Barbara Kroll
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Notre confrontation à l’image, en un premier temps, se donne sous l’espèce du paradoxe. Habitués que nous sommes, avec les œuvres de Barbara Kroll, à nous y retrouver immédiatement avec le motif de la figuration, ici, la soudaine illisibilité, l’effet de nouveauté, le surgissement de l’énigme nous désorientent et c’est de Nous dont il sera bientôt question, de notre rapport au monde de la représentation picturale. Car c’est toujours du relationnel, de la médiation, de l’échange dont il y va avec le microcosme de l’œuvre qui ne cesse de nous interroger, de nous mettre à l’épreuve et donc de la reconnaître en tant que ce qu’elle est, ce qu’elle profère, subtil langage dont nous deviendrons les vifs herméneutes si, du moins, nous ne voulons demeurer dans une ambiguïté qui nous serait préjudiciable, tout comme elle le serait pour la figuration qui s’enliserait en sa propre matière. Car, nécessairement, il nous faut creuser l’écart, autre nom du sens, afin que les choses mises en place, une sémantique puisse nous atteindre. Si notre compréhension ne saurait être de nature strictement intellectuelle, au moins faut-il que notre voyage dans le sensible trouve ses amers, pose ses jalons, ouvrant les sèmes au terme desquels l’œuvre, quittant son coefficient d’étrangeté, nous rencontrera à l’aune de son explicite, jusqu’ici implicite. Car nul ne saurait demeurer au silence face à ce qui l’interroge.
Regardant l’image, en un second temps, prenant acte du fait qu’elle nous propose bien plutôt un jeu de couleurs qu’une organisation structurée, qu’un plan déterminé qui trouverait, en toute logique, la voie claire de sa lecture, un peu décontenancés face à cette cartographie un brin chaotique, c’est notre instinct, sans doute notre inconscient, guidés par la puissance de quelque archétype, qui feront de notre conduite un genre de tâtonnement parmi le divers, le multiple, le polyphonique. C’est en effet comme si mille voix s’adressaient à nous dont nous devrions démêler l’écheveau afin d’en percevoir l’unique et singulier message. Or, dans cette « jungle » de couleurs, dans cet entrelacement de formes esquissé bien plus que dirigé par la finalité d’une composition qui dévoilerait immédiatement son être, nous ne pourrons guère avoir d’autre recours que celui qu’offre au Patient qui y est soumis, d’interpréter l’indécis, l’indiscernable, le flottant à l’aune de nos propres projections dans ce qui apparaît comme un Test de Rorschach. Une manière d’illogique des taches, laquelle, une fois explorée, nous proposera, sinon la rigueur d’une logique, du moins un soubassement sur lequel édifier quelque hypothèse.
Chacun sait que, lorsque le réel est confus (un empilement de rochers au bord de la mer, un amoncellement se stalactites et de stalagmites dans une grotte, la luxuriance d’une végétation, un moutonnement de cumulo-nimbus), nous n’aurons de cesse de les comprendre qu’à plaquer sur leur réalité complexe, un visage ou un corps humains ou bien même leurs fragments, qu’à projeter sur leurs formes tout un bestiaire, qu’à imaginer à leur contact l’aspect des choses familières de notre usage quotidien. Cependant, chacun le sait pour en avoir fait l’expérience, il existe une évidente précellence accordée à l’épiphanie humaine, au simple motif que c’est un peu de Nous qui s’y actualise. Et notre effort vis-à-vis de cette esquisse de Barbara Kroll empruntera tout naturellement la voie humaine puisque, aussi bien, c’est celle-ci que privilégie l’Artiste dans la quasi-totalité de ses expressions picturales.
Alors, que voyons-nous à la lumière de notre imaginaire ? Å l’évidence, tout en bas de la toile, cette large tache rouge foncé, tel l’Andrinople, de forme ovale, nous la désignons comme le surgissement signifiant d’emblée, le double bourrelet des lèvres, la zone intervallaire, plus sombre, indiquant la profondeur de la cavité buccale. Cependant sommes-nous quittes de l’image, sommes-nous assurés qu’une nette effigie humaine s’ensuivra ? Nullement car, en dehors de ce fragment significatif, le reste de la toile se fond dans une manière de pullulation qui, jamais, ne dit son nom. Là est le lieu d’une constante confusion. Là est le lieu hiéroglyphique dont nulle grille d’interprétation ne viendra résoudre l’indéchiffrable rébus. Nous sommes en terre inconnue et c’est à partir de ce nouveau sol que nous devrons déterminer, tant bien que mal, les limites, les frontières à l’intérieur desquelles de mystérieuses formes délivreront une partie de leur secret. Et, d’une manière totalement étonnante, c’est cette ambiguïté qui constituera le moteur de notre recherche. Dans la partie centrale de l’image dont une découpe vous est proposée ci-après, se détache avec une certaine netteté la forme approximative, dont nul doute cependant n’entamerait la réalité, la forme donc d’un homme
dont on voit manifestement qu’il est en position animale, tête relevée en signe d’exploration de l’espace, bras telles des pattes antérieures solidement ancrées au sol, le reste du corps, s’il paraît dans une certaine inorganisation, un certain fouillis, n’en demeure pas moins la suite logique de la partie antérieure. Ainsi se livre à nous une manière de créature mixte, zoo-anthropologique, nullement inquiétante toutefois, comme si cette créature à peine issue d’elle-même se disposait au Monde selon une progression archaïque, tels les premiers hominidés bien plus apparentés aux Grands Singes qu’aux Hommes proprement dits.
Bien entendu, si, à partir du décryptage du motif des lèvres, l’image peut être interprétée en sa totalité, alors ce qui était « in-signifiant », devient immédiatement signifiant et nous ne tarderons guère à substituer à la posture animale le détail même d’une joue vue au travers d’une loupe, à attribuer à la tache vert-Amande qui se donne selon une diagonale centrale, la qualité d’un nez, à imaginer l’ovale des yeux, au-dessus, dans cette zone d’indétermination qui, libre de toute forme, pourra les recevoir toutes. Bien évidemment, la facture abstraite de la peinture nous aura conduits à un long et préparatoire travail d’interprétation.
Barbara Kroll
Et maintenant, nous mettons en relation deux images à l’évidence complémentaires, en raison du motif identique du visage qui s’illustre en chacune d’elle. D’emblée, la différence est nette. D’emblée, avec la précision du dessin, nous sautons à pieds joints, si l’on peut dire, dans la rhétorique de l’œuvre qui se décline de manière minimale, selon l’amorce d’une chevelure, selon le double ovale des yeux, selon la ligne du nez, selon le dessin de la bouche, tous signes que prolonge et accomplit la présence d’une robe et d’un collier. Alors, s’il y a divergence formelle entre les deux figurations, laquelle des deux nous conduirait avec le plus d’efficacité sur le terrain du Sens, puisque c’est de ceci dont il s’agit ici ? Du dessin à la peinture, se creusera un écart, respectivement l’immédiateté de la représentation opposée au détour ; l’évidence se confrontant à l’énigme. Si le dessin dit d’emblée le lieu de son être, l’esquisse peinte, quant à elle, demeure en retrait, nécessite l’espace d’un travail du Voyeur, une prise de distance car une vision proximale se noierait dans l’illisible, alors qu’une vision distale, opérant une synthèse, réorganise les formes selon la logique du Principe de Raison.
Mais, bien plus que de simples considérations formelles, en réalité, c’est de temporalité dont il est question ici, temporalité dont la profondeur nous éclairera sur les destins divergents des deux façons d’envisager (de mettre en visage) le Modèle qui leur sert de prétexte. Le dessin est pure donation de soi dans l’instant même de sa profération. Tout y est clair, tout y vient dans la transparence, nulle opacité n’en vient contredire la parution. La structure narrative est directe et les détails de l’image, la posture du Sujet, non seulement permettent de le saisir dans sa totalité perceptive, mais encore, c’est le caractère du Modèle, les modalités de son tempérament qui viennent à notre rencontre. Celle-du-dessin est soucieuse, son regard ténébreux, comme si le souci de la finitude l’habitant, cette même finitude transparaissait à même son inquiète présence. Sa temporalité est celle de l’instant et c’est comme la décision d’un scalpel qui nous la livrerait selon le mode du dépouillement, un peu comme ces écorchés des salles d’anatomie livrés à l’incision du regard de l’Autre dans la dérision même de n’y pouvoir répliquer. Une forme vêtue de sens face à une nudité.
Å l’aune de cette vision, combien le mode d’approche de Celle-qui-est-peinte diffère radicalement de celui qui vient d’être considéré. Ici, la temporalité s’amplifie à la dimension d’un long cheminement, car rien ne nous est livré d’emblée qu’un inextricable dont il faudra bien venir à bout, mais après qu’un labeur aura été accompli, celui d’un inventaire signifiant des formes au terme duquel, seulement, le visage pourra apparaître surgissant de sa propre énigme. Si le dessin appelait la promptitude de la saisie du trait, à l’opposé les taches de couleur supposent une sinuosité de l’intellect cherchant à débrouiller l’écheveau emmêlé d’un lexique pour le moins confus. Alors se pose maintenant la question de savoir, face au dessin, face à l’esquisse peinte, comment le Voyeur fait face, comment sa propre tonalité psychique réagit à ces propositions picturales si opposées. Dès lors il ne peut guère être question que du climat particulier de chaque subjectivité par rapport à l’effectivité de la dimension temporelle.
Tel Voyeur se trouvera rassuré au simple motif de l’immédiate lisibilité du dessin, tel autre préférera, à cette soudaineté, une approche différée tout comme le serait celle de l’abeille butinant patiemment le pollen de la fleur avant même d’en cueillir le rare, l’inestimable. Quant à nous, nous croyons le second mode de saisie (selon la longue temporalité) davantage orienté vers une rétribution plus décisive du geste du regard esthétique. Car le plus souvent en art, comme en littérature, comme en philosophie, le don que nous font ces disciplines de l’esprit ne surviennent qu’à la mesure d’un réel investissement affectif, d’un parcours intellectuel conséquent, d’une lente élaboration du sens. Oui, ces disciplines sont exigeantes et c’est bien en ceci qu’elles sont précieuses. L’Athlète qui pratique une course de fond, un marathon par exemple, n’est reconnu qu’au terme de ses souffrances. Ces « souffrances » ne sont nullement facultatives, elles sont coalescentes à l’esprit même de l’effort humain en son continuel dépassement. Cet exemple n’a de valeur que métaphorique mais c’est bien une idée analogue qui traverse la recherche artistique, qui traverse la volonté de progrès sportif.
Toujours le « risque » consiste à choisir la solution de facilité, à s’en remettre à ce qui se formule sans délai, tant « L’homme pressé » est une image ancrée dans les mentalités contemporaines. Certes, sans doute y a-t-il le plaisir d’une gratification imminente alors que l’attente est toujours synonyme d’ennui, de sentiment d’incomplétude. Ainsi se laisse comprendre, dans la plupart des cas, la fuite devant les œuvres abstraites (une toile unie de Rothko, le bitume noir d’un Soulages, une blancheur de Malevitch), au profit d’œuvres concrètes, dont le caractère d’évidente réalité ne suppose nulle propédeutique initiale avant que d’entrer en l’œuvre et d’en dévoiler l’intention.
Oui, le travail en direction de l’œuvre abstraite est toujours une tâche ingrate dont la finalité n’est jamais assurée d’avance. Peut-être même une vision longue échouera-t-elle à en déclore l’énigme et la toile demeurera dans son coefficient d’ambiguïté, celée sur son secret, genre de monade dont l’auto-constitution la protègera des regards inquisiteurs. Mais à ceci, demeurer dans une zone d’invisibilité, le « danger » encouru, n’est guère opératoire qu’en dépit d’une frustration passagère. La valeur essentielle aura été celle d’une méditation-contemplation, ce genre de « rien » qui, en nous, progressera à bas bruit, ne laissant que d’invisibles traces. Cependant, celles-ci n’auront existé en pure perte. Elles ressurgiront, ici et là, nous donnant peut-être la clé d’autres œuvres car, de ces œuvres, de préalables nervures, des architectures anticipatrices se seront levées qui, en leur temps de venue au Monde, nous livreront cette plénitude que nous attendions dont l’effet n’aura été que différé. Et, pour conclure cet article, cette citation de Patrick Lévy extraite de son livre 'Sâdhus' :
« Le but du chemin est le chemin lui-même, un déplacement sans fin qui devrait nous conduire non quelque part mais ailleurs. Vers soi-même ? Je n'en sais rien. S'il n'y a pas de but, il n'y a pas non plus le souci d'accomplir. C'est dans ce nulle part que se trouve la libération, c'est à dire que l'on découvre que l'on est libre. »
Or c’est bien dans ce genre de « nulle part » que l’esquisse peinte de Barbara Kroll, nous convie l’espace de quelques taches de couleur, de quelques lignes à peine ébauchées. C’est donc vis-à-vis d’elles qu’il faut nous rendre libres. Et être libre, est-ce autre chose que de donner du Sens à ce que nos sens (étonnante convergence signifiante des homophones), perçoivent, que nos affects métabolisent, que notre intellect synthétise ? Est-ce autre chose ?