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11 octobre 2024 5 11 /10 /octobre /2024 07:49
L’éclair d’une fuite

Photographie : Judith in den Bosch

 

***

 

   Å peine aperçue, le temps d’un clignement de paupières et, déjà, vous vous inscriviez en mon singulier théâtre d’ombres, telles ces lumières d’argent et de platine qui flottent longuement sur ces rivages de la Flandre-Occidentale, du côté d’Ostende. Ostende que l’immédiate sagesse populaire a nommée « Reine des plages », que des Touristes venus d’Outre-Manche ont baptisée « ville belge la plus britannique », le très célèbre James Joyce n’y passait-il le plus clair de ses villégiatures ? Å peine vue, disais-je, comme dans un brumeux arrière-plan, se donnait à mon regard, certes, ces lourdes digues de pierres noires que longeaint les immeubles du bord de mer, mais surtout,

 

cet horizon immensément libre,

cette infinie ouverture à Soi

d’une nature entièrement sauvage

avec le peuple mouvant de son sable gris,

ses touffes d’oyats agitées sous le vent,

cette impalpable lumière, ce rose Dragée,

une à peine insistance sur la lisière du jour.

  

   C’était une subtile teinte virant à la douceur de Carnation, motif qui, pour être presque invisible, faisait signe, pour moi, en direction d’une hypothétique chair, duveteuse à souhait, « de pêche » si vous voulez, pareille à ces ailes de papillon qui palpitent dans l’éther et s’ingénient à disparaître sitôt que vous en observez le précieux, l’ineffable, le toujours en partance de soi.  C’est ainsi, peut-être est-ce l’empreinte de l’âme flamande sur le paysage qui en traçait l’évanescence, la naturelle fragilité, comme si toute possession de ce qui se manifestait se soustrayait soudain à la prétention de s’en approprier, de le loger en Soi.

  

   Comme à l’accoutumée, en cette matinée de pur automne, faisant mille pas sur la grève, limité par le ciel de cristal au-dessus de ma tête, une effusion qui venait de loin, se perdant sur le fil d’horizon, dalle de sable blanc sous mes pieds (elle disait mon appartenance concrète au monde des choses), légère brume tout autour, méditant sur la comète bien plus que marchant sur ma propre ligne de vie, manière de déambulation somnambulique prise de rêve et d’imaginaires futiles, sans réelle consistance, c’est bien votre image qui s’imprima sur le cercle étonné de mon front. Une fuite bien plutôt qu’une représentation, ce qui, à l’évidence vous accrut à mes yeux de la dimension du mystère.

 

C’est toujours ce qui échappe,

ce qui se dissimule,

 ce qui se soustrait

à l’attention qui devient,

d’emblée, ce qui est le plus

 digne d’être remarqué et,

 bientôt, d’être mis à l’abri.

Å l’abri des Autres,

à l’abri du Monde,

nullement à l’abri de Soi,

bien évidemment.

  

   Afin de vous rendre concrète, matière incarnée sur un paysage également incarné, je dois maintenant vous envisager au présent de la narration.

  

   L’air est frais, ce matin, sinon vif en certains endroits, piquant la peau à la manière d’un semis d’épingles. Une brume vient du Nord qui poisse les yeux, si bien que la nature se donne à la manière de ces images du cinéma d’autrefois avec ses hésitations, ses palpitations, ses humeurs changeantes. Une réalité onirique superposée à la contingente, à celle qui, accoutumée, finit par s’absenter du regard. Une autre la remplace dont on ne peut guère tracer l’illisible motif. Je remonte en direction du septentrion, là où la plaque de sable s’élève, là où les premières dunes jettent aux yeux leur poudre blonde, si fine. Un peu comme un mirage du Désert, on ne sait plus si c’est une image qui vous est étrangère ou bien si c’est la vôtre qui danse et flotte au large de qui-vous-êtes, vous déportant de vous, en une façon d’étrange impression.

  

   Le sable, à intervalles réguliers porte l’empreinte de vos pas : deux marques légères de ballerines en lesquelles je crois discerner, une hésitation de la marche, sinon un réel trouble qui vous désorienterait, vous placerait, en quelque sorte, à l’extérieur de qui-vous-êtes. Je suis d’autant plus enclin à halluciner vos singuliers états d’âme que les miens

 

(ce flottement,

cette constante irisation,

cette immense floculation),

 

   me sont familiers et transparents au point que je pourrais en tisser la trame sur le premier tissu existentiel venu.

 

Pure évidence de la

non-coïncidence à Soi.

Du décalage,

 de la différence,

de la divergence

 de Soi à Soi.

 

    Oui, je reconnais l’étrangeté de ma situation et, certes, la révéler à autrui, n’en atténue guère la puissance, l’agrandit sans doute, l’accroit au point de la rendre parfois intolérable : une épine plantée au centre de la chair, elle y sème son venimeux poison.

  

   Å l’endroit même où votre progression semble avoir hésité, piétinement sur place, je m’immobilise un instant, m’inquiétant de pouvoir vous perdre (mais, à ceci, il faudrait vous avoir déjà possédée !), peut-être de me perdre moi-même, ce qui reviendrait au même. Soudain, seule chose qui existe au Monde, j’aperçois à mi dune, la flamme noire de votre manteau, large tache de bitume qui vous soustrait presque totalement à mes yeux, arc-boutée que vous êtes sur votre irrépressible fuite

 

(fuite de l’Etranger que je suis,

fuite de toute altérité,

fuite du Monde en sa thèse insoutenable ?),

 

   flamme noire ne laissant visible que cette peau laiteuse, virginale de votre jambe gauche, la droite pliée sous le dais de votre vêture, bras droit agrippé aux oyats qui, sans doute, sont seuls à pouvoir vous offrir cette prise salvatrice. Salvatrice ? Mais se sauve-t-on jamais de Soi, de ses puissances et aussi bien de ses faiblesses et aussi de ses désirs, de ses peines, de ses renoncements ? Bientôt, parmi l’éclairement du jour, la révélation de l’heure, je ne vois plus que la trace de votre absence, l’empreinte de votre fuite qui ravive la mienne.

  

Je suis alors la proie d’une impression

de bizarre dualité,

 

d’un partage du Soi

en deux territoires distincts.

 

Ce n’est nullement votre fuite,

seulement la fuite de qui-je-suis,

mon être scindé en deux parties.

 

Sans doute une partie

qui vous appartient au motif

de la fascination que votre image

 exerce sur ma conscience troublée.

 

Puis une autre partie,

clouée, là,

sur la plaque de sable

sans qu’il me soit possible,

 en aucune manière,

ni de rejoindre ma

partie manquante,

ni de procéder à

ma propre unité.

 

Je suis totalement aliéné,

vous êtes en possession

de mon esprit, de mon âme

et il s’en est failli de peu

que je ne disparaisse entièrement

du champ de la propre sensation

que j’ai de moi.

 

Une jambe blanche.

 L’éclair d’une fuite.

Et je demeure ici,

en moi,

au centre du plus vif

des désarrois !

 

 

 

 

 

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