André Maynet
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Certains êtres, parfois, sont posés dans le monde de manière si singulière que l’on pourrait échouer à en préciser la figure, à attribuer quelque prédicat à ce qui se montre. L’on est réduit à accomplir de grands cercles autour d’eux, tout comme l’aigle parcourt le ciel de son vol qui paraît sans but, sans possible horizon. Tournoyer pour tournoyer et devenir ivre de sa propre giration. Donc cet être qui vient à nous sur ‘des sandales de vent’, quel est-il qui nous oblige à toutes ces précautions oratoires, à ces voltes à l’entour qui, peut-être, jamais ne connaîtront l’objet même de leur itérative obsession ? Il est si doux au sentiment de s’approcher dans le silence, de ne réserver sa parole qu’au corridor intime du Soi. C’est un peu comme de ménager un espace de transition entre l’Aimée et nous qui l’aimons mais n’osons l’affirmer qu’à demi-mots. Parfois est-il préférable de s’éloigner du Sujet de sa propre quête afin que, de cette nouvelle position, puisse surgir l’intervalle aimant, le seul qui ne puisse échouer à dire l’inestimable don que, bientôt, nous recevrons comme la partie absente de notre être. Car nous sommes troués, poinçonnés en maints endroits du corps et de l’âme, si bien que notre entièreté vacille, si bien que notre visage n’est qu’une buée triste sur le tain du miroir. Toujours nous avons besoin d’étayer notre esquisse de quelque certitude. Aussi cherchons-nous inlassablement ce qui, de l’Autre, pourrait venir combler la douve profonde de notre doute d’exister. Oui, nous sommes constamment remis au Néant, hélés de l’autre côté de nous, vers cet abîme dont nous savons qu’il est, tout à la fois, notre ultime chance, l’image sans fond de notre désespoir. Je ne suis moi que par l’Autre qui vient à moi. L’Autre n’est lui que par moi qui viens à sa rencontre.
Il y a, dans le ciel des yeux,
de grandes flammes
qui disent la combustion
de nos âmes.
Il y a dans les nervures
de nos mains
des frémissements
qui s’agitent.
Il y a, dans le secret de notre sexe,
une dague qui laboure
la hampe de notre désir.
Il y a, chez l’Aimée,
des vagues qui essaiment leur effroi
dans le creux d’amour
et c’est ceci être déserté de l’Autre.
C’est ceci chercher jusqu’à la mort à étreindre la moindre joie, elle est le filin qui nous attache à l’exister, nous dispense de hâter notre perte, nous la sentons folâtrer tout près de l’étrave de notre nez, bourdonner dans l’entonnoir de nos oreilles.
Ô combien Celle qui est loin, là-bas, hors la ligne de mes mains, je la dispose en moi au gré de mon imaginaire. Ne pouvant nullement la saisir, je l’enrobe de mes mots, c’est un peu comme si elle venait s’échouer sur le massif pléthorique de ma langue !
D’elle, je dis ceci :
Elle qui n’a ni temps, ni lieu,
elle est de l’ordre du ‘comme’.
Elle est comme
l’espace entre deux mots.
Elle est comme
l’avant-note de musique,
l’arpège qui s’élance
et jamais ne retombe.
Elle est comme
le dernier souffle avant le Néant.
Elle est comme le vide
dans la peinture chinoise,
le blanc qui ouvre
le sens du poème.
Elle est comme la flamme
retenue dans la braise,
comme la cendre
avant sa dispersion.
Elle est comme le vent
si près de son envol,
l’hésitation de la brosse
au-dessus de la toile.
Elle est comme
le divin mot avant son essor,
cette graine,
cette semence en attente de soi,
cette pensée qui bourgeonne
dans l’illisible faveur du monde.
Elle est cette grise figure,
cet espace de médiation,
ce halo de clarté
qui la fait venir à l’être
dans l’à peine éclosion
car venant trop tôt
elle détruirait sa chair même,
elle s’abîmerait
dans les allés étroites des ombres.
Elle a à être
dans la fulgurance de soi.
Eclair.
Feu.
Flamme.
Dire ceci est déjà lui octroyer une présence solaire que semblerait contredire une apparence lunaire. Certes. Mais la Vérité n’est ni le Soleil, ni la Lune, mais la confluence des deux, l’unité permissive du sens, la polémique affinitaire qui, effaçant tout, permet tout : la parole fondatrice doit partir du Rien pour gagner le Tout. C’est dans ce grand écart, dans cette distanciation que peut s’inscrire la haute dimension du Verbe.
Regardez-là en sa posture d’énigme. Elle surgit du fond des choses sans même que les choses n’en soient alertées.
C’est une douce présence,
une illusion prenant corps
dans la manière de l’éther.
C’est une eau se vêtant de mystère.
C’est une lumière étayée d’ombres.
C’est une hésitation,
un geste arrêté avant sa profération.
Regardez l’archet,
il ne touche encore la corde,
il se réserve,
il veut la plainte et le silence,
il veut la joie et l’attente de la joie,
il dit et ne dit pas,
il tient en haleine
et polit la face cachée de son être
avant même de se frayer un passage
dans la sourde mangrove mondaine.
Qu’attend-on de cette musique qui,
à chaque instant,
pourrait surgir de l’instrument ?
La révélation de Soi ?
L’effusion de l’Autre ?
La fusion de Soi en l’autre ?
La poésie de l’Autre en Soi ?
Qu’attend-on qui, encore,
jamais n’a été dit ?
Pourtant tout a été dit du monde
mais les palimpsestes sont usés
que nos yeux ne savent plus déchiffrer.
Combien ce corps menu,
combien ces aréoles inapparentes,
combien cette frêle présence
nous disent, tout à la fois,
la grâce d’exister,
la disgrâce de la finitude.
Pourtant nous ne serions Rien sans la Mort, cet Absolu qui nous appelle depuis l’horizon ténébreux de la Métaphysique. Nous sommes en instance, ce qui rend précieux l’instant qui vibre, l’Amour de l’Autre, la lecture au coin du feu lorsque l’impérieux hiver frappe à la porte.
Nous n’avons chaud qu’à ne pas avoir froid.
Nous ne sommes dans la félicité
qu’à ne nullement être tristes.
C’est là la grande beauté
de la tension dialectique.
Nous vivons de mourir.
Nous mourons de vivre.
Elle, l’Inconnue
(tout nous est irrémédiablement inconnu
au motif qu’en guise de totalité
nous ne happons jamais
que quelques fragments aussitôt dissipés,
pliures de nos plus vives angoisses),
Elle nous échappe
comme se gaspillent les jours,
fuient les heures,
se dissolvent les secondes
dans la nappe échevelée du Temps.
Du Temps, oui notre Être n’est que ceci.
Du Temps que nous essayons de retenir,
de suspendre.
Toujours l’archet que nous croyons immobile
joue depuis longtemps la partition
de qui nous sommes,
de qui sont les Autres,
de qui est le monde
dans le grand carrousel
de l’Univers.
Nous sommes de singulières planètes noyées dans les remous sans fin du cosmos. Nous sommes des chaos, des « infracassables noyaux de nuit » comme disait le Poète André Breton qui exprimait par cette phrase l’insondable continent des perversions et des tabous sexuels que les Surréalistes se promettaient d’explorer. Mais on ne peut traverser sans danger ce que des millénaires ont mis à l’abri afin que les hommes ne disparaissent à même la transgression des interdits. Toujours, ici, nous nous situons sur cette ligne de crête qui oscille sous nos pas. Nous voulons Eros afin de chasser Thanatos mais le réel en son ‘infracassable’ vérité en a décidé pour nous. Jamais nous ne pouvons prendre le Jour sans en même temps embrasser la Nuit. Cette belle image sise au bord du monde, en équilibre avant que ne débute le prélude musical, se retient comme au bord de l’abîme. La métaphore est aussi belle qu’opératoire. Nous savons que cette musique aura une fin, que notre dette de vivre, comme dans l’acte d’amour, se soldera par cette infrangible formule qui est plus un décret ontologique qu’un simple paradoxe :
‘Post coïtum animal triste’.
Qu’advient-il après l’Amour
que nous ne saurions nommer ?