Rivages incertains...02...Iftane...
Hervé Baïs
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Grand est le silence en cet endroit de la Terre. Seule, au loin, dans une brume diaphane, la sourde rumeur de l’Océan. Tout s’est retiré et plus rien ne fait saillie, plus rien ne s’exhausse de soi, tout demeure dans l’immatériel cocon du doute. En réalité, l’on ne sait plus très bien qui l’on est, où l’on va, s’il y a une autre destination possible que le bloc ombreux de sa propre chair. Iftane. Trois syllabes, trois minces détonations sous la voûte du crâne. Un reste de langage comme s’il n’y avait nul autre mot à prononcer. IF…TA…NE… et cette profération est hautement insulaire, elle trace son cercle d’eau claire à l’entour des consciences et y revient toujours, tel l’écho qui, de la falaise, rapporte le timbre de sa propre voix. L’on est saisi de cette immense solitude qui dit une fois le SOI, une fois la falaise et limite le monde à cette unique relation. Ma peau, celle de la roche : deux membranes de tamtam, genre de tambours océaniens qui portent de loin en loin les messages des hommes, le bruit du bois fendu en son milieu est une incision dans le derme de l’esseulement, enclave ultime d’une liberté qui, soudain, pourrait s’effacer pour ne plus paraître.
Essaouira : quatre syllabes qui répondent à Iftane, jouent en mode approché, mais une curieuse approche, dans la distance, dans l’éloignement, la perte, peut-être, de ces quelques vocalises qui pourraient se dissoudre dans l’infini et inquiétant moutonnement des dunes. Quelque part, entre deux meutes de vent, d’illisibles caravanes étirent leurs maigres silhouettes sur une crête de sable, elles paraissent s’enfoncer dans le rien, ne vivre que du mirage qui en supporte la tremblante image. A vouloir les apercevoir la vue se trouble, manque d’assurance. On frotte ses yeux des paumes des mains, on les retire dans l’éblouissement blanc des maisons, on dirait des habitats troglodytes creusés dans la roche claire, des remparts couleur d’argile courent devant, des vols de goélands girent au-dessus des barques bleues, leurs cris étonnamment voilés par les battements de l’eau, si proche, si azuréenne, on croirait un chromo sous son globe de verre.
Les rues ne sont plus rues que dans leur tracé, les couleurs des façades, portes d’un bleu lumineux, électrique, encadrements peints en ocre, étals vides que n’égaient plus ni tapis, ni monceaux d’épices odorantes. Dans les ruelles étroites et sinueuses de la Médina quelques chats en maraude qui glissent le long de leur ombre, bien vite aspirés par quelque soupirail ou se confondant avec l’anonymat du sol. Etrangeté de l’étrange qui surgit ici en mode d’absence, de possible non-retour.
Les nouvelles du monde sont ternes et un nuage d’immense lassitude recouvre les continents, les plonge dans un ubac dont chacun se demande si, un jour, un adret brillant en ressortira, quelle sera sa teinte, si sa climatique n’inclinera à une ténébreuse mélancolie. Dans les maisons aux murs épais, l’on visse ses oreilles à la radio, on écoute les nouvelles, on attend quelque miracle qui surgirait de la terre, pourrait sourdre d’une tête de palmier, se hisserait de l’ondulation d’une dune. On est à l’intérieur de soi plus que jamais. On demande à son corps la prouesse de vivre, le luxe immémorial d’exister, de boire à la source fraîche, de rencontrer l’Ami, de fêter l’Amante, de rire du jeu des enfants dans les cours d’école, de boire un thé brûlant à la terrasse d’un café, près du port qui est le symbole de ce qui se donne avec générosité et, jamais, ne s’épuise.
Ils sont trois à Iftane. Trois comme les trois syllabes de ce beau mot. Trois comme les trois lettres du mot VIE. En quelque sorte ils sont EUX et ils sont NOUS en même temps, en un identique endroit assemblés. Fraternité humaine, creuset où faire se fondre toutes les divergences, où assembler ce qui d’ordinaire paraît si dissemblable : les couleurs et les races, les riches et les pauvres, les éphèbes et les Quasimodo, les forts et les faibles, les généreux et les cupides, les élus et les laissés-pour-compte. Ils sont trois et nous sommes en eux. Ils sont notre conscience qui s’est vêtue d’un voile, qui ne voit plus les choses qu’au travers d’un verre dépoli.
Mais ce trouble de la vision est peut-être une chance, celle d’apercevoir un fragment de réalité, une bribe de vérité. Combien ces formes humaines, qui semblent si fragiles, prises dans une brume à la Turner, dans une marine qui ne sait plus ni son origine, ni son nom, ni le site de sa destination, combien ces formes devraient nous interroger, nous les Hommes et relativiser nos jugements qui, le plus souvent, ne sont que des opinions, des ersatz de pensée, de creuses hypothèses « faisant feu de tout bois », prenant la première impression qui passe pour une certitude absolue. Trop souvent nous nous contentons de ces approximations, de ces conduites « au doigt mouillé », genres de girouettes agitées par les caprices des vents.
Ces trois silhouettes puissent-elles se donner telle une triade fondatrice de l’être-au-monde, Réalité, Vérité, Conscience, laquelle triade réduirait à néant les prétentions des avoirs du monde, les comportements basés sur le crédo de l’ego, les désirs uniquement consuméristes, les agressions faites à la Nature, la cécité de l’Histoire à reconnaître ses propres erreurs et à amender ses actions futures. Oui, le séisme actuel qui ébranle la Terre entière sera suivi de vœux pieux, d’injonctions personnelles du type « plus jamais ça », ne précisant nullement en quoi peut bien consister ce mystérieux « ça », de quelle manière l’on si prendra pour métamorphoser ses propres erreurs en une éthique qui ne soit seulement un faux-semblant.
Petit à petit nos idoles s’écroulent, les temples que nous avions bâtis à la gloire de la consommation, de la mondialisation galopante, des périples intercontinentaux, cèdent de toutes parts. Tous, nous sommes embarqués sur un immense « Radeau de la Méduse » qui prend l’eau à bâbord et tribord et nous avons beau écoper, le Déluge est là qui va bien vite « apurer les comptes ». Tels des naufragés nous nous raccrochons à la première épave qui flotte à l’horizon de nos mains, nous voulons croire à notre salut, certains prient, d’autres boivent, d’autres encore font l’amour et la Planète continue de tourner et tournera encore bien après que nous serons tous morts, de maladie ou bien de mort naturelle. Un texte de Paul Valéry, tiré de « La crise de l’esprit, première lettre, 1919 » que j’ai souvent cité, est celui-ci qui « donne à penser » selon la belle expression de Paul Ricoeur et « penser » est toujours une épreuve, non un confort douillet dans lequel se reposer et trouver la paix :
« Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »
Quoi donc ajouter après ces remarques si brillantes du Poète ? « Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. » Voilà bien, sans doute, la phrase décisive, la plus lourde de sens, celle qui recèle la lucidité mise à l’épreuve, qui exige un regard droit qui ne tremble ni ne faillit à sa tâche. Il est bien à craindre qu’aujourd’hui ces naufrages soient en effet « notre affaire », en propre, sans détour, sans possible échappatoire. Bien entendu de telles remarques seront sans doute versées au compte d’un moralisme. Et quand bien même ! Mieux vaut un moralisme que cette vénéneuse « moraline » bourgeoise satisfaite de soi, selon le mot de Nietzsche, laquelle moraline est le lit sur lequel se fonde l’absurde et croît le nihilisme.
A ces Trois Silhouettes perdues dans le vaste monde, qui ne sont que nos propres reflets, nous souhaitons un avenir radieux. Peut-être est-il, tout simplement, entre nos mains, mais nous ne le savons pas ! « Rives songeuses du jour » voulait seulement faire entendre sa voix dans la modestie, le simple et le clair. Nul autre espoir que celui-ci. L’adret est au loin qui fait sa sourde phosphorescence. Nos yeux en subiront l’épreuve. Oui, car toute lumière exige de nous que notre vue soit adéquate. Nous ne pouvons plus nous permettre de ciller des yeux. Le jeu du Monde est à ce prix. Nulle prophétie cependant, VOIR seulement !