Peinture : Barbara Kroll
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« Ego Alter », sans doute plus d’un s’étonnera-t-il de l’inversion de la fameuse formule « Alter Ego ». « Un second moi, un autre moi-même », selon la définition du dictionnaire. Avant de connaître le vif du sujet, qu’il nous soit permis de citer quelques phrases extraites d’une émission de Radio-France :
« La définition du dépassement de soi. (…) Rimbaud pose tout simplement la question de l'être. (…) Qui parle quand je dis ‘je' ? Combien de voix résonnent-elles en moi ? Que veut dire d'ailleurs 'être soi' ? Et cette question que se posent tous les hommes qui se prennent pour des écrivains : 'Suis-je responsable de ce que j’écris' ? Rimbaud ne développe pas sa théorie. Il agit toujours comme cela. Il révèle des gouffres, mais ne les éclaire pas. »
Bien évidemment chacun s’accordera à déceler, dans l’interrogation rimbaldienne, la dimension abyssale : ne parle-t-on de « gouffre », à son propos ? Certes c’est bien de puits sans fond, d’avens insondables, de crevasses se perdant dans la touffeur métaphysique du sol dont il s’agit avec une telle question. L’Être, en général, qui est-il :
l’Être sphérique de Parménide ?
l’Idée transcendante de Platon ?
l’Intuition mystique chez Plotin ?
la Substance chez Thomas d’Aquin ?
le Cogito de Descartes ?
l’Infini de Malebranche ?
être Perçu ou percevoir selon Berkeley ?
le Phénomène de Husserl ?
l’Étant de Heidegger ?
ou encore l’En-Soi de Sartre ?
Et les déclinaisons pourraient se multiplier à l’envi, convoquant Nature, Esprit, cercle de la Monade, tant la manière d’exister selon Soi se teinte des myriades de facettes d’un inépuisable kaléidoscope. Il faut bien l’admettre, le tout de l’Univers qui nous entoure, tout comme notre propre univers, demeurent, par essence, énigmatiques, inconnaissables. Ce qui ne nous dispense nullement de faire un effort, de nous en approcher, de mobiliser toute la lucidité possible, sinon pour parvenir à une totale transparence, au moins être animés du souci d’écarter les ombres, de désobstruer les voiles nocturnes. C’est bien là la mesure aporétique de notre condition humaine, de notre finitude, nombreux sont les voiles qui en dissimulent l’intime nature.
Et puis, question peut-être encore plus ardue, « être Soi », que placer comme signification sous ces mots qui ne seraient que pure complaisance, flatterie égoïque, moirure narcissique, mise en scène d’une substance mondaine dont nul ne peut sonder la réalité au motif qu’étant, par rapport à qui-nous-sommes, les Sans-distance, nous demeurons, la plupart du temps, dans une confondante immanence ? Incapables que nous sommes de prendre l’envol au-dessus du royaume du Sujet en lequel nous baignons sans cesse, ne pouvant guère nous exonérer de nos propres racines. Constamment, il nous faudrait connaître le saut de la transcendance, la dimension ouverte de la liberté et éclairer ainsi le chemin de l’exister. Mais ceci, nous ne le pouvons que rarement, pris que nous sommes dans les mailles de la quotidienneté. Et puis, qui donc serait capable de méditer tout le jour, de contempler les Idées, de faire de sa propre pensée la proue acérée devant laquelle cèderaient la résistance du réel, son entêtement à nous aliéner ?
Alors, qui nommer en premier :
« Alter », « Ego » ?
Prééminence de l’Autre,
retrait de Soi ?
Affirmation de Soi,
dissimulation de l’Autre ?
Toujours le champ d’une inquiétante dialectique au terme de laquelle, un seul des termes (Alter ou bien Ego), se donne sous la pleine lumière de la conscience. Pouvons-nous au moins, envisager la dualité Soi/Autre à titre d’égalité sous le rayonnement exact de la réalité ? Pouvons-nous faire abstraction de qui-nous-sommes afin de libérer l’Autre, lui donner acte de plein droit ? Ou bien sommes-nous si amarrés à notre Ego que la place que nous accordons à l’Alter est toujours réduite, au motif que nous craignons que son rayonnement, son aura n’altèrent ce que nous pensons être notre propre bien, le lumineux qui s’élève de nous, que nul ne pourrait atteindre. Et puis, l’Autre, nous est-il possible de toujours le recevoir à la manière d’un don, d’une offrande ? N’étant nullement des Saints qui sèmeraient de méritants lauriers sur notre chemin existentiel, nous écartons-nous suffisamment de notre voie, ménageant un site pour le Différent, l’Étranger, l’Inconnu ? Nos affinités électives, parfois, souvent, ne nous conduisent-elles à préférer telle Présence au détriment de telle autre ? Notre position éthique n’est-elle uniquement théorique, libre d’aller de-ci, de-là, dans la zone libre des concepts alors que le réel, en sa forme nécessaire, fait fondre nos plus belles résolutions comme neige au soleil ?
Inépuisable flot d’interrogations auquel nous serions bien incapables de répondre face à l’urgence, au dénuement, aux diverses (et combien elles sont multiples !) sidérations d’Autrui. Autrui que nous orthographions volontiers avec une Majuscule, tout comme Étranger, Inconnu, s’agit-il d’une pure fantaisie calligraphique ? Ou bien ceci constitue-t-il le symbole d’une attention des plus généreuses ? Nous sommes si légitimement concernés par notre propre identité que celle des parties adverses ne se donnent guère que dans le clair-obscur de notre naturelle ambiguïté. Ce que nous voulons, dans un jet immédiat de notre fraternité, de notre magnanimité, se trouve biffé, l ’instant d’après, lorsque le moment est venu de partager, avec le Déshérité, quelque maigre provende, notre insatiable faim nous pousse, instinctivement, tel l’oiseau de proie, à nous précipiter sur ce qui, de toute éternité, nous est dû comme notre « part manquante » dont nous serions fortement étonnés qu’un Autre que nous pût en revendiquer la possession.
Ici, tout jugement moral s’efface sous l’archaïque poussée du désir de vivre, sous la meute pressée nous enjoignant de dresser une barrière face à notre finitude. Nous pourrions ainsi, dérouler à l’envi, des heures durant, les motifs de nos justifications, avec bonne foi, sans que jamais, nous puissions nous considérer en défaut. Toujours le feu de la lucidité s’orne-t-il des ombres de l’inconscient car il va de notre sort d’avancer sur une ligne de crête cernée d’ombres et de lumière. Qui donc ne sent, au plus profond, la nature de son être en partage, être scindé, toujours, d’une belle clarté aurorale, symbole des plus évidentes promesses que l’heure hespérique vient badigeonner des désirs avant-courriers des voluptés et des desseins nocturnes inavouables ? Comme si une ligne imaginaire mais bien réelle, une manière de raphé médian anatomique, venaient contrarier nos altruistes projets, plaquant sur nos illusions la lourde chape du Principe de Réalité, il ne demeurerait alors que l’invasive et insouciante marée de nos tentations, de nos convoitises les plus vives, ce qui s’énonce sous l’imperium du Principe de Plaisir, auquel, il faut le reconnaître, il est bien difficile de résister.
Mais, ici, convient-il de laisser la parole à l’image qui, supposément, a beaucoup de choses à nous dire. Elle, nous ne savons qui elle est, aussi la nommerons-nous « L’Inconnue », mais aussi bien « La Distante », mais aussi bien « L’Éloignée », elle que nous ne rencontrerons donc qu’à la hauteur de l’imaginaire, que pouvons-nous en percevoir d’autre que la projection de notre propre conscience sur qui-elle-est ? En une certaine manière, sa « constitution » dépend entièrement de nous. Autrement dit elle sera notre appartenance, un simple district de la royauté de notre subjectivité. La vision que nous avons d’elle ne sera, en toute hypothèse, que notre propre regard la posant de telle façon, qui ne sera que notre façon singulière de lui accorder de l’être, de la poser face à nous avec la tonalité de nos sentiments, avec l’irrépressible force de ce qui, en langue philosophique allemande, se nomme « Stimmung », dans la pensée de Martin Heidegger dont nous proposons la définition issue des analyses de l’Encyclopédie Universalis :
« Le Dasein « se trouve » toujours déjà au monde en même temps que le monde où il est. Cette découverte originelle du monde – de l’être-au-monde – s'effectue, pour Heidegger, dans la Stimmung, mot pareillement intraduisible qui signifie en même temps « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif » (M. Haar). La Stimmung est à la fois comme le ton qui donne le ton de l'être-au-monde, et ce par quoi le Dasein est gestimmt, irréductiblement tenu au monde. Rattachée classiquement aux « humeurs » ou aux affects, elle est par essence imprévisible… »
Des notes proposées par Michel Haar à son propos « vocation, résonance, ton, ambiance, accord affectif subjectif et objectif », nous retiendrons volontiers, comme sa marque essentielle, ‘’l’accord affectif SUBJECTIF’’ (c’est nous qui soulignons), au détriment de l’Objectif en regard de cette perception du Monde et, partant, de toute Altérité, dont, au premier chef, nous ne retenons guère que la coloration partiale, particulière, privée, au motif que notre perception des choses, en un jet immédiat est bien la NÔTRE. Saisie que notre prisme distinctif déforme de manière à ce qu’elle corresponde à notre façon singulière d’en-visager (de donner visage) à ce Monde extérieur qui, pour devenir intérieur, doit obligatoirement subir la métamorphose que lui impose notre conscience intentionnelle. N’étant nullement tissés d’objectité, notre considération des choses éloignées (l’Autre, par essence, est toujours éloignement, horizon qui recule, lumière clignotante venue d’un énigmatique espace), notre collecte du sens ne peut jamais se réaliser qu’à l’aune de la modification, de la distorsion, du réaménagement des virtualités qui se proposent à nous. Et, il faut faire l’hypothèse qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, la subjectivité de notre regard posant les limites de notre identité, nous déterminant en notre essence la plus singulière, ouvrant la dimension de nos conceptualisations les plus distinctives, les plus originales. Ceci se nomme « être Sujets », échapper au moutonnement pluriel de l’objectité, geste de transcendance qui nous arrache aux lois parfois contraignantes de la multitude.
Mais revenons au contenu de l’image, confions-lui quelque signification puisée au fond même de notre ressenti particulier. Inconnue repose
sur ce fond de blanche retenue,
une écume, une neige, un silence,
une touche uniquement originelle,
belle en soi à cette seule mesure.
Rien de vrai ne peut surgir qu’à faire fond sur cette belle neutralité, cette absence de parole, cet effacement des prédicats habituellement attachés à la catégorie du réel. Inconnue-Éloignée fait figure, face à qui-nous-sommes, à la manière d’un don subtil. Le fond blanc est le répondant de son ingénuité, sa simplicité, son innocence. Elle vient au Monde à la façon d’un simple mot, « Ève » par exemple, ne portant avec elle que cette forme édénique
si légère,
si discrète,
si évanescente.
Å tout moment elle pourrait y retourner, se fondre à même ce Néant qui la contenait en tant que promesse de virtualité. Pour elle, rien n’a encore vraiment commencé, si bien que son pouvoir de faire phénomène de telle ou de telle manière est infini, si bien que sa propre liberté est immense, saturée de possibles sans limites.
En voie d’ouverture au jour.
En voie de prélude aux premiers mots du langage.
En voie d’attente des premiers frissons de l’amour.
C’est cette disposition inconditionnée à tout ce qui, par hasard, pourrait se présenter, qui nous la rend plus qu’estimable, précieuse, sans doute nécessaire.
Puis, venant du plus loin du non-être, quelque chose à la façon d’une faible rumeur, une vibration dans l’inaperçu, quelques lignes floconneuses, teintées de noir, ourlées de sanguine atténuée. Une venue à l’être sur le mode de la retenue. Une ligne noire brisée, sur la gauche, trace les limites de la pièce. Distante-Éloignée paraît posée sur une couche de texture identique à ce fond silencieux dont elle provient. En réalité, comme si elle était simple effusion d’un Néant si proche, image abstraite de cet énigmatique Être que nous nous épuisons à définir, qui ne nous échappe jamais plus qu’à poursuivre son occlusion entêtée, son subtil jeu de cache-cache, sa dissimulation à même le phénomène qu’il double, autorise, s’en retirant à mesure de son apparaître.
Geste identique au dépliement de la rose,
un pétale en recouvre un autre,
qu’un autre pétale recouvre encore,
qu’un pétale…et ainsi, à l’infini.
Dans l’approximation que nous avons d’elle, Inconnue-Distante-Éloignée, qu’elle puisse, en notre esprit, se confondre avec le lieu même de sa provenance ne doit nullement nous étonner. S’étonne-ton de ne jamais pouvoir tracer les contours de son propre Soi, d’en définir la substance, d’en tracer les qualités les plus précises ? Nullement. Il semble y avoir une manière d’équivalence
Être= Néant= Soi,
comme si notre exister même était pure illusion, peut-être pure fascination narcissique d’une simple image vibrant sur le tain du miroir.
Nous ne savons vraiment si l’attitude générale du Modèle ne contredit nullement la narration que nous avons proposée à son endroit. Sa tête reposant sur le double angle de ses bras, sa posture générale d’abandon à une « douceur de vivre », sa familière impudeur, l’exposition de l’arc rubescent de ses lèvres, le dessin de sa mince poitrine, l’exposition de son sexe, tout ceci semble affirmer un long chemin accompli entre les rives de l’existence. Certes, sans doute s’agit-il de ceci. Alors, comment justifier cette contradiction
naissant de sa relative appartenance au Néant,
de son bourgeonnement déjà développé
sur l’aire mondaine des choses familières ?
Certes il y a conflit.
Certes il y a opposition.
Certes il y a incompréhension.
Et c’est bien précisément à l’aune de cette insoutenable tension que cette représentation nous parle le langage de l’inévitable aporie humaine. La herse des cheveux, à claire-voie, se donne en tant que symbole de cette antinomie.
La herse des cheveux voile et dévoile,
en un seul et unique geste,
le visage d’Éloignée,
cette sublime transcendance,
cette parution de l’Infini et de l’Absolu,
comme si une terrible polémique,
un violent combat s’installaient au cœur
même de l’Ombre/Lumière,
au cœur même de la Vie et de la Mort,
au cœur même de la Puissance et du Retrait,
au cœur même du Désir et du Renoncement.
Cette image nous place au centre même de l’Absurde, au sein même du Nihilisme et notre recherche de Sens est constamment biffée par la reprise néantisante du fond blanc en lequel viennent mourir les prédicats essentiels de la Vie, ce Noir, ce Rouge qui tâchent de s’en exonérer à la hauteur de leurs tremblantes lignes. Le visage, cette Hauteur Humaine, se donnerait-il en son entier et, soudain, à la vue du Regard de ce visage, non seulement nous serions confirmés en nos êtres, nous les Voyeurs, mais elle, Inconnue-Distante-Éloignée, deviendrait la Plus-que-Présente, comblant cet insoutenable vide
qui sépare le Jour de la Nuit,
qui sépare l’Attente de l’Amour,
qui sépare le Mot de l’autre Mot,
comme si l’impossibilité de proférer
était l’insigne même de l’homme
réduit à Néant.
Y aurait-il Visage,
y aurait-il Regard,
y aurait-il Sens
et alors Alter serait Ego
et alors Ego serait Alter,
le Multiple serait devenu Unité
et plus nulle césure,
plus nulle coupure,
plus nul hiatus
à l’horizon des Êtres.
Le libre en tant
que Libre.