature est si loin,
bien au-delà d’humaines espérances,
bien au-delà des catégories
au gré desquelles nous nous orientons.
Ici, mais peut-on dire « ici ? »,
l’espace est réduit
à son illisible épaisseur.
Il est pareil à l’éclosion,
au bord du jour,
d’un bouton de rose
qui ne connaîtrait
ni son centre,
ni sa périphérie.
Maintenant,
mais peut-on dire
« maintenant ? »,
le temps est aussi mince
que l’aile de cristal de la libellule
et se confond avec ce point fixe,
loin, très loin
dans le corridor immense
de la galaxie.
La pièce n’est pièce
que parce que nous la nommons.
Cessons toute parole
et la pièce disparaît
comme si elle était atteinte
d’une maladie honteuse,
peut-être de la peste
dont on entendrait
l’effrayant bruit de crécelle,
cette anonyme frayeur se vêtant
des oripeaux de la Mort.
La pièce,
mais est-ce seulement
une pièce,
savoir un lieu abritant
des hommes et des femmes ?
Un foyer, un lieu d’Amour
avec ses ribambelles de joie
et ses clairs éclats de rire.
Pensant au rire,
au simple motif de lèvres
en modelant les harmoniques,
nous sommes comme transi,
insecte volubile que, soudain,
quelque entomologiste cruel
aurait cloué sur sa planche,
nous laissant pour l’éternité
au silence.
Regardant ce qui n’est à l’évidence
Rien,
on se prend à douter de soi.
On déplie ses ailes
ou bien ses membranes,
on étire son corps de filasse,
on fait craquer ses jointures,
on fait bouger doucement
les pièces de son buccinateur
et, en lieu et place de mots,
seulement une manière
de résine blanche
qui fait penser
à la liqueur séminale
qui attendrait le dépliement
de son réceptacle.
Ô pièce qui fais penser
à la terrible métamorphose
du vivant,
que ne viens-tu à moi
avec des habits de fête,
jouant de la guimbarde,
agitant osselets et cymbales,
suppliant le jour de m’illuminer
de l’intérieur ?
On m’avait dit l’existence
farouche
mais, à cette amplitude,
jamais je n’en aurais pu former l’image,
jamais tresser le moindre mot
qui l’eût fait tenir debout.
« Existence est un délabrement pervers »,
m’avait dit un Sceptique,
qu’aussitôt un Epicurien avait transformé en :
« Plaisirs de bouche et jouissance de la chair,
voici les deux pieds sur lesquels nous dansons ».
Alors qui croire dans ce pas de deux
qui dit une fois
le bonheur,
la félicité,
une fois leur contraire,
la tristesse,
la mélancolie ?
Voyez-vous, je ne sais vraiment
qui je suis.
Peut-être une simple vermine
à l’image d’un Grégor Samsa avec
« un ventre brun en forme de voûte
divisé par des nervures arquées » ?
Comment pourrais-je le savoir,
éprouver les contours de mon être puisque,
confronté au Rien du Néant,
je suis Néant-Rien moi-même.
Voyez-vous combien il est terrible
de n’avoir même pas de nom,
bien plus terrible encore
que de ne disposer
ni d’une adresse,
ni d’une maison
qui y correspondraient.
Mais approchez donc,
écoutez le bruit du silence
parmi mes élytres d’amadou,
voyez donc ma transparence,
elle n’est que le reflet de la vôtre.
Croiriez-vous exister, par hasard ?
Auriez-vous le toupet
de dire comme le René :
« Je pense, donc je suis » ?
Auriez-vous l’audace
d’éprouver le doute
qui vous confirmerait
tel l’existant promis à un bel avenir ?
Architecte, pourquoi pas,
ou bien Médecin ?
Architecte du Vide, certes !
Médecin des Absents, certes !
Mais auriez-vous la mortelle suffisance
de tracer de vous un autoportrait
avec tête, buste, bras et jambes,
puis quoi encore ?,
alors que vous n’êtes
qu’une guenille
traversée de vent,
qu’un épouvantail soucieux de ne faire peur
qu’à votre irrémissible inconséquence.
« La pièce est vide et blanche », dites-vous,
empruntant mes propres paroles.
Mais il n’en peut-être qu’ainsi,
Vous-Moi,
une seule et même irréalité
flottant dans le vêtement
taillé infiniment grand
de l’aporie.