Vase Vénézuélien
Musée du Quai Branly
(Dessins peints au doigt avec une argile ocre)
*
Ce vase vénézuélien ancien, dont je rencontre la belle forme en ce lieu, en ce temps, pourquoi retient-il mon attention ? Ce n’est nullement au titre de quelque hasard comme si, cet objet sortant de nulle part, était venu habiter le champ vide de ma conscience. Non, cette ‘co-existence’ vient de loin, elle se fonde sur celui que j’ai été tout au long de mon existence, sur les coïncidences qui m’ont mis en relation avec telle ou telle chose dont j’ai retenu les caractères essentiels, que j’ai archivés au fond de ma mémoire. En quelque sorte, mon corps est devenu un genre de musée archéologique sur les étagères duquel j’ai déposé les objets les plus tranchants qui sont venus me dire le précieux de leur être. C’est au motif de mes centres d’intérêt successifs, de mes émotions, de mes soudaines joies que ce vase dont je parle a trouvé le lieu de son être, en même temps qu’il a confirmé quelques lignes élémentaires qui dessinent ma façon unique d’être celui que je suis et non un autre.
Je crois, avec conviction, que mes affinités me déterminent bien plus que ne pourraient le faire des injonctions extérieures sonnant toujours faux pour la simple raison qu’elles sont plaquées sur ma propre réalité sans épouser en quoi que ce soit les valeurs qui sont les miennes, mes ressentis profonds, mes exigences, mes conceptions les plus fondées, celles qui, en quelque sorte, me ressemblent. Il n’y a guère que les rapports d’analogies, les correspondances s’établissant entre la substance dont je suis sculpté et celle qui me fait face qui puissent recevoir un réel assentiment, se doter d’une signification qui corresponde à mes attentes. La vérité est celle qui résonne en moi, trace les signes au gré desquels je m’y retrouverais avec l’altérité du monde.
Il me faut éloigner de moi tout ce qui se présente sous le visage d’une ‘inquiétante étrangeté’, rechercher le lieu des convergences, l’aire au sein de laquelle je pourrai procéder à ma propre efflorescence. Tout ceci, cette conformité de ce qui m’est extérieur, de ce qui m’est intérieur, suppose l’existence d’un suffisant bonheur, la levée d’une possible joie. Toute vérité ne peut jamais se présenter à moi que sous l’épiphanie heureuse de ce qui fait sens. Un beau paysage, un bel objet, une belle personne. Eux seuls sont signifiants. La guerre, les discriminations de toutes sortes, les dogmes invasifs, les postures irrationnelles, les ostracismes, les excommunications, ont certes une signification mais nulle vérité. Ce sont au contraire des contre-vérités, c’est à dire des apories, des nihilismes. La vérité suppose une adhésion humaine à notre façon d’habiter adéquatement la terre qui ne peut être qu’éthique, absolument éthique. Pour autant la vérité n’est nullement la contrepartie de mes caprices ou de mes désirs les plus secrets. Elle est toujours doublée d’un souci de Soi, de l’Autre, du Monde. Toujours nous revenons à cette structure ternaire qui est la figure même que nous rencontrons dans notre cheminement d’Existant.
Et maintenant, si je reviens à la source même de ce qui nomme le vase vénézuélien en tant que vérité pour moi, comment ceci est-il donc possible ? Le vrai de ce vase joue en écho avec le vrai qui m’habite dont j’ai patiemment élaboré l’esquisse, pièce à pièce, sur le chemin de mes expériences. La couleur de ce vase est la couleur d’argile qui, toujours, m’a fasciné. La forme simple de ce vase est toujours ce que je privilégie en première instance. Les motifs peints aux doigts m’émeuvent en raison de la trace humaine dont ils sont le témoignage. De tous les éléments, la terre est celui avec lequel je me sens en la plus grande familiarité.
Si j’accentue ce qui en moi résonne et apparaît comme immédiatement saisissable, voici : ‘m’a fasciné’ – ‘je privilégie’ – ‘m’émeuvent’ – ‘je me sens’. Comment ne pas repérer là la position centrale de l’ego cogito dont l’activité est constituante d’un monde qui, toujours, est monde-pour-moi ? Sans doute n’y a-t-il d’évidence qui se détache avec autant de netteté. Elle ne fait que confirmer ce que je nomme ‘verticale dialectique’ dont JE suis l’un des termes, dont l’autre est le Monde. C’est toujours au gré de cette médiation des deux réalités dont ma conscience est l’opérateur que se situe cette réalité-vérité qui est la chose dont je suis assuré avec le plus de constance.
Je ne peux construire l’être-que-je-suis qu’à même cette inlassable stratification, pièce à pièce, des vérités dont je suis l’acteur et le témoin. Tout ce qui est hors vérité s’évanouit à mesure que l’absurde qui s’y révèle, au titre même de son inconsistance, s’érode et disparaît telle une mauvaise fumée dans un ciel drapé d’azur dont la beauté est le recueil simple. Toujours, en nous, les mauvais souvenirs (sont-ils ces contre-vérités que nous fuyons ?), s’estompent sous la dalle claire des bons souvenirs, des moments heureux, des instants où ce qui, en moi se déploie, gomme toutes les incertitudes qui brouillaient mon horizon. Mes affinités lumineuses, ouvertes, tracent, immanquablement, la clairière dont mon être s’enquiert pour accomplir le destin qui est le sien.
Donc, toujours la quête de la vérité. Il faut voir en quoi elle privilégie l’existence au détriment d’un idéal, par nature, jamais atteignable. Il m’est, par ma propre condition humaine, impossible d’essentialiser mon vécu au point de le porter à la hauteur des Idées platoniciennes, de Dieu. Je ne peux, tout au plus, que tendre vers…, me porter en direction de…, me projeter et espérer apercevoir au loin un halo qui nimberait la vérité et la mettrait hors de portée. Bien au contraire, dans le domaine de ma quotidienneté, dans l’enchaînement des faits et gestes dont je suis le récipiendaire ou le créateur, toujours je peux exister la vérité en tant que la mienne. Dès lors elle reçoit un cadre : telle motivation trouvant le lieu de sa réalisation, tel geste amical au bénéfice de l’ami ou de l’inconnu, telle œuvre qui est le recueil de qui je suis en propre, dont mes affinités sont l’essentielle source. Ainsi, en une formule synthétique, l’impossibilité d’essentialiser la vérité ferait fond sur l’exister ma vérité en tant que telle.
Ces quelques réflexions théoriques n’ont guère de sens qu’à être confrontées aux incontournables effectuations du réel en sa force la plus vive. Mais, parti de moi, il ne me reste qu’à y revenir, à y chercher ces lignes de force selon lesquelles se dessine la ligne d’une vérité. Feuilletant l’album de ma propre existence, retrouvant d’anciennes photographies ensevelies sous la marée du temps, c’est comme si mon destin s’illustrait à partir d’une lampe magique qui aurait projeté mes propres stances temporelles sur l’écran de ma conscience. Prenant acte de ces documents existentiels, une idée se tisse à l’arrière-plan de mon regard, sur fond d’inquiétude de ma pensée. Elle peut se résumer en la formule étonnante :
Existe-t-il un lieu et un temps de ma propre existence dont l’essence aurait correspondu avec le plus d’exactitude à ce qui, en moi, se disait comme vérité ?
Ce qui sera à comprendre ici : la vérité sera toujours explorée selon son horizon existentiel (la vie en ses multiples effectuations), non selon son horizon essentiel (les diverses théories qui pourraient tenter de l’expliquer).