Peinture : Barbara Kroll
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Trois mots, trois mots seuls, NOIR, ROUGE, BLANC, sur la vitre opaque du Monde. Le langage porté à son rare, à sa mesure minimale, comme si un lexique du peu suffisait à en dévoiler l’être jusqu’en son tréfonds, jusqu’à la limite ultime de son Essence, là où plus rien ne pourrait se dire que le geste de la respiration, la fuite du vent entre deux nuages, le poudroiement d’un sable venu des confins mêmes du Désert. Juste une lisière. Juste un mince tremblement. Juste une ligne parmi le tumulte infini des Choses. Être attentif à l’exister en sa plus grande profondeur est ceci : s’ouvrir à la dissimulation interne de la matière, tâcher de saisir non la périphérie, mais le noyau, le germe, le grain sensitif duquel l’on ne pourrait plus rien déduire, une évidence du fondement, en quelque manière. La vie, la vie infiniment multiple, la ramener à son plus petit dénominateur commun. Sous la forêt, apercevoir l’arbre. Sous l’arbre ne s’attacher qu’à la blanche racine. Sous la racine ne porter son attention qu’au fin tapis de rhizome. Sous la prolifération du rhizome extraire celui qui, en sa signification ultime, nous dit le Tout à l’aune de sa modestie, de son retrait. Jamais vérité ne surgit du chaos, du tremblement tectonique, de l’éruption volcanique qui obscurcit le ciel et le dissimule sous la violence de son trait. Vérité est mesure du simple, de l’éclosion minimale, du dépli inaperçu, de la feuillaison en son mouvement premier. Une aube se lève dans des méandres d’ombre bleue et demeure en qui elle est tant que la lumière n’est pas trop vive, la lumière blanche et dure qui abrase tout sous la dictée urticante de ses rayons.
La pièce est plongée dans de vertigineuses ténèbres. C’est à peine si un miroir, ou ce qui est supposé tel, réverbère sur sa face glacée une ombre aux contours indéfinis. Rien ne bouge, rien ne fait signe en cette Nuit donatrice de formes éphémères. Nuit qui dit si bien, en réalité en une manière d’étrange mutité, les plus sombres desseins des Humains. Là, grouille l’inconscient avec ses feux éteints de mangrove, avec l’entrelacement de ses fantasmes, avec le fouillis de ses racines ployées, avec les sutures étroites des non-dits, avec les rumeurs à peine levées des ressentiments et des haines, avec les crimes qui se fomentent à l’abri du regard des Hommes. Le Noir comme Deuil. Le Noir comme Néant. Le Noir comme la butée dernière du Songe. Et pourtant, malgré sa lourde charge de funestes horizons, nous ne pouvons nous délester du Noir. Il est la Nuit Primitive d’où nous provenons. Il est le pesant silence dont notre Parole trouera la matière amorphe. Il est l’indistinct, le refermé, ce à partir de quoi notre Regard ouvrira les meurtrières de visibilité qui nous feront Êtres de Lumière, au moins le temps de fulguration d’un éclair. Toujours le surgissement de l’Instant déchire la Nuit, nullement le Jour sur lequel il ne ferait fond que dans une confondante invisibilité.
Le ciel de la toile est Noir qui envahit la presque totalité de l’aire vacante. La Nuit est dense, installée au sein même de sa mystérieuse puissance. Et pourtant, tout en bas, elle ménage un espace de Rouge. De Rouge foncé, éteint, de Rouge Carmin, Amarante si semblable à du sang coagulé. Comme si, s’extrayant du Noir aux forceps, le Rouge avait commis un crime, une sorte de matricide, Nuit féminine condamnée à ne délivrer que cet embryon primitif porteur, encore, de quelques traces obscures. Génitrice endeuillée, Génitrice condamnée à n’être plus qu’un nuage Andrinople pour la suite des jours à venir. Comme s’il fallait faire de la Mort (autrement dit du Noir), la mesure sacrificielle à l’aune de quoi faire phénomène, conservant cependant en Soi les stigmates d’une hermétique et imprononçable provenance. En définitive, vivre, n’est-ce ceci, s’arracher provisoirement aux griffes du Néant et brasiller, souffler sur son mince brandon de peur qu’il ne s’éteigne trop vite, que la Nuit, la mortelle Nuit ne reprenne ses droits et ne s’installe en nous pour l’éternité ? Une polémique, et, pour finir un violent combat entre deux couleurs pourtant complémentaires mais en leur nature, profondément antinomiques.
Du fourreau Rouge de la jupe qui enserre et dissimule le lourd secret de la Naissance, du bouquet de roses qui éclabousse tel une giclure de sang, se lèvent, dans une sorte de clameur, de stridence, ce Blanc plâtreux d’Albâtre, ce Blanc éblouissant de Neige, ce Blanc effusif de Saturne, ce Blanc, mesure virginale, mesure silencieuse, mesure véritative. Et ce Blanc polyphonique se hâte d’effacer, d’oblitérer, à lui seul, à la fois le spectre abyssal de la Mort, à la fois la tragique empreinte du crime qui a été la condition de possibilité de la Naissance. Ce Blanc étonne, ce Blanc a un étrange pouvoir de saisissement car c’est d’un genre d’écartèlement dont il est le lieu, nous installant sur cette ligne de crête ouverte d’un côté sur l’ubac du Néant, de l’autre sur l’adret taché de ce meurtre qui s’est constitué comme le fondement même de la venue au Monde de la Figure ici présente, à savoir l’archétype de-qui-l’on-est, nous les Existants, n’avançant jamais que sur une ligne de faille, nous les Funambules toujours menacés du Vide qui nous attire, nous fascine en même temps qu’il dessine les étranges contours de notre Condition Humaine.
Qu’en est-il, en termes symboliques, de notre Figuration Humaine ? Notre Génitrice provient du Néant, autre nom qui dit le Non-Être, autre nom qui dit la Mort. Naissant, nous faisons effraction à même le sang de Celle qui nous a portés au rivage du Monde. Naissance à l’aune d’un sacrifice, lequel signe le non-sens toujours actif sous la ligne de flottaison de la vie. Nous étant extraits du Noir-Néant, nous étant exilés du Rouge-Crime visant notre Génitrice, nous évoluons dans cette Blancheur qui nous paraît être le signe patent de notre Liberté, comme si un blanc sillage d’écume ouvrait devant nos pas une sorte de Voie Royale. Cependant cette pensée n'en est nullement une, elle est, tout simplement, le reflet de notre constante naïveté. Jetons un coup d’œil attentif au Modèle de la toile (autrement dit à notre reflet, à notre écho), et tâchons d’y découvrir quelque sème qui en dirait la réalité.
Le visage n’est nullement visage. Seulement énigme interrogeant, tel le Sphinx, l’insondable des choses. Ni yeux pour lire le réel, ni lèvres pour articuler le discours, ni oreilles pour entendre le bruit de fond du Monde. Un cruel esseulement, un retour sur Soi qui n’est qu’aliénation. Le massif des cheveux se confond avec la Nuit proche. Et les bras qui soutiennent le bouquet, le bouquet sanglant, les bras sont refermés sur eux-mêmes, comme si leur étrange resserrement indiquait une immolation à venir, un retour à la Matrice Originelle, passage obligé par le marais Vermeil, la flaque de Sanguine, avant même que ne soit rejointe la Nuit-néantisante, la Nuit conduisant tout droit aux rives du Léthé, le « fleuve de l'Oubli » dont nul ne revient, dont nulle mémoire ne pourrait évoquer le paysage, ni Noir, ni Rouge, ni Blanc, un paysage Vide au-delà de toute sensation, un paysage sans nom ni couleur, un paysage dont même le nom se dissoudrait dans l’orbe des questions sans réponse.
Nous voyons bien, par rapport à cette toile, que nous nous situons dans une manière d’errance, comme si rien ne tenait, comme si nous étions, tout à la fois, en-deçà de qui elle est, cette toile mystérieuse, dans le Noir absolu du Néant, tout à la fois dans le surgissement Carmin de notre douloureuse naissance, tout à la fois dans la neuve Présence du Blanc, mais nullement rassurés par cette blancheur, étrangers à la vie en quelque sorte, pressés de répondre à la question du Vivre sans que nulle parole ne puisse s’y inscrire. Oui, c’est bien un violent sentiment de déréliction qui nous assiège, nous met en demeure d’exister, autrement dit, étymologiquement, de « sortir de, se manifester, se montrer », donc « être au-dehors », mais au-dehors de quoi ? Ne serait-ce l’au-dehors de-qui-nous-sommes qui se manifesterait ainsi par le biais de ces couleurs qui ne sont que des abstractions, des déterminations d’une Métaphysique girant tout autour de nous à la façon d’un vortex dont nous serions l’illustration la plus effective ?
Alors, Vivre est-il simple métabolisme ? Alors Exister est-il simple Vertige ? Alors, Vivre tout comme Exister, ne serait-ce que la dimension « méta » de la Métaphysique, autrement dit nous ne serions que préfixe sans radical, ne serions « qu’après, au-delà de, avec », à savoir position sans position, Êtres sur le point de…, Entités que nul accomplissement ne viendrait combler. Êtres du manque et de l’éternelle incomplétude. Ceci, nous le savons à la hauteur de nos intimes sensations, de nos émotions internes, de nos fugaces intuitions mais n’en formulons jamais en toute clarté la verticale vérité. Elle serait trop douloureuse. Elle oblitèrerait trop notre vue. Elle entamerait trop notre soi-disant Liberté. Aussi avançons-nous la tête basse, comme sous des fourches caudines, les yeux rivés au sol, faute de porter notre regard en direction des étoiles et du vaste cosmos. Notre cosmos à nous, les Humains, est teinté d’argile et de glaise lourde à porter au-devant de notre conscience. C’est pourquoi notre cheminement est si laborieux, si lent, si incompréhensible !