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16 septembre 2021 4 16 /09 /septembre /2021 08:06
A l’endroit exact de soi

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   Toujours il faut commencer au loin de soi, du moins le croit-on, dans ces hautes zones polychromes qui brillent à l’horizon telles des gemmes rares. Toujours agrandir le cercle de la vision, porter ses yeux à l’extrême de la mydriase, regarder le monde d’une manière panoptique, connaître jusqu’à la bribe la plus dissimulée qui pourrait se dire telle la merveille, l’arche brillante où se trouver, où se rejoindre bien plus loin que l’on ne l’aurait jamais cru. Ensom, cet homme dans la fleur de l’âge, croyait à ceci, le besoin continu de sortir de son corps, de franchir ses propres frontières, de s’expatrier de soi en quelque manière. Ensom était ici et, déjà, voulait être là, près de cette femme vêtue de pure beauté, près de ce lac aux eaux brillantes, près de ce ciel immaculé où les oiseaux glissaient avec la même élégance que mettent les soufis à s’inscrire dans la ronde blanche de leur robe.

   Ensom pensait parvenir au lieu où l’attendait son être à la mesure d’une giration incessante,   

   d’un mouvement sans fin, d’un passage infini de ceci qui était à cela qui serait.

   Enzom avait connu l’ivresse des lagons d’eau émeraude de Belize.

   Enzom avait frôlé les corolles polychromes des habits de cérémonie des femmes

   guatémaltèques.

   Enzom avait inondé ses yeux des crépuscules orangés posés au-dessus des savanes du Kenya.   

   Enzom s’était immergé dans la liesse populaire lors de la grande fête des éléphants au Kerala.

   Enzom avait vibré au contact des maisons peinturlurées de Sainte-Lucie.

   Enzom avait connu une sorte de ferveur religieuse à observer les motifs colorés des belles

   églises d’Estonie.

   Accomplissant tout ceci avec ferveur, Ensom avait cru saisir l’anneau de Gygès qui lui permettrait de devenir invisible et de s’inscrire ainsi partout où nul ne l’attendait, sur la haute lisière des pôles, sur la ceinture incendiée de l’équateur, sur tous les méridiens de la terre, dans les multiples forêts du septentrion, près des lagunes où l’eau miroitait, pareille à la glace d’un iceberg. Seulement Ensom, à force de tutoyer l’invisible, s’était rendu invisible à lui-même. Il n’avait guère plus d’épaisseur que la feuille dénudée d’automne. Son esprit s’était étréci. Sa conscience s’était amenuisée au point d’être un simple feu follet. Son corps eût pu trouver facilement à se loger dans l’étroite cellule d’une ruche. Ce qu’il avait cherché, dont il avait espéré une dilatation, une expansion, ceci l’avait ramené à la rude et définitive immobilité de la chrysalide. C’est à peine s’il sentait, le long de son anatomie de carton, la présence membraneuse, soudée, d’ailes qui, à l’évidence, ne le porteraient que dans la proximité immédiate de qui il était. Juste un bruissement à l’entour de son ombilic. Juste une efflorescence discrète de jambes qui autoriseraient un voyage dans les contrées à portée de la main, sûrement pas dans le vaste monde qui faisait son bruit de bourdon loin, là-bas, dans l’indistincte lueur du jour.

   L’indistincte lueur, La lumière à peine bourgeonnante. La clarté qui se hausse de sa tunique étroite. L’étincelle tout au bord de son feu. L’éveil en sa matinale présence. Le mot retenu à la limite de sa diction. Maintenant, c’est depuis l’invisible, depuis la margelle infinie du silence, à partir du recueil discret des mots, qu’Ensom se connaît en tant qu’il est en lui-même cette sublime comète venue du plus lointain cosmos. Oui, Ensom, oui l’homme, tout homme, vous, moi, les autres, ne sommes que des fragments d’univers qui ne trouvons notre repos qu’à nous installer là, au lieu de pur accomplissement, sur la lisière ténue, sur le fil du rasoir, sur la lame infiniment tendue entre ombre et lumière. Seulement là est le dire du monde en son essentielle venue.

Trop de soleil, trop de lumière

et tout s’évanouit dans le néant

de la vive blancheur.

Pas assez de soleil, pas assez de lumière

et tout s’efface dans la mutité

des ténèbres.

 

   Aube, aube belle, tu es celle par qui je viens au monde, je viens à l’être. Aube, tu es pareille  au corps blanc de l’hostie pour le corps impie qui a oublié son dieu. Aube, tu es l’œil du prophète, la conscience de l’aruspice quand il lit dans les brins d’achillée le destin des hommes. Aube, tu es la merveilleuse maïeutique socratique, tu accouches les âmes d’elles-mêmes. Aube, tu es le vin sacrificiel, cérémoniel versé par la cruche en l’honneur des dieux. Aube, tu es le frémissement d’amour sur les lèvres des amants. Aube tu fécondes les mains du tout jeune enfant qui court après les papillons. Aube, tu es l’initiale de l’heure, tu traces nos destins de cendre, tu les ensemences d’une poudre d’or. Aube, tu es l’espoir de tous les chemineaux qui ont dormi au creux des fossés. Aube, tu es la virginale incantation du poème. Aube, tu es l’esquisse à peine allumée sur la toile grise de l’artiste. Aube, tu es cette comptine murmurée sur les lèvres du vieillard, il ne se souvient plus de son âge. Aube, tu es la fée penchée sur le berceau des existants, ils sentent la grâce de tes doigts qui est l’épiphanie première de leurs fronts lissés par la douce frange de l’heure

   Ensom a beaucoup voyagé. A connu tous les pays, toutes les villes, tous les jardins où poussent les nourritures des hommes. Connaissant ceci, il est allé au plus loin de soi, alors que sa richesse, sa vérité, la beauté de sa nature, c’est en soi qu’elles sont pour l’infini des temps à venir. Hommes de riche ou de modeste constitution, ceci vous le savez, vous ne serez jamais que vous-mêmes, aussi loin que vous conduira votre désir de fortune, de gloire, de possession. Vous êtes à vous-mêmes l’alfa et l’oméga, le début et la fin, la ressource et la diète, la naissance et la mort. N’allez nullement chercher ailleurs que dans votre logis intime, votre corps, votre esprit, votre âme. Tout ce qui vous est extérieur est pure illusion. Tout ce que vous voyez dans votre périmètre immédiat : poudre aux yeux car vous rêvez les yeux ouverts. Les autres que vous chérissez à raison, n’existent, tout comme vous, qu’à l’aune du monde en soi qu’ils édifient chaque jour qui passe. Comment pourraient-ils être sûrs de la vérité de votre présence alors même qu’ils n’arrivent nullement à circonscrire qui ils sont, qu’ils ne parviendront au bout de leur être que le jour de leurs noces avec Thanatos. Oui, notre finitude est notre seule certitude, sans doute l’unique et bien cruelle justice : nul ne revient de ses fiançailles avec la Camarde. D’avance les noces sont consommées. Voyager au loin ne sert à rien puisque le point de départ et d’arrivée coïncident, bordés d’un identique néant. Toutes les révolutions que nous entreprenons tout autour de nous ne servent qu’à nous masquer la dague effilée du réel.

 

Emson a beaucoup voyagé pour revenir

au centre même de son être.

 Son pays, est le miroir qui le reflète.

Son pays est tissé des racines qui sont les siennes.

Son pays, ce haut nuage blanc, écumeux,

qui se détache sur fond de ciel anthracite,

c’est lui.

Son pays, cette ligne d’horizon si mince,

ce trait presque invisible

qui est aussi bien eau que ciel,

c’est lui.

 Cette bande d’eau de mer plus sombre,

 qui se confond presque avec la nuit :

c’est lui.

La grande plaine d’eau

 où se reflètent les motifs irisés du ciel :

c’est lui.

 Ensom ne peut être que ceci :

 un homme de l’aube,

un homme des premiers commencements,

un homme originaire.

Un homme de vérité.

 

   Lorsque le jour se lève, qu’il déchire le ciel, dévoile les grandes avenues des villes, abrase les visages des passants, alors le rêve est fini, alors tout s’anime, se colorie, se teinte, tout se précipite dans l’abîme du temps. Les fontanelles des jouvenceaux, bombardées de clarté, ensemencées de tâches urgentes à accomplir, commencent à se lézarder, à s’ouvrir aux approximations, aux compromissions. Comment tout ceci est-il possible ? Par quel décret ? Par quelle volonté divine ? Par quel funeste destin tissé par de tragiques Moires ? Non, les choses sont bien plus simples, l’explication n’est nullement d’ordre mythologique. L’explication est de l’ordre de l’amplitude, de l’excès, de la démesure, cette fameuse « hubris » des Anciens Grecs. L’aube ne demandait rien, ne fomentait rien. Elle se tenait en soi, certes grosse de virtualités, mais en voie d’accomplissement, nullement accomplie cependant.

   La lumière matinale est bien trop douce, alanguie pour vouloir quoi que ce soit. Elle vit de soi, demeure en soi, en une manière de repos éternel que rien de fâcheux ne pourrait troubler. Là où il y a problème, c’est dans l’irruption brusque de la lumière. D’abord les yeux des hommes sont envahis, dépossédés de leur pouvoir de voir. Mais, bientôt, le réflexe pupillaire s’installe, la vision accommode, le réel paraît dans toute sa dimension plurielle, polychrome, polyphonique. Ce que l’aube contenait d’unité, voici que tout se déchire, se fragmente, que le divers rutile et égare la conscience des hommes. Ils étaient en repos sur le bord de leurs couches, sages tels des enfants, bercés par de doux rêves, innocents comme des anges pliés dans l’écume souple de leurs ailes. Ils n’attendaient, ne demandaient rien, demeuraient au sein de leurs cocons, en hibernation en quelque sorte.

   Ce qu’a fait le surgissement du jour ? Ceci : brusquement les yeux se sont dilatés sur la courbure du monde, les yeux ont vu la prolifération des biens, les richesses accumulées, les mines d’or et de diamant, les femmes aux hauts talons, aux tailleurs de soie, les hommes dans leurs longues berlines noires aux vitre fumées. Les yeux ont vu de hautes tours qui tutoyaient les nuages, les yeux étaient fascinés par leurs arêtes vives, leurs façades aveugles qui paraissaient abriter un inestimable bonheur, assurer des lendemains radieux. Ce que les matinaux, les tout juste éveillés ne savaient pas encore, le puissant magnétisme des avoirs, l’envie de gloire, le désir de posséder immédiatement ce qui s’offre à la convoitise des yeux. Dès que la clarté les a décillés, a aiguisé les appétits de vouloir, alors s’est déchaînée cette « volonté de puissance » en tant que fer de lance du nihilisme. Ce qui était en latence sur le rivage de l’aube, voici que cela croissait et multipliait au point d’envahir la totalité de la conscience. Dès lors la roue était lancée qui ne connaîtrait plus d’arrêt, sauf peut-être bien plus tard lorsque les hommes ivres de leur propre pouvoir auraient épuisé leurs désirs, buvant l’ambroisie humiliée, réifiée jusqu’à la lie.

   Celle méditation-nouvelle en forme d’allégorie, sans doute bien en-deçà de la réalité en sa forme la plus effective, prend appui sur une belle photographie en noir et blanc dont notre société contemporaine, abreuvée d’images hautes en couleurs, clinquantes pour la plupart, une photographie donc dont le coefficient de vérité, la modestie, la simplicité l’installent au plus haut de notre regard. La plupart des hommes d’aujourd’hui, non seulement ne lisent plus de textes philosophiques ou littéraires ou bien de simples romans, mais ils ne lisent pas davantage les images qu’ils rencontrent à la fin d’en décrypter le sens en profondeur. Si le texte écrit, quand il est de qualité, contient un nombre infini de sèmes, tout autant l’image est-elle vectrice inépuisable de significations. Or ces réservoirs de sens sous-tendent notre essence en tant qu’humains, tâchant de nous placer à l’endroit exact de qui-nous-sommes.

 

Il y a encore beaucoup à lire.

Beaucoup à écrire.

Beaucoup à voir.

 

   Merci infiniment à Hervé Baïs, photographe minimaliste de grand talent qui nous donne à voir ce qui, en nous, nous porte toujours au-delà de nous, pour y revenir enfin, tel le lieu insigne de notre être, cette source qui coule en nous, jamais ne doit tarir, la seule qui soit dont nous ne pouvons douter. Telle est la loi commune qui nous anime.

 

Voir est devoir,

au sens précis de viser juste.

Bien entendu !

   

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