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9 novembre 2020 1 09 /11 /novembre /2020 09:12
Gris unité

                                                          « Ireland »

                                          Photographie : Gilles Molinier

 

 

 

  

    Comment mieux dire

 

   Comment mieux dire l’Irlande que dans cette sublime empreinte grise ? Juste un voile, juste un effleurement. Un ton monocorde. Charme de ces voix au seuil d’un dire, en réserve de l’événement. Plus souffle que parole. Plus intention qu’action. Plus invite à la méditation qu’à la rhétorique bavarde qui annulerait tout au seul bénéfice de son paraître. Tout est compris dans le gris. Tout y entre. Tout en sort. Il n’y a pas de couleurs dans ce Pays nécessaire, dans ce Pays ultime au bord d’un vertige, tout près d’un évanouissement. Comment, du reste, pourrait-il y avoir diversion, divertissement sauf à annuler ce cœur de pierre, à abattre ces brumes, à effacer ce rideau de pluie, cette feuillure de l’âme, sa teinte originelle, sa tonalité essentielle ? Pourrait-on seulement imaginer cet immuable paysage fardé de rouge, poudré de bleu, maquillé d’un rose chair, déguisé sous les assauts d’une meute polychrome ? Pourrait-on y voir autre chose que cette belle et indéfinissable unité qui rassemble tout dans une même harmonie ? Il faut demeurer en soi dans la seule habitation possible, celle d’une fugue qui ne saurait se faire symphonie, se muer en verbiage au gré duquel rien de profond ne peut avoir lieu, établir son site, sauf le discours pour lui-même advenu.

 

   Trois unités

  

   A la rigueur nous pourrions convoquer la règle classique des trois unités dont la tragédie est l’exacte mise en musique : Action - Temps - Lieu. Et ce qui est remarquable ici c’est que cette ressource pourrait être portée à son acmé tellement la rigueur de la scène qui s’offre laisse peu de place à quelque improvisation qui viendrait en troubler la subtile harmonie. Une triple unité fondue en un creuset si étroit qu’elle finit par devenir transparente, coalescente au rocher, au nuage, à l’eau étale qui ne profère rien et demeure.

  Si peu d’Action : les nuages sont amassés dans leurs pelotes, on dirait des chenilles processionnaires au repos dans leur chrysalide blanche à la consistance de coton. L’eau glisse en elle-même pareille à une mélodie inaudible qui tutoierait le silence des abysses. Les rochers sont de mutiques pachydermes endormis pour l’éternité.

   Si peu de Temps : ici tout devient impalpable, immobile, tout se dissout dans l’instant, dans la pure présence. Ici le temps fait halte dans son immémoriale gangue géologique. Ici l’heure n’entraîne plus aucune chute dans la gorge étroite du sablier. Grains de mica en suspens, gorgés d’une lumière intérieure qui infuse dans le simple recueil de l’être en sa constante dissimulation. L’eau dans la clepsydre est cette lagune pareille à ce bras de mer échoué au rivage des choses sans même qu’en elle ne s’éclaire la conscience d’un tel attouchement, d’une réalité presque intangible à force d’immuabilité.

  Si peu de Lieu : pour la simple raison qu’un tel lieu de beauté comprend tous les autres. Voir ce paysage, c’est aussi voir l’arbre décharné, cette sculpture minérale, en haut de son mur de pierres à Ballyvaughan. Voir les damiers de rochers usés, ses profonds sillons sur les rivages de Doolin. Voir la presqu’île noire plantée comme une dague dans les eaux translucides de Port Magee. Toute l’Irlande en un seul lieu : voilà la magie !

 

   Juste harmonie

 

   Haut paysage dont l’esthétique paraît se conformer à une invisible injonction. Or la sublimité de toute règle consiste en son constant dépassement de telle sorte que, parvenue à sa plus grande amplitude, au déploiement de son phénomène, soudain elle consente à se dissoudre dans l’essentialité de son être, à savoir devenir principe indépassable, origine, pur lieu de rassemblement de ses différents sens en une prodigieuse apparence dont le silence est  fondement dernier. Ici, face à la vérité sans partage d’une évidence, d’une juste harmonie, l’on pourrait demeurer muets et regarder longuement, amenant en soi, dans le pli le plus intime de qui nous sommes, cette inépuisable source de joie. La Nature, lorsqu’elle transcende le réel en est, sans doute, la plus habile dispensatrice qui se puisse imaginer.

 

   Eprouver à haute voix

 

   Mais rien ne nous retient d’éprouver à haute voix, de chanter, de murmurer, de décrire. Les nuages sont haut placés dans le ciel. Ils glissent sur place. Ils font leurs lourdes congères de neige, leur bruissement d’écume. Quelques moraines noires s’y glissent pareilles à des ponctuations, à des voix menues qui dépasseraient tout juste du silence. Le temps est posé et son aile immense flotte à l’horizon avec la douce insistance d’une œuvre en accomplissement, une sortie des limbes sur la pointe des pieds, un cillement d’yeux au-dessus du mystère du monde. L’eau touche les nuages. Elle est une plaque de plomb lourd aux reflets de mercure, aux blanches oscillations, aux traînées de comète sur le ciel qui vacille et ne dit son nom que dans la retenue.

   Aux hommes qui sont loin il faut laisser la paix du sommeil, l’ouate légère du rêve, l’heure d’amour avant que le jour ne déchire les illusions, n’entame de son scalpel le cercle de l’imaginaire. Hauts, lourds, grands sont les rochers dans leur éloquence sombre, dans leur surrection au plein du discret et du demeuré vacant. Ils sont les figures tutélaires du lieu, leur mémoire, la puissance tranquille de leur nécessité. Nécessaires comme l’air pour respirer, l’eau pour se désaltérer, les yeux pour voir. Ôtez-les par la pensée et il ne demeure qu’une vaste désolation, un désert privé de sable, des dunes effondrées que balaie la violence de l’harmattan.

   Ils rythment. Ils ponctuent. Ils sont ceux qui déclament nuitamment en leur sein de lave et de furie ancienne. Ils sont les témoins d’une lutte immémoriale des éléments. Ils sont les bâtisseurs qui anticipent la terre, les modeleurs de glaise, ceux qui façonnent le paysage et lui donnent corps. Cependant ils sont échoués tels des animaux marins, des squales parvenus à l’endroit de leur retraite, au terme de leur navigation. Ils sont le cirque où, bientôt, résonnera la parole des Existants que le vent emportera bien plus loin que ne le laisseraient supposer leurs tremblantes silhouettes.

 

    Nature en sa royauté

 

   SEUL. Ne peuvent-être seuls que l’animal en sa tanière, le dieu en son empyrée, la Nature en sa royauté. Oui, Nature est Reine et n’a nul besoin d’une cour, de serviteurs empressés, d’une légion de courtisans assistant à sa toilette, à ses repas, à son endormissement. Nature est grande. Infiniment. Seule au sein de son royaume.

   Seuls les Hommes veulent être entourés, les Femmes choyées. Il en est ainsi de l’humaine condition. Toujours l’amitié, la camaraderie, l’amour à l’horizon de l’être. Jamais hommes et femmes ne peuvent demeurer sans entourage, faisant l’économie de l’amicalité, du sentiment qui réchauffe le cœur, de la main qui flatte et caresse, apaise et réconforte. Hommes, femmes dépendent les uns des autres. Nulle humanité sans communauté, sans instinct grégaire, sans regroupement au sein du clan, de la meute, du troupeau.  

 

    Essentielle minéralité

 

   Nature est seule, autonome, fondatrice de sa propre unité. Certes le rocher est en rapport avec le nuage avec l’eau avec l’air. Mais aucune volonté, aucune intention à ceci. Un juste cosmos qui assemble les choses, les désunit parfois, les relie toujours dans le chant inouï de la Terre. Ce paysage tire sa force de sa seule présence, de sa singulière manifestation. Tout y est assemblé avec précision comme si rien ne pouvait en être ôté qu’au risque d’y introduire une fracture, une faille par où se glisseraient le début d’une polémique, peut-être l’origine d’une diaspora.

   Sans doute est-ce le regard de l’homme qui synthétise le divers, le réunit dans une compréhension rationnelle, l’inclut dans un concept. Mais l’observation de l’homme disparaissant, y aurait-il, pour autant, césure dans le grand ordonnancement du monde ? Certes non, à condition que nous voulions bien sortir de la mesure anthropocentrique dont nous pensons toujours qu’elle est l’alpha et l’oméga de tout ce qui mérite attention sous toutes les latitudes.

   La grande force de ce paysage réside sans doute dans son essentielle minéralité que vient rencontrer la nappe d’eau, le libre parcours du ciel. Grand bonheur, ici, que nulle entreprise humaine n’en soit venu troubler le magnifique assemblage. Quelque objet fabriqué y apparaîtrait-il et alors tout serait inquiété et alors l’équilibre en serait affecté. L’unité est cette perspective si réjouissante du réel qu’elle ne saurait souffrir d’exception qu’au prix de sa perte. Ceci nous ne pourrions l’envisager qu’avec douleur. Il faut à la Nature des espaces vierges. Infiniment vierges. Il en va de l’être de l’homme à assurer pleinement son essence !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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