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20 septembre 2024 5 20 /09 /septembre /2024 07:47
Le Peintre et son Modèle

« Le peintre et son modèle »

Picasso

Centre Pompidou

 

***

 

Une partie de mon texte rapproché du commentaire d’Emmanuel Szwed :

 

   « Et combien est inquiétant ce carrefour de lignes, on dirait la disposition croisée, la transparence, la superposition infinie de figures telle qu’imaginée par les recherches du Cubisme synthétique : tout se dit de tout en une évidente conflagration des temps et des espaces. La poitrine n’est poitrine qu’à partager son aire, se confondre avec l’arrondi de l’épaule, le galbe du genou. Et ainsi de toutes les lignes qui se chevauchent, se croisent, confluent en un bizarre maelstrom. Une figuration d’avant même la Genèse, un déluge de membres, une indistinction de tout ce qui va prétendre vivre et se donner en tant que mirages de l’être. Et cette posture des jambes, deux lianes rouges qui miment le mouvement alors même que le cercle rose les enclot en une façon d’étroite geôle. Et ce bras de suie noire, cette forme quasiment liquide semblant s’écouler vers l’aval du dessin avant même que de chuter sur le sol de néante texture. »

 

Le commentaire d’Emmanuel Szwed :

 

   « Voilà qui me fait penser à une autre manière d'appréhender les corps par le dessin, lorsque notre professeur de nu nous disait ceci : ‘’Ne cherchez pas à dessiner ce que vous voyez, mais d'abord à ressentir l'espace qui demeure entre votre regard et le modèle’’. J'avoue n'avoir qu'à moitié compris dans le sens ou souvent " cet espace " m'échappait. Rien n'est simple à vouloir dessiner le corps comme à pouvoir le décrire dans ses formes les plus discrètes voire sensuelles. »

 

*

 

    L’espace quel qu’il soit, l’espace général, diffus, diaphane, pas plus que « cet espace » s’installant entre le Peintre et son Modèle, cette pure abstraction toujours nous échappe qui demeure une manière de vaste ciel, de vaste horizon, d’enveloppement de notre corps de toute part sans que, pour autant, nous n’en puissions saisir le sens. Afin de faire émerger ce dernier, convient-il de le situer dans une plus large perspective puis, dans un genre de méthode régressive, de réduction, tâcher d’en brosser l’approximatif portrait.

 

   [Fil de lecture : « ressentir l’espace qui demeure entre votre regard et le modèle ». Cet espace, dès lors qu’il relève de l’Art, n’est pas à considérer comme espace objectif, physique, mais comme espace subjectif, métaphysique. Le corps de chair du Peintre, à la hauteur de son regard phénoménologique, espacie, ouvre ce qu’il touche, singulièrement le corps-déjà-œuvre du Modèle, le corps-déjà-en-voie de l’Art. Du corps strictement physique au corps quintessencié, toute la distance en laquelle l’Art sublime le Réel.]

  

L’Amour : seul possible corps à corps.

 

   De façon à ce que des corps puissent se rejoindre et fusionner, il leur faut une communauté de destins, une confluence des passions, une identique valeur ontologique. Les corps, réciproquement aimantés, se dirigent vers cette altérité qui n’en est plus une, au simple motif que la focalisation des désirs les regroupe, les enlace en une seule et même unité. Alors le geste amoureux est cette étonnante alchimie, ce battement des sangs à l’unisson, ce bizarre processus métamorphique qui mêle les chairs en un continent sans division, ajointe les peaux en une identique sueur, fond les esprits en l’idée singulière d’un espace restreint à son plus petit dénominateur commun, une goutte d’eau en laquelle s’instille la pointe d’une possible folie. Ici, les Partenaires sont à égalité de « droits et de devoirs », si je peux utiliser cette bien prosaïque formule. La mesure analytique de destins nécessairement séparés a connu, l’espace d’une brève illumination, cette synthèse que rien d’extérieur ne pourrait abolir, remettre en question tout le temps que durera la réciproque fascination.      

  

La relation du Peintre et de son Modèle

 

   Certes l’histoire de l’art ne serait nullement avare de situations où le Peintre était l’Amant, son Modèle sa Maîtresse. Mais, ici, dans le cadre d’un cours de dessin, Celui-qui-dessine et Celle-qui-est-dessinée constituent deux événements nécessairement séparés, qu’un apprentissage réunit le temps d’une esquisse posée sur un Vélin. Qu’en « sous-main », au-dessous de la ligne de flottaison des consciences, bourgeonne quelque désir, ceci n’est humain rien qu’humain. Mais nous n’envisagerons le cas que de deux libertés absolues. Alors, quelle est l’essence de ce contact à distance, de cette connivence s’arrêtant à la production, sur le blanc du papier, de cette représentation, laquelle, sans doute, n’est qu’illusion, hallucination jetée à la face blanche du Monde ?

   Rien ne sera mieux compris du naturel abîme s’installant entre ces deux Présences, de l’Apprenti, du Modèle qu’à se référer au concept extrêmement fécond de « visage » dans la philosophie phénoménologique d’Emmanuel Lévinas.  Car ici, ce sont en effet deux « visages » qui se font vis-à-vis, se déterminant l’un par rapport à l’autre, ne prenant sens qu’à l’aune de cette brève rencontre. Il faut citer ce qui devient essentiel :

  

   « On pourrait dire que le visage ‘’schématise ‘’ l’idée de l’infini. L’idée de l’infini (…) désigne cette relation tout à fait spécifique avec un être qui, tout en étant lié à celui qui le pense, demeure dans une extériorité radicale vis-à-vis de lui. »

 

(C’est l’Auteur de l’article qui souligne) –

 

(Alexander Schnell – « Subjectivité et Transcendance

dans la Phénoménologie Générative »

 

   Nul ne pourra s’inscrire en faux contre le fait que Peintre et Modèle ne puissent figurer qu’à titre « d’extériorité radicale », que cette insondable distance entre des êtres nécessairement séparés puisse faire signe en direction de cet « infini » qui est la texture même des immenses interrogations qu’il suscite à même l’insondable question des présences Humaines au fondement de toute Philosophie et, singulièrement, de toute Métaphysique. L’Autre est, par définition un « infini » parce qu’on n’en peut jamais épuiser le sens. Donc il est tout à fait légitime que cet espace entre « regard et Modèle » ne puisse se donner que sous le visage de l’énigme, de l’absence, du retrait. Et c’est cette dimension toujours fuyante du Modèle, de l’altérité radicale que l’Apprenti-Dessinateur a la rude tâche de représenter. On comprend son embarras légitime. Le « votre regard », dans l’expression du « Professeur de nu », constitue, sans nul doute, l’indication singulière du nœud du problème, donc sa possible résolution.  

  

L’espace transcendé qui s’étend du Peintre au Modèle

 

   Le « ressentir l'espace », cette injonction concerne, à l’évidence, la qualité même du Regardant. Nécessité de convertir le regard commun, du quotidien, en ce regard phénoménologique, lequel espaciant le divers auquel il se rapporte, ne concourt qu’à le sublimer, à le quintessencier. Alors l’ouvert du regard, franchissant, en un seul empan, le champ étroit de l’immanence, là où pullulent les insuffisantes formes mondaines, cette vision donc, assure la liaison des transcendances : celle du Peintre en tant que s’arrachant au Néant, celle du Modèle, déjà en-voie-d’œuvre qui accède, à la hauteur de ce regard, à sa propre effectuation artistique-esthétique.

   Du Corps-du Peintre au Corps-du-Modèle, alors, plus aucune confusion possible qui ferait signe en direction d’une organicité, d’une réalité biologique, l’allégie a eu lieu, la transition a opéré, non seulement la conversion du regard, mais aussi, mais surtout, la métamorphose des consciences qui se vivent dans du « hors », du « au-delà », du « saut » à partir duquel se sentir en tant que purs concepts, qu’entités idéelles dont l’Esthétique est le naturel et beau réceptacle. Je crois que c’est ceci « ressentir l’espace », ne nullement le considérer comme extérieur à Soi, mais, Soi, devenir Espace, c’est-à-dire réaliser une mutation interne qui, s’exilant de la matière, puisse connaître de nouvelles hauteurs où les choses, assurées d’elles-mêmes, gagnent leur puissance et leur vérité. Le nu n'est le nu-peint qu’aussi longtemps que, s’exonérant des mors du réel, il peut enfin se connaître en tant qu’œuvre, autrement dit en tant que liberté. Donc le « ressentir l’espace » est octroi de la liberté à la juste mesure du geste créatif : se dégager de l’aliénation des conditionnements, des modes, des dogmes, accéder à l’étendue sans limites des postulations formelles qui structurent la substance même de la profondeur artistique.

  

Commentaires sur « Le Peintre et son Modèle » de Picasso

 

Le Peintre et son Modèle

   Les positions théoriques, ci-dessus énoncées, me semblent pouvoir recevoir un écho dans la représentation du Peintre de Malaga. Si le fond beige uniforme peut se donner comme écho du Néant, de l’Infini, comme dimension éminemment Métaphysique, le Peintre, tout comme son Modèle, apparaissent en tant que Transcendances faisant fond sur cette illisible figure. D’une Transcendance l’Autre, voici ce qui, ici, nous interroge au plus vif. L’on se souviendra du « visage-extériorité-radicale », de deux libertés se faisant face. D’une façon décisive, dans l’instant de la tâche artistique, le regard du Peintre accomplit la présence du Modèle et, par le simple jeu des corrélats, le Modèle accomplit en retour la présence du Peintre, donne consistance et sens à son geste esthétique. Ôtez, par l’imagination, ce geste de création et il ne reste plus que deux Individus accotés l’un à l’autre dans une manière de dénuement, d’immanence ne s’élevant guère de sa propre condition.

   Le pastel blanc en lequel est figuré le Modèle, se donne telle la présence silencieuse de l’Art en voie de constitution. En quelque façon, le Modèle est en attente d’être, d’être-œuvre et de trouver une complétude au motif de cet accroissement de Soi, un genre de déploiement entamé dont sa conscience s’impatiente, tout comme elle est sur le qui-vive de son propre devenir existentiel. D’autant plus fébrile que sa projection sur la toile demeure énigme puisque non vue, ceci contribuant à amplifier la dimension nimbée de mystère de toute création. Ce qui, à proprement parler, est tout à fait surprenant, c’est cette représentation éclatée, polymorphe, multi-spatiale du Regard du Peintre, regard de caméléon, si l’on peut dire, ce regard qui, partant de son Génie irradiant, illumine de l’intérieur son Modèle, lumière opalescente qui irise sa peau de pur albâtre, comme si la toute puissance de la peinture faisait surgir cette manière de gemme idéale du corps livré au travail de métamorphose de l’art en son plus effectif pouvoir.

   L’on peut, sans risque de surinterprétation, affirmer que ce regard du Peintre (voyez les yeux noirs de Picasso, ces deux pointes de diamant forant le réel afin d’en extraire son essence la plus exacte, « sublime » pour employer un vocable aussi simple qu’efficace),  ce regard de pure obsidienne déclot le réel afin de lui insuffler la force d’une âme infiniment ouverte à la beauté des choses, à leur infinie polysémie dès l’instant où la lucidité, portée à sa pointe, ne laisse rien dans l’ombre mais porte au regard ce qui mérité d’être considéré en son essence la plus manifeste, plénière, signification élevée à son acmé.

   Et puisque l’espace était le motif central de nos préoccupations, autant remarquer que ce Regard amplement opératif, nettement ouvert à la fécondité des choses, « performatif » (toujours recours à ce vocable qui réalise ce qu’il promet), se porte à la dignité d’une radicalité productrice de vérités dévoilées car ce dessin qui trouve sa réalisation temporelle dans le cadre de la toile était, de toute éternité, ce calme infini, cette endurance hors du commun, cette persévérance confiée au pouvoir de révélation du Peintre, ce convertisseur de formes longtemps repliées dans le silence étroit de leur propre germe.  

   « appréhender les corps par le dessin », c’est peut-être, seulement, regarder ce corps comme, déjà et depuis toujours investi de cette ultime forme de l’Art : une exception parmi la contingence du divers, du mondain, du toujours à-portée-de-la-min, de la fonction ustensilaire du Monde. Regarder le nu en son motif-œuvre, c’est déjà le porter, ce nu, bien au-delà de ce qu’il est et se porter soi-même en ce lieu qui seul devrait nous occuper : celui des Formes, nullement accidentelles mais déterminées comme essentielles, nécessaires, un point de lumière parmi la densité nocturne et la chute des choses en leur caducité native, précaire, infiniment périssable.

 

Éclairer, voici sans doute

 le geste décisif de l’Art.

 

 

 

 

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