Le Jour, le lumineux,
le plus vif que l’argent,
l’éclat du platine,
tout ceci s’élevait de soi,
gagnait les hautes altitudes,
les couloirs de haute solitude,
les cimes où plus rien ne comptait
que cette diffusion à jamais de la clarté,
cette irradiation des êtres et des joies.
Les arbres dressaient
leurs minces flammes blanches
contre la multitude du ciel,
les nuages flottaient
en de souples bancs d’écume,
les cygnes, en bas,
sur l’ovale du lac,
faisaient leur tache sublime de talc,
les neiges boréales étaient gonflées,
dilatées à l’extrême
de toute cette lumière
qui les habitait,
les rendait pareilles
à des ballons dirigeables
emplis d’un gaz subtil.
Rien ne se colorait
sur la face de la Terre,
tout avait la transparence du cristal,
la résonance pure du diapason
répandant ses ondes selon
d’exacts harmoniques,
les sons se fondaient l’un en l’autre,
avec facilité, sans hiatus qui eût pu
en dénaturer le clair projet.
De grands oiseaux blancs
traversaient l’espace de leurs ailes
mouchetées de vent.
Des planeurs initiaient
leur vol à voile
dans un silence de chapelle.
Des papillons aux ailes
de zircon et de topaze
virevoltaient en de gracieuses arabesques.
Le soleil était une grosse boule d’ouate
qui figurait au loin,
œil cyclopéen si doux,
qu’on eût cru avoir affaire
à un ballon que des enfants délicats
auraient posé sur le fil
d’un fragile horizon.
La Lune aussi était présente
dans sa vêture de soie rugueuse,
ses cratères doucement affutés
pour ravir les âmes
des vieux astronomes
aux cheveux teintés
de lis et d’opalin.
Il n’était jusqu’aux songes des dormeurs
qui ne se paraient de perles radieuses
diffusant à l’infini
leur étincellement de comète.
Puis ce furent des
qui se montrèrent,
lacérant la chair du monde,
la taillant en vifs lambeaux,
en fragments kaléidoscopiques,
en lanières d’effroi,
en sombres cavernes,
en ténébreux abysses
où plus rien ne se donnait
que le corridor labyrinthique
conduisant au domaine d’Érèbe,
ce provenu du Chaos,
cette redoutable figure des Enfers,
époux de Nyx, la Nuit
aux mille charmes,
aux mille dangers.
Il n’y avait plus aucune écharde de clarté,
plus la moindre éclisse sur laquelle
un rai de lumière se fût arrêté
pour dire, au moins l’espace
d’une brève éternité,
l’irréfragable beauté de l’univers,
son feu à l’infini des yeux.
Partout était la chape
visqueuse du noir,
l’adhérence du bitumeux,
l’hébétude du refermé,
la herse baissée de la mutité,
la raideur des membres hémiplégiques.
Partout était la
splendide stupeur
qui étalait ses marigots
d’eau putride.
De nulle lèvre humaine
ne pouvait sortir
le joyau de la langue.
Non, une-longue-suite-de-perles-noires,
des mots-encre-de-seiche,
des phrases-asphalte,
des interrogations-ailes-de-corbeau,
des réponses-veuves-noires,
des exclamations-éclats-de-graphite.
Le ciel ?
Il n’y avait plus de ciel,
seulement un immense dais de deuil
courant selon tous les horizons.
La terre ?
Il n‘y avait plus de terre,
seulement un amoncellement
tragique
de blocs de tourbe.
Les océans ?
Il n’y avait plus d’océans,
seulement une longue flaque
couleur d’ennui où mouraient
les yeux des étoiles.
Les hommes ?
Il n’y avait plus d’hommes,
seulement de sibyllins tubercules,
de comiques moignons
qui ne gesticulaient même plus,
genre de clowns tristes,
immobiles,
à demi-enfoncés
dans la chair altérée
de l’humus.
La Nuit, la permanente Nuit
que plus rien ne visitait,
sinon le souffle court
de son propre néant.
La redoutable Mort
entrait dans son domaine,
elle moissonnait toutes les têtes
et il n’y avait plus
une seule conscience
pour rendre compte de l’Absurde.
Comble du Nihilisme
en son plus vertical combat !
Le Jour avait ouvert la Nuit
La Nuit avait ruiné le Jour
Il n’y aurait plus
qu’une ombre immense
étendue sur la douleur
des hommes,
qu’une Nuit
au large d’elle-même,
aux rives infinies.
Où allait-elle ?
Le savait-elle au moins ?
Cruel destin
que celui
qui ne se sait point.
***
En guise de commentaire
« Noir lumineux et blanc obscur »
(David TMX, Le dessinateur)
Peut-être faut-il partir de ce double oxymore, « Noir lumineux et blanc obscur », pour pénétrer toute l’étrangeté de cette belle figure de rhétorique. Rien n’est jamais pur, sauf l’absolu. Le noir pur n’existe pas. Le blanc pur n’existe pas non plus. Jamais la nuit n’est totalement noire. Quelque part le chant des étoiles, la lumière d’une ville, la rumeur d’un amour (ici la métaphore percute l’oxymore). Jamais le jour n’est indemne de tache. Toujours une poussière, le voile d’un nuage, la tristesse d’un deuil. Il n’y aurait que le Ciel des Idées pour garder à l’essence sa souveraine présence indéterminée : un Noir flottant au plus haut de son âme ténébreuse, un Blanc faisant claquer son oriflamme de neige dans l’azur virginal, étincelant.
Toujours le Noir demande le Blanc, comme la Vertu demande le Péché. Pour la seule raison que, notre vie, à nous les hommes, est totalement relative, que nous nous inscrivons dans le flux du rythme nycthéméral, ce divin balancement qui nous fait connaître, une fois la joie de la lumière, une fois la tristesse de la nuit. Les Amants sont à la confluence de cette réalité-là. Leur amour est pure lumière s’enlevant sur le fond de la nuit. Symboliquement, la chambre d’amour est toujours nocturne, que vient éclairer la pointe acérée du désir : un éclair se lève parmi la touffeur des ténèbres, un éclair jaillit qui sauve les Amants de l’étreinte définitive d’Eros. Paradoxe apparent que celui qui réclame la mesure nocturne pour y faire surgir la clarté d’un amour. Comme si le glaive lumineux du jour devait féconder la nuit en raison même de l’incommensurable distance qui les sépare et les invite à l’intime union au gré de laquelle chacun connaîtra sa vraie naissance, celle d’un imaginaire qui dépasse et transcende le réel. Chaque acte d’amour est un pas de plus vers la mort et, pourtant, qui n’en ressent la force de libération, la puissance d’éclosion à soi ? Vérité oxymorique :
« Je meurs de t’aimer davantage ».
Comme quoi toute vérité, plutôt que d’être monosémique est naturellement polysémique au motif que, toujours, nous oscillons entre deux pôles opposés, entre deux couples contradictoires : amour/haine ; désir/aversion ; complétude/manque.
Jamais nous ne pouvons exciper de cette exigence de l’Être qui, tout autant, est Non-Être. Toujours l’Être se donne comme sur le bord du néant, c’est sa néantisation même qui l’autorise à être, ne serait-il néant et alors il serait privé de toute liberté de paraître de telle ou de telle manière. C’est parce que je fais fond sur le néant que je m’en extirpe, que je commence à exister, que je bâtis un projet qui me porte au-delà de ceci qui pourrait m’aliéner si je ne postulais le cadre même de ma liberté. Est libre celui qui fait face au néant. Est esclave celui qui, pensant lui échapper, au contraire lui donne tous les droits. Mon propre ego ne saurait se structurer autour de ce qui existe déjà, pour la simple raison qu’il ne peut y faire sa place. Mon ego se construit autour du néant, tout comme le jour s’extrait de la nuit afin de connaître son propre rayonnement.
Certes, ces considérations peuvent paraître bien abstraites, mais elles sont le fondement même à partir duquel commencer à se sentir exister. Aucun sentiment ontologique ne peut se lever d’une forme déjà accomplie par d’autres que lui dans l’espace et le temps. C’est du néant dense de la nuit qu’il nous faut extraire les matériaux grâce auxquels édifier notre propre statue. Elle n’existe nullement préalablement à nous, elle est coalescente à notre destinée, elle se modèle en raison de chacune de nos expériences. Or, qu’est-ce qu’une expérience, si ce n’est extraire les phénomènes du néant, leur donner corps et chair afin qu’ils nous apparaissent dans la lumière de leur singularité qui, en même temps, est la nôtre. Cet amour que je découvre lors d’un voyage, il n’existait nullement pour moi avant l’événement décisif de la rencontre, pas plus qu’il n’existait pour l’Aimée. Tous deux, l’Aimée, moi-même, nous extrayons notre amour naissant du néant, nous l’informons, lui donnons sa climatique, ses traits distinctifs, sa couleur propre. Cet amour n’avait nul substrat, nulle histoire, nulle coordonnée spatio-temporelle. Il était pure virtualité suspendue au hasard des heures et des cheminements.
Cet amour était de nature purement oxymorique, « Je t’aime, moi non plus » pour reprendre la belle formule de Gainsbourg. En effet, le « Je t’aime » est toujours conditionné par le « moi non plus », autrement dit par la charge inévitable de néant qu’il charrie à tout instant. L’amour peut faiblir, s’étioler, devenir simple intérêt, marque d’amitié, c'est-à-dire renoncer à son essence. Or renoncer à son essence est néantiser sa propre ressource, la ramener à l’étiage du non-sens, lui ouvrir les portes de l’absurde. Combien d’amours devenus haines prennent les vêtures de l’inhumain, de la mortification, de la déshérence. Donc nous sommes condamnés à connaître le régime oxymorique existentiel, il est inscrit dans notre condition, de la même façon que nos gènes contiennent la boussole de notre orientation.
La mission essentielle de l’oxymore est, par le hiatus qu’il crée, entre les deux termes convoqués, de ménager un effet de surprise, sinon d’étonnement ou de saisissement qui renforcent la puissance de l’énoncé. Ainsi quelques oxymores célèbres : « Et dérober au jour une flamme si noire », ou les apories de Phèdre face à sa passion coupable ; ensuite : « Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie » où, pour Nerval, « le soleil noir », c’est celui de la nuit d’Apocalypse aux Tuileries, celui de la folie qui gangrène le cerveau de Gérard Labrunie, il se pendra bientôt Rue de La Vieille-Lanterne ; et encore, à propos de la mort de Gavroche, cette phrase émouvante de Victor Hugo à son endroit : « Cette petite grande âme venait de s'envoler » - On n’en finirait jamais de citer les oxymores, d’en donner les belles interprétations fournies par les exégètes de la littérature.
Le texte sous forme de poésie qui vous est aujourd’hui proposé a de bien modestes ambitions, celles, simplement, de mettre en position d’oxymore le Jour et la Nuit, le Blanc et le Noir, la Joie et la Tristesse, manière de rapide évocation de l’exister en ses plus réelles façons de se donner : une fois dans la sublime positivité, une fois dans la terrifiante négativité. Tout destin s’inscrit dans cette parenthèse, toute aventure anthropologique fait sens dans cette pulsation. Je crois que tout ceci a une valeur non seulement symbolique, mais bien plus largement cosmologique, comme si la vie humaine était un genre de parcours sinusoïdal, de vague ascendante/descendante, un rythme binaire, une valse à deux temps, pareille à l’expansion/rétention de l’Univers, pareille au lever/coucher du Soleil, pareille au sablier du temps que l’on retourne indéfiniment afin qu’il nous dise notre temps humain, seulement humain, pareille au balancement de l’acte d’amour par lequel se donne la génération, pareille à la naissance qui appelle la mort, qui appelle la naissance, qui appelle la mort, une pomme chute sur le sol, y disperse ses graines dont un autre pommier naîtra. Basculements sans fin, branles toujours recommencés. Montaigne disait : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse… »
Rythme immémorial sans début ni fin, le seul qui garantisse notre liberté car si le monde n’a jamais été créé, l’on peut faire l’économie de Dieu et des dieux, des religions, de leurs dogmes. Si le monde a toujours existé, du moins est-ce là mon intuition, nous pouvons aisément concevoir l’Infini, donner figure à l’Absolu, donner sens à l’Histoire et à l’Art. Poussière d’étoiles nous sommes, poussière d’étoiles nous demeurerons parmi le pullulement inouï des galaxies et les pluies de comètes. Nous ne sommes que des oxymores entre Ombre et Lumière, entre Lumière et Ombre.
‘Exister’ : sortir du Néant avant d’y retourner
Donc : ‘Exister’ : espace et temps
d’une tragique joie.
*
[NB : Dans le poème, tous les couples oxymoriques
se donnent à voir
en graphie différenciée, en italique :
Soie rugueuse
Doucement affutés
Aux mille charmes/aux mille dangers
Brève éternité
Infini des yeux
Splendide stupeur
Comiques moignons
Clowns tristes
Rives infinies
(il s’agit ici d’oxymores mineurs
Qui se déduisent de l’oxymore majeur
Qui conduit l’ensemble du poème)
Donc l’oxymore majeur
Eclairs aveugles
c’est autour de lui
que le Jour bascule en Nuit
la Lumière en Ombre
la Joie en Tristesse
il constitue le point de basculement
le chiasme qui inverse toutes choses
l’articulation entre
le SENS
et le
NON-SENS
il est la porte ouverte du Néant
ce par quoi nous naissons
ca par quoi nous mourons
ce par quoi nous existons,
dans l’intervalle .]