Photographie : Léa Ciari
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Mais qui donc pourrait sérieusement dire que l’Autre n’est nullement mystère, étrangeté et ceci même dans la plus verticale des énigmes qui se puisse imaginer ? Pensez à l’une de ces contrées éloignées, à la densité d’une illisible forêt pluviale ; pensez à ces vastes steppes où rien ne se distingue de rien ; pensez à ces vastes archipels océaniques, à leur scintillement infini de minuscules ilots et vous aurez une idée assez exacte de cette « essence sauvage » que sont Celui-Celle-qui-vous-font-face, comme si vous aviez une charade à la forme cryptée, un rébus ne dévoilant pas la phrase complète que vous recherchez, un cruel Jeu de l’Oie dont vous ne connaîtriez que les sombres geôles, les puits vertigineux, les arches des ponts sous lesquelles vous attendriez qu’une âme charitable vînt enfin vous délivrer de vos arbustives angoisses. L’Autre est toujours, par définition, le Tout Autre, l’absolue extravagance et il s’en faudrait de peu que vous ne l’halluciniez à la manière du Néant lui-même. Mais avouez-le, le Néant vous attire et nous ne résistez à son aimantation qu’à vouloir, encore une fois, éprouver le frisson de l’exister : « Bourreau, une minute s’il te plaît ! ».
Disons, c’est un matin d’automne avec son cortège de pluie et son fin brouillard. C’est pareil à un écran dépoli sur lequel vous projetteriez vos fantasmes, allumeriez le feu assourdi de vos désirs, lanceriez la fronde de vos projets les plus fous et, aussi bien, ceux qui, avortés avant même d’être nés, vous reconduiraient dans une espèce de bogue à l’abri de laquelle vous végéteriez infiniment. Alors vos idées auraient la consistance du coton et de l’étoupe, la rugosité de la tunique de la chrysalide, tout à la fois une stimulation, tout à la fois un frein. Impression de penser à vif que l’instant d’après métamorphoserait en une sorte de langoureuse léthargie identique à celle que vous éprouviez, inconscient de-qui-vous-étiez, dans la touffeur prénatale de votre liquide amniotique. Un genre de rêve éveillé avec de soudaines fulgurations suivies de lignes obscures, de zébrures instinctives si proches de l’amorphe et de l’indéterminé de l’arc réflexe, une pure décharge biologique sans substrat de conscience. Une pensée « animale » si vous voulez. Une pensée de rhizome et de racine. Car, oui, il vous faut régresser jusqu’à cette posture pulsionnelle, irréfléchie, de manière à entrer en contact avec cette image à peine sortie de son bain révélateur, un essai de mince profération sur l’étroite meurtrière du Monde.
Car l’on ne peut aborder toute chose qu’à l’aune de ce qui lui est semblable, qu’à l’aune de ce qui est rythmiquement accordé, de ce qui consent à faire écho, à naviguer de concert. Autrement dit, être Fou face à l’Autiste, être Musicien face à la Symphonie, être mesure Esthétique face à l’Œuvre peinte. Maintenant, il nous faut avancer dans l’image, à tâtons, les mains tendues vers l’avant, comme celles des aveugles, le pied hésitant comme celui du Fildefériste, les doigts tremblants comme ceux de l’Alchimiste au bord de la Pierre Philosophale. Nous progresserons dans l’image selon les perspectives essentielles qui en configurent la troublante présence.
D’abord le Nocturne. Côté gauche (celui, symboliquement du Passé), partie basse (celui, symboliquement de l’esprit encore posté dans les limbes), tout se donne dans la complexité de l’ombre précédent l’aube, une matière dense, compacte, une substance entièrement onirique, toutes choses en lesquelles « Apparition » (le nom du Modèle) se noie, manière d’Ophélie encore arrimée au motif blanc de sa persistance en l’être. Car, oui, le désespoir s’auréole encore d’une touche de lumière, certes faible, mais de lumière entretenant le lumignon de la vie. Ici, nul affrontement dialectique qui poserait la violence d’un noir jouxtant, ou plutôt percutant le blanc. Non, tout est dans le glissement, la médiation, le passage progressif d’une Nuit à un Jour de possible ouverture.
Ensuite, Sépia, cette teinte qui n’en est pas réellement une, mixte de nuit, de feuille morte, de rouille, sépia donc nous demande d’être attentifs, à la façon des cartes postales anciennes, au motif d’une laineuse réminiscence en laquelle trouver plus d’un motif de satisfaction. Le traitement de la photographie, de facture éminemment archaïque (on dirait un bourgeonnement de suif avec ses larmes résineuses), incline à une émouvante nostalgie. Une personne adulte pourrait y retrouver les pierres semées sur le chemin de l’enfance, un jeu, une rencontre, une farandole, un cadeau, un jour marqué d’une pierre blanche. Les choses, plutôt que de sombrer en un vif désespoir, s’ourlent de figures souples, issues, semble-t-il, de la vitre bombée d’un chromo d’autrefois avec la vision attendrissante qu’on porte sur lui. C’est bien ceci le caractère tendre, délicieux du temps jadis : le souvenir d’une modeste chambre, ses rideaux de tulle aux fenêtres, ses pacifiques odeurs d’encens et de papier d’Arménie mêlées, sa lumière de lanterne magique, ses images tressautant sur le linge blanc du cinéma d’antan, avec ses mouchetures, ses stries, ses aimables griffures et une douceur au ventre disant le rare du moment.
Puis le Blanc, le blanc qui se dit selon la touche d’écume que vient modérer la feuillée d’une cendre, la lisse empreinte d’un étain. Le blanc pur est bien trop vif qui entaille et creuse ses failles dans le fragile derme des yeux. C’est un blanc à peine sorti du fourreau natif qui l’enserre, une teinte crénelée des tentures du Néant, une suppliante demande de faire effraction sur la scène visible de ce-qui-est, de ce qui, faisant phénomène aux yeux des Existants, s’affirme en tant que précieux de nouveauté et de futures promesses. Le blanc est celui de la vêture, cette protection du corps, cette enveloppe de la nudité.
Cette dernière, la nudité, est toute proche puisque la naissance a eu lieu dans l’instant même, à peine éclipsé, du bain révélateur. Mais, « révélateur » de quoi ? Mais, bien évidemment de l’être en son effusion naturelle, le déplissement des yeux, l’accomplissement de ce-qui-vient-en-présence, annonce le futur en lequel semer sa graine et faire de Soi, cette belle et unique récolte qui porte pour nom, « aujourd’hui », « temps », « amour », « peine » et tant d’autres événements de la confondante et plurielle aventure humaine. C’est ainsi, l’archaïque, l’encore à peine révélé, ce qui se dissimule dans les coulisses, tout ceci s’auréole d’une beauté infiniment vacante à la mesure du regard que nous saurons porter en vérité face à ce qui fait écho, à ce qui vibre et attend, dans l’impatience, la seconde de son éclosion. En réalité, cette image qui, en première intention, pourrait se révéler telle une fermeture, porte en elle une lumineuse clairière prête à se dévoiler, à s’éployer dans toutes les directions de l’espace.
Puis les Signes, oui, les Signes, partout répandus, si fascinants, si magnétiques au simple motif qu’ils nous interrogent au plus profond, à la hauteur de leur insolite manifestation. On croit les posséder, les placer tels des objets familiers sur une étagère, mais bien vite s’aperçoit-on qu’ils se sont dissimulés dans la moiteur de leur inouïe polysémie. On voulait en déchiffrer les boucles et les spirales, approcher de l’intérieur la chair supposée vibrante dont ils sont faits et, ne demeurent, en toute hypothèse, que cette manière d’éparpillement, d’incohésion, de pêle-mêle qui nous plongent dans l’embarras, nous contraignant, seulement, à en en lire la fuyante réalité. Mais plutôt que de progresser dans la nuit des signes, nous est-il demandé d’en percevoir l’étonnante mesure rapportés, ces signes, à la dimension de l’humain. Citer encore une fois (bis repetita dans ma tâche d’écriture), cette assertion du Poète Hölderlin dans « Mnémosyne » :
« Un signe nous sommes, privé de sens … »
Nous appliquant à décrypter ce qui, dans l’assertion poétique, vient au jour, nous ne tarderons guère à saisir l’évidente réverbération se produisant en nous, l’immédiate perception de notre intime valeur de signes, ces « marques distinctives » (étymologiquement parlant) se donnant telle la dimension abyssale de notre être. Ici, nécessité de se reporter à la représentation d’Apparition telle qu’en elle-même elle fait signe, depuis la noirceur néantisante sur laquelle elle fait fond.
Signe du visage à la renverse,
essai de retour
à la matrice primordiale ?
Signe de la double nappe des cheveux
qui encagent le visage,
essai de proférer des mots
d’une possible origine,
ils seraient dans la peine de paraître,
comme sidérés de clarté ?
Signe du linge blanc qui enserre le corps,
essai de montrer son aliénation, du corps,
en la tunique pareille au fourreau
de bandelettes de la momie ?
Signe du bras tendu en direction
des glyphes du réel, essai de saisir ce qui,
peut-être, demeure hors de portée :
l’Autre, l’Amour, la Beauté ?
Signes du mur, du mur
fondement de l’exister,
signes en forme d’initiales ‘C’ + ‘S’ :
essai de prononcer la promesse d’union,
celle d’envisager l’hymen
en sa persistance absolue ?
Puis le signe presque invisible d’un ‘X’,
essai de biffure en croix
de tout ce qui vient à l’existence ?
Puis le signe plus affirmé d’un ‘P’
en tant que blancheur,
essai d’affirmer
l’hypothétique Paix
à l’horizon du Monde ?
Nous comprenons la validité de l’énoncé hölderlinien, il sonne comme pourrait le faire l’immense aporie humaine, l’illisible des choses et des êtres, leur infinie pullulation, l’empêchement, toujours, d’en connaître l’essentielle signification car tout est en fuite de soi, puis, pour finir, la révélation en forme de couperet de l’invincible finitude.
Afin de faire dans l’originalité et, bien évidemment dans la tautologie, nous pourrions suggérer que cette image est belle parce qu’elle est belle. Cette hésitante formulation rejoindrait notre déroute, notre désarroi devant la sourde mutité des présences humaines, alimentées, en écho, par le sombre destin aphasique des choses. Ici, la beauté, à l’évidence, est l’étrange fiancée du tragique. Et ceci s’inscrit, avec une violence certaine, dans notre condition éminemment mortelle. Ce qui est paradoxal à plus d’un titre : le divertissement, la pratique de la fête, les carnavals, les manifestations dionysiaques, en raison même de « l’insoutenable légèreté de l’être » qu’ils mobilisent, ne débouchent jamais que sur de l’agrément, de la séduction, de la parure, toutes choses apparaissant en tant qu’atténuation, amoindrissement du Beau.
Le Beau exige davantage, le plus souvent un recueil en soi, l’adoption d’une posture apollinienne, le retrait volontaire en une sorte de désert, un genre d’ascétisme si vous voulez, la pratique d’un travail sur Soi, la poursuite d’une longue méditation-contemplation. La belle eau de source ne surgit qu’à se confier à la discrétion des ombrages, à surgir du creux même qui l’abrite, à se révéler dans la minutie, le pointillisme d’une lumière rare, à l’abri des trop vives clartés et des regards inquisiteurs.
Cette photographie est de cette nature :
elle demande la vive attention,
la posture affective,
le souple arc-en-ciel des égards,
la limpidité de la retenue.
Elle demande l’adoption,
tout en légèreté,
du geste du Souffleur
isolé dans sa boîte,
le murmure des signes
à l’orée des choses :
la Beauté !