Allée de hêtres en automne
Source : Wikipédia
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Depuis mon Causse, ce 22 Septembre, premier jour d’Automne
Très chère Solveig,
Comment ne pas commencer par l’évocation de ton beau prénom « Solveig », deux syllabes bien frappées qui disent ce beau « chemin de soleil » dont vous, les Nordiques, fêtez la « Midsommar » en allumant de grands feux, lors de la Saint Jean, sur les places des villes, sur les lacs qui brillent de mille lueurs ? En réalité une explosion de bonheur, le soudain surgissement d’une joie longtemps contenue, elle n’en revêt que plus d’éclat. Vous êtes, vous les presque Polaires, des natures retenues, discrètes, dissimulant toujours vos sentiments, si bien que ce grand feu devient le symbole évident de votre générosité auprès des choses, de votre naturelle inclination à fêter la nature, à la reconnaître pour votre confidente, sinon le miroir de votre âme.
T’en souvient-il de notre rencontre, il y a de longues années de cela, de notre « au revoir » qui n’aurait nul lendemain, l’été touchait à sa fin et déjà les premières brumes se posaient sur l’étendue liquide du Lac Roxen, et déjà les premiers brouillards s’accrochaient aux boules des lampadaires, le soir venu ? T’en souvient-il ? Vois-tu, ma voix passe et repasse, telle une antienne, tel le prélude des frimas qui bientôt porteront au blanc les aiguilles des épicéas, métamorphoseront les forêts en de grandes mares silencieuses que les troupeaux de rennes traverseront lentement, pensifs, mirages se dissolvant à même la tombée du jour. Oui, toujours « l’automne » rime, pour la plupart des cœurs, avec « monotone » et c’est une tristesse qui se dépose au fond des yeux, leur donne cet air étrange, égaré, pareil à celui d’un enfant perdu qui ne trouverait la trace de son chemin.
Ce doux vague à l’âme, cette manière de déshérence qui affectent les existants, je les ai autrefois rencontrées au Québec. Là aussi l’été se perdait dans la trame du passé, les ombres s’allongeaient, les lumières se faisaient plus discrètes, la fraîcheur matinale laissait filtrer les premières aiguilles du froid. On ne voyait plus guère de jeunes gens partiellement dénudés sur les pelouses, plus guère de suisses, ces sympathiques petits rongeurs à la robe rayée, venir demander leur pitance aux abords des parcs ; les gens marchaient plus vite, ne s’attardaient pas, comme si leur progression rapide avait pu enrayer les premières atteintes de la saison. Lors des soirées entre amis, le caribou, cette boisson fortement alcoolisée, avait beau enflammer le palais, les étoiles, dans la tête, avaient bien du mal du mal à tracer leur chemin de félicité. Je crois que le message de Gilles Vigneault dans son beau refrain : « Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », dit bien cette effusive mélancolie qui s’empare des esprits et, parfois, sommeille à bas bruit, ne laissant plus percevoir de sa liane de tristesse qu’une ride traversant le front, stigmate à peine visible mais si présent. Je te le demande, Sol, la survenue de l’automne est-elle une telle perte que plus rien de lumineux ne deviendrait visible, que les sons joyeux regagneraient leur bogue, que l’amour revêtirait ses gants de laine, que les caresses mourraient au bord de leur profération, que le sens des choses s’amenuiserait au point de ne plus paraître ?
Mais que je te dise ici l’automne en son flamboiement, en son rayonnement. Que je te dise l’automne en son inestimable faveur. Ce matin, de bonne heure, j’ai pris mon bâton de marche, me suis vêtu d’un chaud blouson. Sitôt ma porte ouverte, une onde de fraîcheur a envahi ma peau. Tonique, bien plutôt que dérangeante. Le salut du jour, si tu veux, la disposition de la terre blanche du Causse à accueillir mes pas. Peux-tu comprendre le bonheur qu’il y a, pour moi, à fouler ce sol ami, à entendre le craquement des feuilles sous la semelle amicale de mes chaussures, la chute des glands parfois, on dirait une grêle venue d’on ne sait où ? Te dire combien je comprends l’émotion qui vous étreint, vous les Nordiques, à entrer dans l’arrière-saison, n’exonère nullement mon attrait pour cet automne qui se donne au plein de mes affinités.
En réalité, cette belle lumière dorée, ces rayons de miel qui coulent au ciel, le tapissent d’un lumineux onguent, ces heures lentes à venir, cette course alanguie du soleil, peu de temps au zénith, une flânerie à l’aube et au crépuscule, voici de quoi enflammer mon âme romantique, lui donner de solides appuis terrestres, l’ouvrir aux cimes de la poésie. Tu le sais, Solveig, je suis un terrien. La terre je la sens en moi, j’en éprouve l’onctuosité de glaise, la souplesse de limon, j’en devine l’écoulement de source partout où ma peau veut bien lui donner accueil. L’automne est le chant de la terre, sa plus évidente manifestation. Ramenées aux éléments, les saisons sont ceci : le printemps est déploiement de l’air en lequel se donne la profusion végétale. L’été est le royaume du feu, la fulguration de la boule solaire dans sa brûlante expansion. L’hiver se donne tout entier au domaine de l’eau, pluie, neige, hautes congères qui alourdissent le socle du vivant.
Seul l’automne possède cette dimension agraire, cette maternante mesure, c’est un peu comme si, redevenu graine primitive, froment originel, mon corps de mince destinée pouvait retrouver le lieu de sa germination. Certes, disant ceci, je dis en même temps immersion, invagination, recueil au sein même de ce qui me donna asile en son amniotique domaine, sorte de plongée dans l’abîme indistinct, flou, non perceptible mais tissé de tant de vertus que, toujours, le corps en conserve mémoire, en éprouve la nostalgie. C’est ceci que creuse en moi cette saison qui possède la tonalité languissante de l’adagio, le clair lyrisme de la cavatine, c’est le violon languissant qui vient à ma rencontre, le clavecin qui égrène ses trilles parmi le bruissement des feuilles. Oui, je sais, Solveig, le romantisme n’a plus guère cours aujourd’hui, sa fortune est passée qui luit au loin pareille à une étoile en train de tirer sa révérence.
Mais se refait-on jamais ? Change-t-on la couleur de ses yeux ? Imprime-t-on à sa marche un autre rythme que celui qui nous fut attribué, dont jamais nous ne diffèrerons ? Du « Monde comme volonté et comme représentation », je conserve la « représentation », laissant la « volonté » à ceux qui souhaitent en éprouver la puissance. Il me semble que l’automne est la face inversée de cette puissance que les hommes revendiquent depuis l’avènement des temps dits « modernes ». Mais que veut dire « modernité » sinon la position d’une époque par rapport à une autre, donc l’expression d’une relativité ? L’automne se donne depuis le lieu de sa modestie, de son retrait, et n’attire à lui que ceux dont le regard ne demande rien, sinon le juste emplissement d’une subtile volupté, un effleurement de la chair, la diffusion d’un pollen tout près de soi, à la manière d’une brise.
M’accompagnes-tu encore sur le tracé de mon chemin ? Oui, je sais, il s’est perdu parmi le lacis des pensées. Mais il revient à toi, mais il revient à nous pour nous attacher à la terre, dire sa contrée de juste bienveillance. Toujours j’avance sur ce tapis de feuilles qui me dit le lieu exact de mon être. Au loin, le ciel est haut levé dont le tissu paraît être de pur cristal. Parfois, il se met à tinter et l’on penserait le voir se transformer, dans l’instant, en une nuée de gouttelettes légères, en une pluie bienfaisante. Les plateaux coiffés de chênes inclinent à la rouille, juste dénudés ce qu’il faut pour que se dévoilent, ici et là, quelques plaques plus claires, ces sols de calcaire qui sont l’âme du lieu, sa manifestation la plus apparente. Le vert de l’herbe s’est teinté de jaune, on le disait si proche d’une savane, cette manière de liberté immense que rien ne semble pouvoir contrarier. Les collines descendent en pente douce vers le massif encore ombreux des combes. Comprends-tu, Sol, tout le bonheur qu’il y a à simplement être le témoin de cette nature si sobre, un enfant pourrait en tracer la figure à l’aide d’un simple crayon sur le vierge d’une page ?
Combien je te sais attentive au délicat bruissement de l’air, au chemin solitaire qui traverse le secret de la forêt, à la présence modeste de la haie où pépient les oiseaux ! Ce que mon Causse me livre d’immédiate faveur, tes lacs aux eaux claires, tes forêts d’épicéas et de bouleaux t’en font identiquement le don. C’est bien d’un constant émerveillement dont il s’agit. C’est bien d’une surprise de laquelle nos contemporains commensaux se détournent bien trop souvent, leurs yeux abusés d’images se couvrent de lourde cataracte. Tout au fond du paysage, un feu a été allumé, une fumée grise monte et s’évanouit dans le ciel. Tu sais, les couleurs de l’automne sont si belles, chatoyantes, rassurantes en quelque façon. Tous ces beiges, tous ces bruns sont enveloppants, ils font, tout autour du corps, comme une tunique de bure dans laquelle se retrouver avec humilité et bonheur.
L’œil n’est jamais rassasié de s’accorder à cette palette qui dévoile cet « auburn » semblable à la tuile, ces « chaudron » qui crépitent sous le feu de l’âtre, qui offre ses « tabac », on en sent l’odeur de miel ; qui fait surgir ces « terres d’ombre », elles sont les lignes brillantes d’une glèbe que le soc a retournées, nous livrant ce mystère du sol qui est un peu notre propre mystère, peut-être le lieu de notre provenance. Je crois que nous ne sommes que des bourgeonnements de la terre, de la poussière provisoirement assemblée qui, un jour, retrouvera son état primitif, une simple poudre, une cendre dont nul n’aura souvenance, sauf les pierres, les lézardes, les fissures, images de l’abîme en sa parole dernière.
Je le sais bien, Solveig, le Causse n’est nullement la terre la plus appropriée pour chanter les louanges de l’automne. La Sologne, par exemple, avec ses lacs et surtout l’immensité de ses forêts serait bien mieux indiquée. Toi, la Forestière, tu pourras aisément imaginer les hauts chênes aux feuilles couleur de marrons, les peupliers lançant dans le ciel leur flamme d’or, la vibration des charmes dans leurs robes ambrées. Mais, pour assuré que l’automne est flamboyance des tons, tout autant est-il polyphonie des états d’âmes. Ceci, chacun le sait, qui y voit la prodigalité de la nature, alors que d’autres n’y rencontrent qu’une infinie tristesse au seuil de la froide saison d’hiver, de son dénuement. Commenter l’automne eut pu consister à décrire la belle toile de Claude Monet « Effet d’automne à Argenteuil » avec sa riche et douce palette, l’or des frondaisons s’enlevant sur fond d’une eau miroitante, d’un bleu translucide. Mais vois-tu, pour clore ma lettre, je citerai simplement le tableau de Guiseppe Arcimboldo, intitulé « L’Automne ». Et pour la raison que cette représentation anthropomorphe de la nature conjoint la feuille, le fruit, le bois, mais aussi, mais surtout la présence de l’humain et sa tonalité émotionnelle. Car tu le sais bien, sans les hommes la nature ne serait rien, l’automne une simple variation de la lumière, une déclinaison de couleurs.
« L’Automne »
Guiseppe Arcimboldo
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Curieux, tout de même, que cette figure emmêlée à cette profusion naturelle dont elle provient, dont elle émerge à la façon d’un simple prolongement. L’homme en son « état de nature » pour m’exprimer en termes rousseauistes. Arcimboldo nous livre un portrait archaïque sous tes traits d’une étroite association du végétal et de celui qui est censé en dominer la simple venue à l’être. Ceci me fait penser à la posture des Anciens Grecs pour qui la « phusis » (que l’on traduit habituellement par le terme commode et simplificateur de « nature »), les mettait en contact immédiat avec le surgissement continu et toujours renouvelé des choses. Tous les étants se donnaient à eux sous le mode du jaillissement, du déploiement, de l’effusion comme si tout s’extrayait sans cesse d’une inépuisable « Corne d’abondance », si bien que les hommes n’avaient encore installé nulle coupure entre ce qu’ils voyaient et eux qui voyaient. Tout était en excès de soi et le don était continuel qui paraissait sans autre fin et motif que l’effusion pour l’effusion.
Alors, Sol, il n’y avait nul hiatus entre l’homme et le monde, nulle césure entre « sujet » et « objet », cette invention des temps modernes qui exile qui nous sommes de ce qui vient à nous, nous fait être d’étranges archipels dispersés aux quatre vents de l’errance, des hommes privés d’orient. N’as-tu, tout comme moi, cette certitude de la surrection continue de la présence, lorsque, immergée au plein de la nature, dans un acte de donation réciproque, le plus souvent d’essence solitaire, les choses se livrent à toi en même temps que tu te confies à elles sans délai, sans arrière-pensée, sans élaborer les concepts artificiels « d’objectivité, de « subjectivité. Ceci, tu l’as maintes fois éprouvé en ta chair même, tu es fragment du monde, tout comme le monde participe de qui tu es. C’est ceci qu’il faut éprouver au fond de soi, ce sentiment d’appartenance, ce lien indissoluble, cette intimité, cette affinité de ce qui est soi, de ce qui est autre. Ainsi seulement nous parvenons à nous doter d’un regard exact qui voit le réel en son fond le plus juste.
Certes, Arcimboldo n’est pas un Ancien Grec mais, à mes yeux, son propos rejoint celui de ces hommes saisis d’étonnement au contact de l’arbre, du ciel, du soleil, de la rivière en sa miroitante course. Ce que nous livre le peintre maniériste, c’est l’image d’une totalité accomplie. L’homme ici représenté, qui symbolise l’automne, est lui-même automne en son fond, feuille, grappe de raisins, écorce et même tonneau fabriqué par l’artisan. Le chromatisme volontairement limité assemble le divers et l’harmonise, transcende le chaos en l’organisant en cosmos heureux, signe de joie et de plénitude tout en réserve, certes, mais visible, immensément visible pout tout œil exercé à percevoir les convergences, les fusions, les polarités, les conjonctions, tout ce qui fait sens au motif de la condensation du réel, de l’incandescence qui, parfois le sublime en un foyer d’indépassable évidence. C’est bien ceci, Solveig, l’évidence d’un monde dont il faut nous doter, non une certitude purement égoïque mais une venue à soi dans la modestie et le silence d’un chant originel qui dirait, en une même note, le soi et son entour enfin confondus dans l’unique, l’ineffable, l’indicible se proférant à même leur retrait. Comme une vague hauturière qui porte en soi, dans le même mouvement, flux et reflux, l’un naissant de l’autre, l’autre résultant de l’un. Oui, je sais, vieux rêve de l’humanité jamais atteint par définition, simple chemin vers…,simple esquisse que nul dessin ne comblera. Mais, ma très chère du Nord, ne crois-tu qu’à défaut d’être les pratiquants naïfs d’une religion, il nous faut manifester une foi en la vie qui, à tout le moins, nous sauve de nous-mêmes ?
Arcimboldo tenant son pinceau, n’était-il animé d’une telle foi ? Son « Automne » qui aurait pu apparaître sous la forme d’une tristesse pré-hivernale, une anticipation de la vie en son retrait, autrement dit porteur d’un funeste présage, son tableau, bien à l’opposé, n’est-il pas ce miraculeux équilibre entre les vertus apolliniennes et les déchaînements dionysiaques, une heureuse progression de funambule au-dessus d’un vide saturé de prospérité, de fortune, le fléau d’une balance arrêté en son point exact, là où s’énonce la parole décisive du milieu du jour ? La lumière est encore levée, l’ombre se retient en quelque lieu secret. Une étoile au ciel, tout comme toi dans ce crépuscule qui, sans doute, gagne les hauteurs du septentrion.
Sol, demeure en toi avec cette belle certitude d’être celle qui, à la « Midsommar », fait chanter les bûchers au bord des lacs que la nuit approche dans sa plus exquise douceur. Toujours une clarté et la ténèbre s’efface.
Celui qui arpente le Causse en cet automne si lumineux. Il ne saurait avoir de fin !