Source : Photos en noir et blanc
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Ce II/I/XXIV
Très chère Sol,
Il ne m’est guère ordinaire, à l’initiale de mes lettres, d’utiliser les chiffres romains en lieu et place de ceux, arabes, qui me sont plus familiers et signent, en quelque manière, rien que du banal et du quotidien. Alors, ces graphies romaines, simple fantaisie ? Jeu anodin ? Ou bien marque, par pure diversion, d’une originalité qui me distinguerait de la suite morne des jours ? « Morne » dont les synonymes « fade », « monotone » disent, chacun à sa façon, simple irisation du sens, l’écoulement des jours et des heures qui ne sont que l’éternel recommencement du même. Sans doute, en cette Nouvelle Année, me trouveras-tu un brin désabusé, tel que pourrait l’être un Chemineau assoiffé qui ne découvrirait, en lisière de son chemin, qu’une source tarie, à peine quelques gouttes qu’un soleil naissant ferait déjà s’évaporer. Oui, parfois le réel a une naturelle tendance à se reproduire à l’identique, l’instant d’après n’étant que le facsimilé de l’instant d’avant. Mais, attentive aux choses de l’exister, telle que je te connais, je ne doute guère que tu aies éprouvé, en ton for intérieur, ces moments de vague à l’âme dont, même le plus subtil des Poètes serait bien en peine de tirer quelques vers qui ne soient autre chose que le pur constat du cycle naturel de la vie, de son bégaiement, parfois de sa fixité.
Ici, le large plateau de mon Causse est saisi de blanc au motif de ses pierres, de ses amoncellements de « cayroux » qui, toujours, me font penser à cette pure et abstraite architecture des « trulli » des Pouilles italiennes, avec la pente de leurs toits de lauzes, leur chapeau blanc surmonté d’un épi de faîtage en forme de boule. Vois-tu, je voyage à peu de frais, sans nulle fatigue et je m’évite la nostalgie d’un cruel retour. En un genre d’écho multiple assemblant le proche et le lointain, le semblable et le dissemblable, me voici le spectateur privilégié de la blancheur :
celle que ma vue découvre
chaque jour qui passe,
depuis ma fenêtre d’écriture ;
celle de ces paysages arides
de la botte italienne et, bien évidemment,
celle surtout qui poudre les mélèzes
de ton Septentrion d’une teinte neutre
qui ramène tout au foyer d’une belle unité.
Oui, en cet hiver atteint d’un début de rigueur, c’est bien ce genre de lactescence que nos yeux rencontrent, manière de page naissante sur laquelle inscrire de nouveaux signes, du moins les envisageons-nous tels alors qu’une transparence, dans le filigrane des jours, laisse remonter jusqu’à nous les traces ineffacées de notre passé, palimpseste dont nous aurions bien du mal à effacer la réminiscence, nous ne venons pas de rien, nous ne sommes nullement de simples efflorescences surgies de nulle part qui revendiqueraient, soudain, leur droit à l’existence. Tels ces madrépores attachés par leurs pieds à leur massif de corail, notre passé nous retient, ballons captifs qui, jamais, ne pourront rompre leurs amarres. C’est pour ce motif que ces fameuses « résolutions du Nouvel An », ne connaissent qu’un avenir éphémère, que les intentions d’amender son propre comportement, loin d’être des actes de pure volonté, ne sont guère que des « miroirs aux alouettes » : l’art de se berner en toute conscience, « servitude volontaire » eut proféré en son temps l’Humaniste Étienne de la Boétie. Mais je ne citerai nul autre faiseur de mots, toi la férue en littérature qui aurait tôt fait de me réduire au silence !
Ce que je voudrais seulement, en ce « Nouveau Départ » (il n’est qu’un faux départ, tu l’auras compris !), c’est méditer un instant sur cette belle image découverte au hasard de mes errances médiatiques. Quiconque lui confiera son regard sera, d’emblée, livré au silence, pris sous le boisseau du recueillement. C’est tout de même fascinant ce pouvoir des images dépouillées que de nous ramener, sans délai, à notre intime, à évoquer en nous, au plus profond, des sensations que je qualifierai de « balsamiques » même si ce terme conviendrait mieux à une méditation apothicaire. Aperçois-tu, comme moi, cette belle teinte grise du ciel, elle nous renvoie à de douces rêveries. Un gris variable, parfois plus soutenu, parfois plus estompé, tout comme peut l’être l’esprit d’un chercheur de vérité, de nuances subtiles, d’un tissu « romantique » si ce vocable peut encore présenter quelque sens en notre siècle surtout préoccupé de sourde matérialité. Puis, descendant vers la terre, le gris vire au blanc mais en conserve le souvenir, comme si le passé résistait, refusait en quelque sorte de se diluer dans le présent, ce temps sans réelle consistance. Au plus loin de l’horizon visible, dans un genre de brume, la silhouette incertaine d’arbres se perd dans d’illisibles contrées.
Êtres qui profèrent à bas bruit le rythme inaperçu de leur essence. Certes endormie, pareille à notre inconscient dont nous ne soupçonnons guère l’existence alors que, sans doute, il nous tient par la bride et nous emmène là où bon lui semble selon l’aveugle volonté de ses caprices. Puis ce chemin sinueux, ses traces de passage, métaphore d’une existence en devenir, mais aussi, mais surtout, existence devenue, bourgeonnant au large de Soi, chemin pareil aux images des rêves que nos doigts tutoient, incapables d’en éprouver le toucher de soie, d’en apprécier la texture toute maternelle, accueillante, libre disposition que notre naturelle aliénation révoque, sans même qu’une conscience n’en trace le fil ténu, ce don advenu en même temps que sa perte. Oui, Sol, je sais que tu le ressens, nous sommes des êtres qui, jamais, ne parvenons au bout de nous-mêmes, retenus que nous sommes en d’inconsistantes pensées, ligotés que nous sommes en d’inaccessibles rêveries, elles tissent, tout autour de nous les fibres d’un cocon, lexique de notre infinie solitude. En réalité, ce moment que nous partageons, existe-t-il vraiment, possède-t-il plus de consistance que ce fin grésil qui, chez toi, cerne le regard d’une taie blanche, opaque où tout ressemble à tout, où le rien est égal à un autre rien ? La vie grignotée, boulottée de l’intérieur, simples figures de sable qui menacent, à chaque instant, de s’effondrer à la mesure même de chaque souffle. Il faut du courage pour poser ses pieds sur le sol, le marteler de la volonté de ses talons, lui imprimer cette force sans laquelle notre avancée devient risible, telle la marche sur place des Mimes, ces paroles du corps qui se substituent aux bruits de la voix !
Et, vois-tu, ces pieux de la clôture, ces sortes de bâtons noirs qui balisent nos trajets erratiques, combien ils nous rassurent au motif de leur présence, mais aussi, combien ils nous inquiètent, témoins qu’ils sont de ces amers sans lesquels, Seuls au Monde, nous serions perdus à jamais au compte de notre humanité. Je dépends de toi qui dépends de moi, nous qui dépendons d’autre chose que de notre propre dessein, et ainsi d’aliénation en aliénation, nous ne parvenons plus à inscrire nos destins respectifs à l’intérieur d’une ligne qui en définirait le site. Aussi sommes-nous au Monde en-dehors du Monde, le nôtre surtout qui faseye, telles les voiles des goélettes que l’on affale sur le pont parcouru d’eau, semé d’embruns. Alors la navigation se fait à l’estime, dans l’incertitude de qui l’on est, de qui sont les autres, de la quadrature du Monde qui fuit, loin au-devant, comme si elle voulait nous confondre, nous ramener à l’infime du simple fétu de paille.
Nous étions partis de la blancheur afin, par ellipses interposées, d’y mieux retourner. « La page blanche de la Nouvelle Année ». Combien cette expression fleure bon l’image d’Épinal, la promesse non tenue, la fausseté et l’hypocrisie mêmes, car nul ne croit un seul instant à la solidité de ses « bonnes résolutions ». Par une série de fils emmêlés, nous sommes trop reliés à notre tubercule originel, trop d’adhérences nous rivent à nos expériences vécues. Se croire libre est l’utopie la plus confondante qui soit, nous qui n’avons rien choisi de notre parcours de vie. Bien plutôt une succession de simples hasards, de rencontres inopinées, de bifurcations inattendues, se surprises de l’instant sitôt remises en question au gré de la première pirouette venue. Ce qu’il faudrait (et, déjà ce conditionnel fausse le jeu !), ouvrir une réelle Page Blanche saturée de virginité, une page pure de tous signes, autrement dit « re-naitre » à qui nous sommes, Phénix n’ayant plus nul souvenir de ses propres cendres. Car, si les cendres sont inertes, elles n’en témoignent pas moins d’une mémoire qui subsiste en quelque mystérieux secret de l’infiniment petit, tout événement pouvant resurgir à la conscience avec son éternel coefficient de dévastation.
Si le souvenir est précieux, et sans doute l’est-il en bien des cas, il porte en lui les germes d’une possible contamination qui est synonyme de privation de notre liberté. En vertu du cycle de l’éternel retour qui est celui du temps historique aussi bien que du temps humain, nous ne ferons jamais que procéder à notre propre « re-création », à emprunter d’identiques ornières, à prendre telle décision ubuesque pour la marque de notre authentique autonomie. Énonçant ceci, ne suis-je déjà en train de tracer la voie d’une unique désespérance ? De donner la préséance au Mal sur le Bien ? Å choisir la corruption des choses au détriment de leur accroissement ? Certes mes assertions s’inscrivent dans le plus sombre des scepticismes mais au moins, à mes yeux du moins, cette attitude « stoïque » dresse le constat d’un réel incontournable. Je ne te ferai nullement l’injure, pour terminer ma missive, de faire l’inventaire de la litanie qui affecte actuellement le Monde des plus funestes tableaux qui soient. Partout la Folie se répand, partout se laissent entendre ses sifflements aigus, ses agitations de crécelle, se laisse deviner ce funeste pandémonium qui agite la pieuvre planétaire. Me contredire sous les espèces du Bien malgré tout subsistant en quelque endroit de la Planète n’atténuera en rien le sentiment de profonde déréliction qui s’est insinué en moi au seuil de cette Année Nouvelle qui, en toute vérité, n’est nouvelle qu’au titre de ses tragédies, du non-sens qu’elle sécrète comme la Veuve Noire déroule son fil derrière elle, sans autre souci que d’elle-même et des proies dont elle tirera son profit : Vivre malgré tout.
Depuis la blancheur de mon Causse
vers la blancheur de ton Septentrion.
Que la Vraie Blancheur soit !
Tu es Celle qui allège ma peine
Tu es Blancheur faite Poème.
Solveig : « Chemin de Soleil »
Puissent tes rayons éclairer
une Humanité en quête
d’elle-même,
si elle l’a jamais été !