« Entre sel et ciel…
le vent…le sable…Gruissan…»
Photographie : Hervé Baïs
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« Il est des lieux où souffle l’esprit », dit Maurice Barrès à propos de la Colline de Sion dans son ouvrage « La Colline inspirée ». Il s’agit là d’une contrée à la rencontre de laquelle peut naître une émotion religieuse. Ici, bien plus terre à terre, nous nous orienterons vers une simple émotion esthétique, ce qui déjà est beaucoup, tellement ce phénomène devient rare en ce Monde singulièrement inséré dans le siècle, dans ce Monde bien plus attiré par les apparences, les affèteries de tous ordres que par l’évidence de ce qui est simple, de ce qui est vrai. En effet, il est des lieux de haute présence, leur évocation entraîne une série lexicale telle que « conscience, « esprit », « âme ». Autrement dit tout y devient léger, tout y devient impalpable. C’est moins le corps, c’est moins la chair qui y sont convoqués, que la peau, un fragile épiderme à valeur métaphorique en réalité. Non la peau anatomique (encore que des frissons naissent au contact de la chose belle), mais bien plutôt cette fine pellicule, cet indéfinissable parchemin dont nous sentons bien qu’ils vibrent en nous dès que le motif d’une joie s’inscrit devant le cercle de nos yeux.
C’est juste une irisation, la course d’une cendre, la poudre qui s’enlève de la joue de l’Aimée. Alors, devant ce qui nous touche, notre haleine est suspendue, nos larmes s’arrêtent au bord de nos paupières, nos mouvements sont en attente et c’est presque un suspens de nos battements cardiaques, comme si le Temps, fécondé de pure grâce, prenait le soin de s’admirer en quelque miroir céleste. Nullement un narcissisme, la découverte en Soi, au plus intime, au plus profond, (nous ne sommes que du Temps), de cette levée à nulle autre pareille du sentiment exaltant de vivre. Il nous comble et nous ouvre les portes de l’inconnu, ce qui, derrière la ligne de l’horizon, nous a toujours interrogés et nous livre son secret en un seul empan de la vision.
Ces lieux de haute présence sont exigeants, ils nous requièrent en entier, ils sollicitent la totalité de notre attention, ils demandent l’absolu de notre amour. N’en serait-il ainsi, et Le Ciel serait le Ciel, Le Rocher, le Rocher et Nous serions Nous, enclos en notre Monade, sans autre horizon que la ténèbre d’un éternel ennui. Autrement dit, non seulement nous nous absenterions des immenses faveurs de la Nature, mais nous nous absenterions de nous-mêmes et errerions, telles des âmes en peine, dans un improbable univers. Oui, toujours l’Homme est triste qui n’a pu faire l’épreuve de l’altérité car toute altérité est « la part manquante » du Sujet, son revers, l’ombre qui le suit et le détermine tout autant que sa propre lumière, le visage qu’il tend au Monde.
Nous ne nous suffisons jamais à nous-mêmes, nous avons besoin de la présence de l’Autre, de la feuille, du vent qui passe, du soleil qui nous visite et nous réjouit. Les moins lucides d’entre nous ignorent cette réalité, les plus éveillés s’y abreuvent et en tirent mille et mille joies. Cependant « l’ordinaire », ce qui à force d’avoir été vu selon la perspective de la quotidienneté nous accable plus qu’il ne nous réjouit, ce temps des choses lentes et sans saveur, il convient de s’en détacher et de chercher ce qui, seul, peut briller à la cimaise humaine, ce qui est beau et rare, l’un s’attachant ordinairement à l’autre.
C’est toujours dans la libre venue du jour qu’il faut s’inscrire, dans cette belle zone médiatrice de l’aube. La Terre est reposée, elle dort encore dans ses strates de limon et s’éveille à peine au frémissement de la première lumière. C’est le divin silence qui est sa marque première. C’est la retenue au bord d’un mystère, l’hésitation, comme si le jour à ouvrir ne devait être accompli que sur le mode de l’effeuillement, du dépliement discret, de la désocclusion d’une corolle. Les yeux sont de minces oculi, quelques grains de clarté y pénètrent, impriment sur la courbe de la rétine de neuves sensations. Tout semble venir du Néant, tout semble croître à partir de la toile de la Nuit. Tout fait effusion du Rien, devient ce tremblement de phosphène, ce germe méditatif d’étincelles, cette projection de rayons jusqu’au centre de Soi, là où cela attend, là où cela veille, là où cela songe à l’étonnante épiphanie des choses.
Ce Ciel teinté de noir
Que le jour
Peu à peu
Décolore
Il est cet hymne éternel
Ce chant au plus haut
Cette sublime incantation
Cet appel qui vient à nous
Nous demande d’être à lui
Lieu de haute présence :
Ce fin voile de nuage
Il est la figure
Même de l’irréel
Il passe bien au-dessus
De nos têtes
Il nous invite à le suivre
Il est fils du Vent
Image de la plus
Haute Liberté
Lieu de haute présence :
Cette Table de rochers
Si semblable aux dolmens
De nos lointains ancêtres
Une fissure en traverse
La partie haute
Coup de canif dans
Le derme de la pierre
Nous souffrons
Avec lui, en lui
Il végète en nous
Longue mémoire
Des temps anciens
Très anciens
Lieu de haute présence :
Ce cercle de Sable
Qui supporte la Table
Ombre portée de la Table
Sur la plaine de Sable
Langue de Sable
Que balaie la lumière
Lumière du Sable
Qui rejoint la lumière
Du Nuage
Tout joue en tout
Le beau rythme
De l’Universel
Lieu de haute présence :
En bas de la Plaine de Sable
Tout repose dans le Noir
Le Noir reprend en lui
Ce dont la clarté
Avait fait le don
Étrange clignotement
Du Blanc et du Noir
Blanc : un jour se lève
Noir : une Nuit vient
Immémorial balancement
Du Temps
Nous ne sommes que par Lui
Il n’est que par Nous
Qui lui donnons refuge
Et l’accueillons
En notre passagère fugue
Lieu de haute présence :
Il nous destine
Son subtil Langage
Qu’il soit Poésie
Pure douceur
Nous lui adresserons
Notre juste ferveur
Lieu de haute présence