Esquisse : Barbara Kroll
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Nous sommes toujours trop inattentifs à la venue des couleurs, à leur force d’irradiation, à la dynamique de leur symbolique. Nous voyons du Rouge et c’est seulement une teinte parmi les autres, un mot qui se noie dans le langage pluriel du Monde. Alors nous pensons précisément aux choses du Monde qui exposent ce prédicat tel une vêture, nous pensons à la cape du Petit Chaperon Rouge, nous pensons à la muleta du Toréador, nous pensons à la crête écarlate du Coq. Parfois, au travers de nos pensées nous visons, mais dans une sorte de distraction, quelques lignes signifiantes qui en traversent la rumeur colorée : aussi voyons-nous la fraicheur, la naïveté du Chaperon ; la chorégraphie du Toréador ; la brillante aura du coq parmi le peuple de la basse-cour. Nous ne pensons guère au-delà pour la simple raison que cet au-delà nous le redoutons habité de chausse-trappes, visité de l’œil curieux et mortel des couleuvrines. « Mortel », oui nous avons proféré la cruelle sentence qui, derrière notre masque apaisé en surface, recèle en son sein la morsure Mortelle, celle qui, sans ménagement, nous envoie à trépas sans même tenir compte de notre avis à ce sujet. Car, oui, toujours les choses et aussi bien les couleurs dissimulent-elles en leurs revers la fin tragique d’une aventure. Derrière les silhouettes anodines de Chaperon, du Toréador, du Coq, c’est la Mort elle-même qui se profile, ce que chacun, chacune comprendra sans qu’il soit nécessaire de développer une longue argumentation. Mais, à partir d’ici, il nous faut nous éloigner des rivages de l’Achéron pour gagner ceux à partir desquels la vie se donne en ses esquisses premières. C’est donc de naissance dont il va être question, de venue au Monde selon telle ou telle perspective, selon telle ou telle couleur.
Celle que, par commodité, nous nommerons « Ligne Bleue », vient à l’être sous les traits de pinceau de l’Artiste. Pour l’instant il ne s’agit que d’une esquisse, ce qui du reste correspond à notre intention d’en dévoiler l’aspect de surgissement à neuf. La texture même de l’œuvre, en sa phase initiale, témoigne de quelque chaos d’où le Sujet proviendrait, portant encore en lui les stigmates d’un étonnant désordre. Cependant nous ne sommes nullement désorientés par ces vigoureux aplats, par cette matière dense qui ferait volontiers penser à la consistance d’une glaise, à la matière ductile d’une argile. Ce qu’il est essentiel de comprendre ici, en ce moment de l’œuvre, c’est son attache encore visible au corps du Monde. C’est bien du Monde qu’elle provient, de sa texture, de sa dimension formelle, de sa substance la plus présente qui soit. L’œuvre ne vient pas de nulle part, elle se décline selon une densité structurelle, elle appelle à elle la pâte, elle appelle le Blanc de Titane, le Noir de Mars, la Terre de Sienne brûlée, l’Ivoire, Le Bleu Ceruleum, le Bleu de Cobalt.
C’est la pâte, ce sont les couleurs qui sont les signifiants et c’est à nous, au gré de nos variations imaginaires, de dévoiler quelques signifiés, certes subjectifs, bien à nous, mais le Monde quelle que soit la forme qu’il revêt, Monde de l’Art, de la Mode, de l’Architecture est toujours Monde-pour-nous et il est heureux qu’il en soit ainsi. En serait-il autrement et nulle singularité, nulle individualité m’émergeraient du multiple et le Monde serait en pleine confusion et nous-mêmes reconduits à un éternel vertige. Afin d’exister, nécessité s’impose que nous créions nos points de repères, que nous posions le lexique grâce auquel les choses se diront avec une exactitude suffisante afin que, nous en distinguant, nous puissions y apparaître sans risque immédiat de nous confondre dans le tissu qu’il nous tend qui, pour être chatoyant, n’en est pas moins déstabilisant si nous ne prenons soin de projeter sur lui quelque lumière qui nous le rende familier.
Avec l’œuvre, c’est toujours d’un dialogue dont il s’agit. Nul ne peut rester muet devant une toile sauf à renoncer à penser, ce qui revient à renoncer à vivre. Toujours l’œuvre nous parle et c’est nous qui, parfois, dans le constant égarement qui est le nôtre n’entendons plus le chant qu’elle nous adresse, ces variations colorées, ces formes, ces insistances ou ces retraits de la matière. Bien évidemment, si nous posons les « choses » dans la radicalité, la Toile et Qui-nous-sommes, ce ne sont rien que deux Mystères, deux Énigmes qui s’affrontent en une troublante polémique. Il n’y a guère d’autre issue que celle de nous extraire de cette situation qui menacerait vite de devenir aporétique si nous n’insufflions la mesure d’un Sens au sein même de cette relation. Après ces considérations d’ordre général, que nous reste-t-il d’autre à faire que de décrire ce qui se présente à nous tel un message à déchiffrer ? Or décrire est faire venir dans la présence. « Ligne Bleue », qui est-elle ?
D’abord, il y a un fond d’inconsistance, un fond pareil au « silence d’une rumeur », l’oxymore indique le non-sens qu’il y aurait à ne s’en pas détacher. Toujours il nous faut prendre du recul, éviter l’adhérence aux choses. Le sens ne provient jamais que de l’écart. Mes sens (et éminemment le regard) me tiennent à la fois à distance et, paradoxalement, me confient à l’œuvre au plus près, dans la dimension de l’intime si je m’adresse à elle en conscience. L’œuvre, je participe à qui elle est et, comme elle est un objet d’un Monde qui nous est commun, je participe d’elle, tout comme elle participe à son tour du Monde. Dorénavant, tout ce que je dirai de « Ligne Bleue », c’est comme si je me l’adressais en une manière de retour, d’écho, de réverbération, comme si je le destinais au Monde lui-même en sa vibrante polyphonie.
Je dis la chevelure, sa belle variation
de Terre de Sienne, de Rouille, de Tabac
et je dis aussitôt la colline de terre,
le revers des mottes, le labour d’automne
dans sa « gloire de lumière »,
je dis aussi qui je suis,
le pantalon de velours côtelé
que j’aime porter dans le
versant lumineux de l’Automne.
Je dis le Visage, son ovale régulier,
je dis son masque de plâtre
et je dis en même temps,
les carrières de talc ouvertes sur le ciel,
je dis ma profonde mélancolie
lors des jours tristes et brumeux de l’Hiver,
je dis le Visage de Pierrot Lunaire
du Mime Marceau sur son
praticable de planches.
Je dis les deux perles des yeux
et je dis les lacs lumineux des Alpes
dans leurs somptueux écrins,
je dis les pleurs des peuples tristes,
je dis la nécessité de ma vision,
la tâche incessante de décryptage
du Monde, des Autres.
Je dis le feu éteint des lèvres
et je dis les roches magmatiques
qui veillent en silence depuis
le ventre lourd de la Terre,
je dis le brandon de ma passion,
la peur qu’elle ne s’émousse
sous la meute abrasive des jours.
Je dis le torse de chaux
et de blanc d’Espagne
et je dis le large plateau des Causses
semé de vent et parcouru des entailles
des pierres de calcaire,
je dis la dimension étroite de ma joie
contrainte par les vicissitudes du temps
qui passe et moissonne tout devant lui.
Je dis le ballant des bras
enserrés d’une frontière bleue
et je dis la mesure étroite du fjord
dans la lumière du septentrion,
je dis la teinte de mes sentiments
quand plus un seul espoir ne brille
à l’horizon brisé des Hommes.
Je dis la main pliée devant le sexe
et je dis les parties de la Terre
à jamais explorées,
je dis la fermeture du sens partout
où les libertés sont bafouées,
partout où mon esprit s’abîme
en ses propres eaux,
elles sont insondables tels les abysses
au large des côtes de rochers.
Je dis le presque tout de l’œuvre,
le presque tout de qui-je-suis,
le presque tout du Monde
en leur confondante multitude.
Et je pourrais dire encore le long des siècles et des siècles sans jamais pouvoir épuiser la ressource des Œuvres, du Monde et peut-être aussi la mienne si un destin d’Immortel m’était alloué. Mais chaque jour qui vient, mes forces déclinent, le plus souvent à mon insu et les couleurs de l’enfance de vives qu’elles étaient, elles claquaient tels de vibrants oriflammes, voici qu’elles s’atténuent comme si une vitre opaque l’ôtait à ma naturelle curiosité. C’est si bien de voir tout ce qui vient à l’encontre avec sa pleine charge de Beauté. La Beauté est inépuisable, c’est nous les Hommes qui ne savons la voir !
Ici est le temps venu de reprendre le titre de cet article : « Du Blanc, du Bleu, le Venir-à-Soi ». « Ligne Bleue » est-elle venue à elle ? Je ne sais et sans doute les Lecteurs et Lectrices n’en sauront guère plus que moi. Le Monde, les Autres, son propre Soi, tout ceci est d’une complexité si troublante que nulle image, nulle œuvre, nul langage n’en épuiseront le sens. Et c’est bien cette dimension proprement abyssale qui fait la grandeur de tout ce qui vient au paraître. Ce qu’il me faut dire, en conclusion, ceci : Le venir-à-Soi est toujours un venir-à-l’Autre, c’est-à-dire qu’il ne s’agit de rien de moins que l’effectuation d’une tâche infinie d’unification. La peinture ne viendra à Soi, autrement dit ne se situera au plein de son être que si, corrélativement, nous nous plaçons au sein du nôtre. Il doit y avoir homologie, correspondance et, dans le meilleur des cas, osmose, fusion car toute signification doit trouver son propre écho, sauf au risque de devenir « in-signifiante », ce qui est de l’ordre inacceptable du néant.
Seule la convergence intime du divers, sa communauté, ouvrent l’espace d’une communication, d’une compréhension. Nous ne pouvons rester extérieurs à l’œuvre qu’à l’insuffisance d’effectivité de notre conscience intentionnelle. De façon à ce que l’œuvre existe en sa plus réelle valeur, il est nécessaire que nous nous disposions à créer les conditions mêmes de sa venue à l’être. Or, dans la « confrontation », qui donc hormis ma propre conscience pourrait se consacrer à la tâche de faire paraître ce qui m’interroge et ne me laissera en paix qu’à l’instant même où, devenant réelle plus que réelle, elle s’imposera à moi avec tout le poids de son évidence ? Oui, nous êtres cloués à notre incontournable finitude, nous avons besoin de nous rassurer à la lumière de quelques évidences. Peut-être, parfois sont-elles à notre portée. Toujours il nous faut questionner l’Art. Notre propre venir à l’être est sans doute à ce prix.