Estuaire…la Gironde…
Photographie : Hervé Baïs
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L’homme sur terre n’a-t-il d’autre destin que de questionner et, surtout, de se questionner, de découvrir ce qui, en lui, dessine son chemin, l’oriente ici plutôt que là ? Nous, les hommes, ne sommes que question, ce qui nous différencie de l’animal, de la plante, du rocher lancé en plein ciel et ne sachant pourquoi. Mais, le plus souvent, nous interrogeons dans le vide, nous attachant bien plus à la superficie du monde qu’à sa profondeur. Nous parlons du temps qu’il fait, des brouillards d’automne qui voilent les sillons, les noyant dans une manière de camaïeu d’argile. Nous parlons de la dernière vêture à la mode, d’un refrain qui court sur les ondes, d’une nouvelle automobile à la ligne racée. Nous parlons de nos dernières vacances au bord de la mer, des prochaines, sans doute à la montagne, peut-être du côté du Val d’Aoste avec, en arrière-fond, le massif blanc du Grand Combin.
Nous parlons du dernier roman que nous avons lu, de l’étonnant romantisme dont il est empreint en ce siècle semé d’immédiate réalité et surtout occupé de vitesse. Nous parlons de tout et ne parlons de rien. Nous errons à notre entour, pareil au phalène qui toise la blancheur de la lampe pour s’y éteindre bientôt. Nous girons, telles des comètes dont nous savons qu’elles sont des astres errants, des corps perdus dans l’éther, des amas de glace et de poussière faisant leur aveugle trajet dans le vide sidéral. Des comètes, nous tenons ceci, notre diligence à scinder les ténèbres sans que quelque brillant sillage n’en détermine la course. Nous connaissons l’ombre à défaut de pouvoir saisir la lumière. Ne serions-nous devenus, au cours de l’Histoire, des constellations folles ne cernant même plus la géométrie de leur propre quadrature ?
Ici, nous pouvons dire ce que nous voyons dans la plus grande proximité. Ici, nous pouvons fêter la Nature, donner au paysage ses « lettres de noblesse » qui, parfois, tutoient les rives sourdes du mystère. Au plus près de nous, une obscurité native, une manière de début du monde. La terre est noire, gorgée d’eau, identique à un bitume, à un sombre réduit courant sous l’épaisseur d’une douve, à une gorge profonde, à un ravin dont nous n’apercevrions nullement le fond, seulement une vue obturée s’abîmant dans l’indicible de son être. Le noir en tant que noir à lui-même advenu. Le noir profond, sans projet, le noir biffant tout essai de profération. Le noir en son visage celé. Cependant, ce noir est beau au motif de son absoluité. Il ne se laisse pénétrer par rien, il se réserve dans le domaine de la plus grande pureté, il est le noir en tant que noir et rien ne servirait de le décrire plus avant, de chercher sa nature, de deviner sa configuration interne. Il est, à lui-même, son origine et sa fin.
A côté de ceci qui demeure clos, un essai d’ouverture, une tentative de parole comme pour dire la possibilité d’un poème, l’effraction d’un chant minuscule sur la margelle étroite des choses. Du noir refermé qu’elle était, voici que la terre se constelle de tache d’eau grise, faiblement lumineuse. Elle est semblable à un enfant triste, imaginons quelque Gavroche fredonnant au hasard des rues, sa voix se perdant dans le vaste tumulte de la ville, parmi l’indifférence des hommes, ce kyste qui, parfois, assombrit leur visage, le rend identique à un vieux tubercule. Les flaques d’eau crépitent sous le jour immobile. Elles sont un métal, un étain qui réfléchit lentement la clarté, un mouvement à peine levé de lui-même. Ainsi se disent, en mode humain, les longues hésitations, les incertitudes, les délibérations sans fin avant que l’amour n’éclose, qu’il ne bourgeonne tout au bout du jour, qu’il ne féconde notre peau, la rende lumineuse, photophore ivre de son propre reflet.
Et ce long et flexueux serpent d’eau, cette supplique adressée au ciel, cette imploration à être reconnu telle la beauté en son inestimable faveur, vers où dirige-t-il son cours ? Quel message nous adresse-t-il auquel nous serions bien en peine de répondre, nous les hommes à l’échine courbe qui ne regardons que nos pieds et oublions de lever nos yeux sur ce qui fuit, loin là-bas, tout au bout de notre capricieuse pensée, le plus souvent elle se perd en cours de route et ne sait plus l’objet de sa quête ? Quel message que nous ne pouvons déchiffrer ? Nos idées sont trop courtes, empêtrées dans les lacis de la mangrove existentielle. Nos désirs trop perdus dans l’opaque charnellité. Nos espoirs trop orientés vers les seuls flocons de l’imminente joie. L’eau vient de trop loin, va trop loin, flotte au-dessus des abysses dont elle tire toute son énigme pleine et entière dont nous ne percevons jamais qu’une vague brume, une légère irisation écumant l’âme, y posant un genre de divagation, d’errement.
Et cet estuaire qui se confond avec le vaste Océan, que pouvons-nous en saisir si ce n’est sa fuite à jamais, sa dispersion parmi l’agitation des flots, de minces et répétitives vagues se mêlent à lui dans de bien étranges noces ?
Où finit le fleuve ?
Où commence la dimension océanique ?
Comment l’être-des-choses assure-t-il soudain sa transmutation en autre chose que ce que sa présence antécédente nous offrait ? Etonnant visage de Janus à double face : Je suis qui je suis et un autre à la fois. Ceci ne fait-il signe en direction de la tragique mortalité de l’homme ? Il est cet Existant qui porte en lui, dès sa naissance, les germes de sa propre corruption. Certes toute vie est soumise à ce régime de la disparition. Le drame de l’humain : il est le seul parmi le règne des présences à en avoir conscience et il porte en lui, qu’il le sache ou non, cette mesure de finitude inscrite dans la faille la plus subtile de sa chair. L’estuaire, tout estuaire ne dessine-t-il en creux, dans la confusion même de son cours, cette empreinte dont nous pressentons la valeur symbolique, que nous nous empressons de fuir ? La vérité est trop haute, trop forte, trop incandescente qui perfore la sclérotique de nos yeux. Et nous voulons voir, sans délai, cette fleur, ce rivage, cette femme, ce livre, cette ambroisie comme nos possessions propres, comme des promesses d’accomplissement.
La nappe d’eau glisse tout là-bas, au fond, et se réduit, tout au bout de sa course, en cette étroite ligne d’horizon, ce fil ténu qui signe le partage des Divins et des Mortels. Eau, ciel, nuages, une seule et même harmonie. Une seule parole magique qui est le lieu de toute poésie. Tout, soudain, devient si lumineux. Tout s’allège et cette allégie ressemble aux yeux de l’Amante qu’éclaire le regard de l’Amant. Regards en miroir, amours reflétées, joie en son effusive contagion. Chacun tire de soi la vertu de sa propre présence. Chacun puise en l’autre ce manque-à-être qui le comble et le porte au plus haut de sa destinée humaine. Je ne suis moi que répondant à qui tu es. Tu n’es toi qu’au dialogue que je t’adresse. Nous sommes deux fleuves qui confluent, mêlent leurs eaux, elles s’enlacent en l’unique venue de qui-nous-sommes, bien au-delà du territoire de nos corps. Vois-tu, de toi à moi, du Fleuve à l’Océan, l’alliance est parfaite que médiatise l’illisible Estuaire, ceci qui se nomme ainsi mais ne saurait connaître nulle détermination, nulle définition. Il en est ainsi des êtres de fragile et sibylline constitution, nous en sentons la douce puissance, le tissage persuasif, le trajet de ténébreuse navette, nous ne pouvons l’expliquer mais en éprouvons la nécessité intime, pulsatille, vibratoire, ondoyante.
Seul un lexique polysémique peut en approcher la forme plurielle, celle du questionnent infini dont nous serons toujours les signes.
Nous ne sommes que des déchiffreurs de comète.
Rien que ceci constitue ce bonheur que beaucoup cherchent au large d’eux alors qu’en eux il rutile et rougeoie pareil à l’insistance d’une braise. Ceci, faut-il le savoir ou bien l’ignorer ? Toujours nous hésitons quant à nos choix essentiels. Aussi sommes-nous libres de regarder cette image en tant que belle. Aussi sommes-nous libres de l’ignorer, de ne nullement être touché par sa lumière et d’avancer, tels des somnambules dans le sombre corridor de notre propre destin.