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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 09:48
Chacun se visant comme l’Autre

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Six présences, mais six présences vides de contenu hors de qui-elles-sont. Six présences à elles-mêmes leur « arkhè », leur origine, leur fondement, autrement dit une manière de  commencement du Monde pour qui elles sont, ces formes, en leur singularité. Six présences à elles-mêmes leur « télos », autrement dit réalisées, accomplies, parvenues à leur achèvement en qui-elles-sont, nullement en un ailleurs qui pourrait les disperser, peut-être même en dissoudre la fragile substance. Mais accomplies selon elles, ces Formes, mais achevées selon elles, ces Formes. Nullement un absolu. Plutôt une hésitation à paraître, à se doter d’un nom, à figurer parmi la multiplicité des Objets du Monde. Énoncé autrement, six Présences/Absences qui paraissent s’annuler au titre même de leur intime contradiction. Å peine ces Présences se montrent-elles dans la lumière naissante du Monde et, déjà, s’obscurcit en elles l’invisible pli de leur Être. Une Chose se lève, point, commence à faire phénomène qu’une contrariété advient en son sein qui la ruine de l’intérieur, l’obombre, la reconduit dans la coulisse inexpliquée du Néant.

   Un surgissement d’Être dont la négativité d’un Non-Être vient biffer la prétention à rayonner, à étinceler, à hisser son esquisse en tant que volonté, à la doter de la braise d’un désir. Chose donc qu’un processus de néantisation vient figer dans une sorte de glu, inclure en un bloc de résine muet, immoler dans la touffeur d’une ouate compacte.

 

Six présences.

Immobiles.

Silencieuses.

Anonymes.

Solitaires,

infiniment

Solitaires.

 

   C’est en cette verticale Solitude que consiste leur Essence la plus visible, que se donne leur chancelante Vérité. Comme un Mot tout juste prononcé du bout les lèvres dont un mince zéphyr viendrait éteindre, gommer, la première parole. Un langage bourgeonnerait qu’un invisible flux intérieur atteindrait au cœur même de son sens, ruinant ainsi toute prétention à exister, à faire de son propre discours ce mince mais efficace ébruitement qui dit l’existence sur la margelle des Vivants et des Choses animées.

 

Solitude,

 esseulement,

 

    lesquels, bien plutôt que d’ouvrir un dialogue, se résolvent à n’être qu’un monologue sans consistance réelle. Un lexique flou traverse les têtes et les choses sans qu’en elles, quelque chose ne subsiste dans le genre d’une mémoire, d’un souvenir, d’une réminiscence. Une façon de Vide qui se heurte au Rien, rebondit sur d’invisibles parois.

  

   Présence du Ciel, laquelle s’annonce sur un mode si discret. Rien ne s’y imprime vraiment. Rien ne s’y arrête, ni le coton souple d’un nuage, ni la lame acérée d’un blizzard. Ciel à lui-même sa propre négation.

   Présence du Bouquet d’Arbres, laquelle s’immole dans cette teinte Jaune-Kaki, pareille à la peau de ceux qui comptent leur dernier souffle. Rien ne s’y illustre que la perdition à jamais dont nulle feuille animée, joyeuse, agitée ne viendrait racheter le prochain trépas. 

   Présence de la Terre, laquelle s’enfonce dans cette sombre couleur de bitume sur qui, ni un premier chiffre ne pourrait tracer l’ordre de sa mesure, ni la première lettre ne saurait imprimer l’alphabet selon lequel écrire une histoire.

   Présence du Chemin, laquelle est cette traînée d’eau à l’illisible figure, ce Lilas fané qui fait signe vers le deuil, vers la mélancolie dont nul horizon ne viendrait atténuer la ténébreuse douleur.

   Présence du Cheval, cette « plus belle conquête de l’Homme », présence si inapparente dans cette robe grise si proche des longs jours d’hiver, un sourd ennui en parcourt les allées monotones, un gluant chagrin en fige le cycle alourdi des heures et des secondes.

   Présence si évanescente d’une Forme Humaine, sans doute une Petite Fille à l’orée de la vie. Å peine une respiration, à peine une silhouette. Une venue à Soi qui est partance de Soi. C’est ici, dans l’enceinte vide de cet étrange Personnage que l’Absurde paraît avec toute sa force délétère, avec la puissance abrasive de son absence de fond sur lequel faire signification. Encore, Ciel, Bouquet d’Arbres, Terre, Chemin, se fussent teintés de circonstances atténuantes quant à leur Présence/Absence, y compris celle du Cheval titulaire d’une âme sensitive le rapprochant en ceci de la Forme Humaine, mais, précisément, la seule Forme Humaine de l’image, cette infime Petite Fille, cette statue si frêle, cet inaperçu dans le Vide de la toile, comment en accepter le retrait, sinon le proche exil ?

   Car, nous les Hommes, vous les Femmes, qu’attendons-nous de cette peinture, si ce n’est qu’elle nous dise notre dimension proprement Humaine, qu’attendons-nous que l’Artiste a mis en réserve comme s’il s’agissait d’un secret, d’une énigme, du visage d’un Sphinx dont, jamais, nous ne pourrions dévoiler la mystérieuse face ? Å simplement viser cette Petite Fille, ce Dénuement, nous nous aliénons en qui-elle-est, ou, plutôt, en qui-elle-n’est-pas, ce simple glissement à la face des Choses dont nul ne pourra venir à bout. Jamais l’on ne vient à bout du Nihilisme et des ténébreux abysses qu’il place devant nous telle l’image de notre propre disparition. Là se creuse, devant nos yeux, la profondeur vertigineuse de notre Angoisse, certes constitutive de notre Être, sans doute inévitable, mais, pour autant, sommes-nous prêts à payer le prix de cette infinie servitude dont le terme nous est connu, trop bien connu, dont, chaque jour qui passe, nous apercevons l’horizon qui se rapproche et brasille de son « inquiétante étrangeté » ?

    « Chacun se visant comme l’Autre », il nous faut reprendre cette étonnante formulation. Ce qui veut dire l’immense esseulement de chaque Figure, laquelle ne trouve de l’Autre qu’en Soi, à l’intérieur des frontières étroites de son propre Ego. Infini solipsisme dont nul ne sort. Manière de rayonnement autocentré en un point focal d’illisible lecture. Le Soi perdu en Soi que rien ne viendra sauver de cette posture tragique. Monade close sur son singulier mystère. Position autistique dont la teinte du discours inquiétant est délirante, hallucinée, logorrhéique, truffée de néologismes, soumise à la récurrence des écholalies. Cette image, avec ses plans isolés, avec ses blocs d’irrémissible mélancolie, avec son temps figé semble se confondre, point par point, avec le profil d’une psychose narcissique.

 

Chacun enfermé en son donjon.

Chacun au plein de son cachot.

Chacun au fin fond de ses oubliettes.

 

   Rien ne porte au loin. Rien n’a vraiment d’issue. Manière de glaçure enrobant une céramique, la logeant au creux de qui elle est, à l’abri des mouvements du Monde. Peut-être est-ce cette dimension métaphorique de la céramique qui rend le mieux compte de la douleur patente en laquelle chaque être de la peinture s’enfonce à son insu comme s’il s’agissait de rejoindre la réification même du subjectile. Se faire matière plus que matière, en quelque sorte. Connaître sa réalité objectale, celle qui, privée de langage et de mouvement, se confond avec la sourde mutité de la pierre, la pesanteur nuageuse du ciel, la rigidité sépulcrale de l’arbre, la densité morne de la terre, la lente gravité du chemin, la statuaire grise du cheval, le rameau blême de la Petite Fille, si absente aux yeux de ceux qui regardent et éprouvent au fond de soi ce vertige immanent à toute proche disparition, à toute perte définitive.

    Oui, cette peinture est aussi belle que simple et envahie d’une sépulcrale vacuité. Trop la prendre dans le rayon de son propre regard et c’est se fondre en elle au risque de ne pouvoir réintégrer la totalité de son être. Des fragments de notre chair, des éclisses de notre esprit s’attacheront à cette occulte inquiétude métaphysique, n’en ressortant jamais qu’avec l’intuition qu’une partie de Soi flotte quelque part, en un lieu d’indétermination, semé du passage de vents mauvais, poinçonné à l’aune d’un temps sans consistance, le passé se mêlant au présent, le verbe se confondant avec la sombre rumeur de la terre, un bouquet de bois mort fleurissant dans l’étique et le non advenu, manière de Monde d’avant le Monde.

 

Manière d’infinie

giration sur Soi où le Soi

 devient le cercle et

la périphérie,

où le mot s’éteint

 sur le bord des lèvres

pour n’avoir été articulé

qu’en lisière du Néant !

 

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