Dessin : Barbara Kroll
***
Vous dont les yeux…
Vous dont la bouche…
Vous dont les mains…
Voyez-vous vous me laissez en silence
A peine ai-je prononcé quelques mots
Que les phrases s’éteignent
Que la mutité paraît être
Le seul lieu de votre présence
Mais êtes-vous présente
Je veux dire incarnée
Possédez-vous
Une Voix
Un Sexe
Des Désirs
Vous êtes si lointaine
Arrivez-vous jusqu’à Vous
Ou bien êtes-vous en retrait
Encore soudée
Aux limbes du Néant
Oui, je profère le Néant, ce sur quoi l’on ne peut rien dire. Oui, je profère pour proférer, pour combler mon propre silence. Savez-vous combien il est insupportable de faire face à l’Autre dont, précisément, la Face n’est qu’une parole vide, une simple rumeur que le jour éteint ?
Votre épiphanie est la condition de la mienne. Je vous regarde, je prends acte de vous, votre visage me répond et ce muet langage fait, en moi, naître la vie, bourgeonner le Sens. Avez-vous déjà aperçu combien il est tragique pour l’Homme, de lancer sa voix dans l’espace, d’espérer la levée d’une haute falaise, de penser que sa voix va ricocher, que l’écho va en amplifier la puissance, en multiplier l’énergie ? Alors, tout chemin de retour est confirmation de Soi, jeu de Soi avec Soi, le seul qui vaille vraiment, le seul qui nous justifie et nous assure de qui-nous-sommes. L’Autre, ce mystérieux miroir, l’Autre est trop loin, à la recherche de Soi, immergé en ses propres eaux. En toute logique, pour l’Autre, je ne suis qu’un satellite errant, un objet égaré, un genre d’OVNI faisant d’illisibles ellipses autour de qui-il-est. Toujours, pour l’altérité, je suis de surcroît, je suis ce « chromosome surnuméraire » qui me rend fondamentalement différent, étranger, hors d’atteinte.
Vous dont la bouche…
Vous dont les mains…
Voyez-vous, je ne désarme pas, je ne renonce pas, je persiste à vouloir vous nommer, mais à peine m’y risqué-je, et voici qu’une pluie de points de suspensions …… envahit ma vue, pareils à ces nuages de très fins insectes, venus d’on ne sait où, en partance pour je ne sais où, ils n’ont même pas conscience d’être, ils ne sont que leur propre vol à défaut d’être leur âme. Non, ne souriez pas, les insectes, tout comme vous, tout comme moi, sont capables d’âme, seulement ils ne le savent nullement et c’est pour ceci qu’ils volent continûment, à sa recherche, seulement à sa recherche. Car, Vous, comme moi, comme l’insecte, nous avons besoin d’âme, n’est-ce pas ?
Nous sommes identiques à ces infimes existences qui espèrent, un jour, d’une connaissance immédiate, pouvoir sortir de l’anonymat, porter un nom, être reconnus à la hauteur de qui-ils-sont. Oui, vous avez remarqué, dès qu’il s’agit d’existence (qui-nous-sommes ; qui-il-est ; qui-ils-sont), je prends le soin de relier les mots entre eux à l’aide d’un tiret - et ceci, sans doute l’aurez-vous compris, est symbolique de cette Unité après laquelle nous courons sans jamais pouvoir l’atteindre. En quelque coin mystérieux de notre être nous portons l’empreinte de cette dyade originaire, de ce fameux Androgyne platonicien, de ce Saint Jean-Baptiste en qui se fondent le Principe Mâle, le Principe Femelle, en qui fusionnent le Soleil et la Lune. Tous nous portons en nous la nostalgie de cette harmonie, de cet accord perdus, nous nous vivons et nous éprouvons sur le mode du fragment. Seule notre Mort réalisera la synthèse mais nous ne sommes nullement pressés d’en connaître l’épilogue.
Disant ce que je viens d’annoncer à l’instant, cette dispersion, cette diaspora, cette dissémination, mon propre langage ne connaît que le suspens et, parlant de Vous, essayant de vous circonscrire, voici ce qui vient au bout de ma langue, des bribes, des bouts épars, des manières de feuilles ayant perdu leur limbe, des résilles de nervures,
Vous dont les yeux…
Vous dont la bouche…
Vous dont les mains…
Mais vous apercevez-vous au moins combien ce type de langage aphasique, cette lente extinction des mots, vous dépeignent bien mieux que ne saurait le faire le plus sublime des portraits ? Toute votre Essence est assemblée, condensée en cette énonciation, laquelle à défaut d’être finale, est l’index de votre Finitude, en sursis seulement, en attente. Et ce qui, pour moi, est le plus sombre, le plus déchirant, un coup de canif planté au mitan de mon derme, ce qui est le plus désespérant (pauvre condition humaine !), cette sorte de réverbération qui, s’enlevant de votre Finitude légitime la mienne, la rend plus réelle que la certitude du rocher, l’inaltérable de l’airain.
Oui notre seule clarté
Notre seule évidence
Que la Mort soit
Notre dernier mot
Point de suspension
Le terme aura été atteint
Pour cette raison même de la clôture brutale du Sens, je dis le précieux de toute suspension, de toute parenthèse (elle qui fait époque), de tout repos du Temps, il nous alloue, précisément, ce Temps qui est notre respiration, le rythme de notre amour, le battement de notre cœur. Avez-vous bien saisi l’endroit précis où repose le Sens en sa plus généreuse donation :
Entre les mots
Entre deux amours
Entre deux pensées
Entre deux secondes
C’est toujours l’intervalle qui signifie, la chose est trop pleine, trop occupée d’elle-même, trop égoïque, trop attentive à sa propre plénitude pour se disperser dans un acte qu’elle juge superflu, inutile, voire dangereux. Le mot est constamment affairé, précédant ou suivant l’autre, rassemblé en sa propre substance, replié au creux de sa monade, autiste en sa barbacane. C’est simplement le mouvement, la relation, le passage d’un mot à l’autre qui médiatisent les potentialités et ouvrent les oculi du Sens.
Sur une feuille de papier, écrivez « pomme », puis à quelque distance, écrivez « rouge », vous obtiendrez deux blocs inertes, des sortes de gémellités fermés à la reconnaissance de l’image qui leur est identique. Vous n’obtiendrez que des silences.
Maintenant, prenez à nouveau votre crayon, écrivez « la pomme est rouge » et, soudain, la pomme en question surgit devant vous avec toute la charge de synthèse qui habite sa radiance interne. Le « est », la copule aura accompli l’action magique, aura donné lieu à la métamorphose. Les mots qui étaient inertes, simples tels d’innocentes et léthargiques chenilles, auront connu leur état de chrysalide puis leur être accompli, cette imago qui rayonne de couleurs et de mouvements, autrement dit ce flamboiement, ce resplendissement de tout Langage dès l’instant où il est fécondé par ses puissances internes qui sont les facettes de l’être, ses plurielles esquisses.
Le « est », en tant que copule, aura établi la distance, l’intervalle, en même temps qu’il aura procédé au rapprochement de l’épars, du multiple, assemblant en l’unité d’un même creuset la toute beauté de la signifiance. « L’in-signifiant » sera devenu « signifiant », le Langage aura accompli en totalité le jeu de son Essence : signifier, autrement dit faire reculer l’aporie du non-sens, éclairer les ombres, faire se lever une brillante constellation parmi la toile dense et oppressante de la nuit.
Vous dont les yeux…
Vous dont la bouche…
Vous dont les mains…
Des mots à peine articulés, un sens à peine proféré, une phrase commencée que le Destin, le Temps n’ont encore terminée. Vous l’Inconnue qui me mettez au risque de vous énoncer, de vous faire paraître selon des mots, la tâche me revient de dire en quoi votre décel est possible, en quoi ne nullement vous dire serait vous laisser identique à un mot assiégé de silence, un homme marche dans le désert qui ne comprend plus le but de sa marche, le sable est vide de sa présence. Il me faut donc reprendre mes mots, leur attribuer de l’espace, leur offrir du temps, ainsi auront-ils quelque chose à énoncer, Vous en la matière, vous extraire de votre corolle, Vous porter à la margelle du jour.
Vous dont les yeux noirs, très noirs, des billes d’obsidienne, interrogent la sourde présence de l’heure, Vous dont les yeux sont le lieu du pur étonnement (le site de la philosophie), vous qui me regardez et me portez à l’être, comment pourrais-je mieux vous connaître qu’à vous regarder à mon tour ?
Regard contre Regard.
Conscience contre Conscience
C’est le miracle de nos regards croisés qui nous fera exister dans une belle et étonnante réciprocité. Je serai Moi par Vous, Vous serez Vous par Moi. Vous serez Vous par Vous. Je serai Moi par Moi. Ainsi, au simple fait de nous être « dé-visagés, » nous serons-nous « en-visagés », c’est-à-dire que nous aurons pris Visage, notre Forme Humaine, qu’une Idée aura trouvé le sol de son actualisation. Ô Vous que je ne connais pas, vous qui ne pouvez être que la Lointaine, je vous supplie de m’accorder votre regard, autant de temps que vos yeux seront fertiles, ouverts à reconnaître le Monde. Du Monde, tout comme Vous, je fais partie. Placez-moi en sa faveur. Faites de vos yeux ce rayon magique au gré duquel, nous apparaissant l’Un à l’Autre, nous serons l’Un en l’Autre, l’Autre en l’Un.
Vous dont la bouche est ce don sublime, cette fleur rouge à peine éclose, cette rumeur du Silence porté à son possible bourgeonnement, vous dont la bouche est la précieuse fontaine, une eau de source claire en voie de venir à la Lumière, ce porte-mots, cette levée d’une plaine blanche, immaculée, cette longue attente, cette Babel qui n’aura de cesse de dévider son long poème, le seul prodige est ceci, que le Langage soit et alors, nous sommes nous aussi au plus haut, nulle Essence plus pertinente que le Mot. Mille fois ai-je cité les deux vers splendides du Poète Stefan Georg, auquel le « Philosophe de l’Être » a donné le plus bel essor qui soit :
« Ainsi appris-je, triste, le résignement :
Aucune chose ne soit, là où le mot faillit. »
Vous dont la bouche est cette blessure rouge qui saignerait faute de pouvoir proférer, j’attends de vous que vous articuliez, de votre voix que je suppute grave et voilée, révérence faite au Don le plus Haut, que vous articuliez seulement quelques mots limpides, simples, porteurs d’une joie immédiate. Joie des mots eux-mêmes. Joie des Autres qui ne sont que Langage, le savent-ils cependant ? Joie intime faisant en moi son reflet de ciel et de cendre, ses pliures d’étain sur l’argent de la lagune, la Métaphore est ce par quoi je suis au Monde comme l’Eau est au vaste Océan.
Vous dont les mains sont les rameaux que vous portez au-devant de vous, signes avant-coureurs de votre voix, emblèmes de votre passion de vivre, porte-empreintes de qui-vous-êtes en votre fond. Vos gestes sont le prolongement naturel de votre Langage, à moins qu’ils n’en soient les éclairés précurseurs.
Prononcez le mot « Colombe »
Et l’oiseau blanc sortira de vos mains
Comme du chapeau du prestidigitateur
Prononcez le mot « Neige »
Et le purement accompli
L’écume de la pensée poseront à l’entour
La poudre de leur blanc frimas
Prononcez le mot « Amour »
Et le Monde apprendra
Le lieu de son Être
Et les Hommes et les Femmes
Vivront de cette pure ambroisie
Prononcez le mot « Désir »
Et c’est de vous-même
Dont vous aurez le désir
Et c’est moi qui vous désirerai
Comme l’on désire
L’arche de Clarté
Le repos de la Fontaine
L’offrande du Jour
Vous dont les yeux
Vous dont la bouche
Vous dont les mains
Sont les signes
Qui vous déterminent
Vous font qui Vous êtes
Me font, aussi, qui Vous êtes
Vous, Yeux
Vous, Bouche
Vous, mains
Demeurez au lieu
De votre semence
Une fleur se lève, éclot
Beauté du Monde