« Murs »
avec Lilith
©️Judith in den Bosch
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Parfois, certaines images du réel sont si puissantes, si déroutantes, qu’il faut un temps d’adaptation après les avoir vues pour réaliser la nature du motif qui en traverse la matière noire, blanche, grise, étonnement déjà que cette tripartition de ceci même qui vient à nous selon trois notes fondamentales, pas une de plus. Comme si se disait, dans cette étroite monochromie (au moins s’en approche-t-elle), le lexique restreint, exigu de la condition humaine, lorsqu’affrontée à sa mesure la plus tragique, elle ne sonne plus que dans un étrange tintement qui pourrait bien s’éteindre sous le premier vent, la première rumeur montant de la plaine monotone d’un étang. Est-ce pour ceci, manifester l’exiguïté d’une vie, que la Photographe a intitulé son œuvre « Murs », ce mot semblable au claquement d’un fouet, au raclement d’un fer sur le pavé ? Il assène sa propre vérité et se retire en sa mutique réserve. Et comment ne nullement entendre, derrière « murs », d’autres mots jouant en écho, en approfondissant l’immédiate portée, par exemple « noiR », par exemple « peuR », par exemple « ameR », ce registre du Risque du Réel, cette aRticulation fRicative uvulaiRe, signe de sa Rageante Rugosité ? Certes ce jeu purement phonétique peut vous paraître surfait, dépassant de loin ce que des mots ne sauraient dire à l’aune de leur naturelle modestie. Seulement, je crois qu’il s’agit de ceci, aucun langage n’est gratuit, aucune présence du mot n’est le choix d’une simple fantaisie.
Toujours le sens excède la lettre, toujours une aura détoure l’intention signifiante. Pour cette simple raison « Murs » fait, à l’évidence, signe sur ses entours : intérieur appelant extérieur ; geôle appelant le site libre alentour. En quelque sorte « murs », plus que murs, cette situation, ici, de « Captive » se déportant, symboliquement, en direction de la citadelle de Jéricho s’effondrant sous le poids de l’Histoire, sous le destin nécessairement polémique des Peuples du Monde.
Comme si « Captive »,
en sa situation brisée,
en sa situation d’ultime détresse,
portait en elle, au sein
même de sa chair,
ces errances mortelles,
ces luttes intestines,
ces joutes immémoriales
qui ne sont jamais que
les sombres prédictions
d’une finitude inscrite
à même les yeux,
les mains des Existants.
Les yeux veulent voir mais leur vue est brouillée et limitée. Les mains veulent toucher, mais leurs doigts sont gourds d’avoir voulu saisir et, seul le vide, est leur hôte fuyant. Tels les murs de Jéricho s’effondrant sous les coups de boutoir des Conquérants, « Captive » eût été libérée de sa geôle si la puissance de ses mains avait été telle que la pierre se fût comme dissoute sous la vive impulsion, sous la volonté sans faille, sous la détermination inflexible de se porter au jour sans retrait, sans dissimulation, genre d’éclat de venue à Soi, de brillance et d’étincellement à partir de son être en sa totalité. Mais voici, le réel résiste, c’est même son essence la plus effective. Mais voici, « Séquestrée » paraît clouée par son propre destin à demeurer ici, visage tout contre les briques, mains plaquées à l’entêtement de cette matière dont nulle énergie ne semblerait pouvoir venir à bout.
« Captive », vous ne me voyez ni ne m’entendez, mais ceci n’a guère d’importance. M’adressant à vous, je crois bien, en réalité, ne faire qu’entretenir un soliloque, façon totalement autiste de décréter toute Altérité comme ma possession propre. Vraiment, je ne sais si, en dehors de mon regard, vous existez, si vous n’êtes simplement les voiles flous d’un rêve. Devant vous, cette obstination, ce refus qui vous sont manifestés de ne vous accorder nul espace : privation intolérable d’une liberté que vous ne pouvez que chérir. Mais qui donc, sur Terre, pourrait consentir à cette « servitude volontaire » ? Pas même un Ascète. Pas même un Anachorète retiré tout au fond de sa grotte. Certes, si je me limitais à une interprétation strictement symbolique de l’image dont vous êtes le centre, je pourrais affirmer que la position respective de vos deux mains représenterait une manière d’espoir. La main gauche, celle qui est au passé, engluée dans le noir, semble vous retenir prisonnière, alors que votre main droite, frappée de clarté, semble promise au plus lumineux des avenirs.
Oui, mais je crois que ceci est une illusion, que mon point de vue manque de profondeur à se limiter à cette prise en compte symbolique. Votre existence (mais s’agit-il encore de cela ?), me paraît bien plus se situer dans les mailles étroites d’une métaphysique, un genre de hors-lieu où ne sembleraient flotter que les tulles du doute, où ne s’agiteraient que d’inutiles rideaux vacillant dans l’ombre d’une scène déserté par le jeu des Acteurs. Vous observant de loin, je ne peux que prendre acte de votre détresse, m’identifier en quelque sorte à cette lumière aurorale, crépusculaire, à cette intersection d’un temps sans avenir (votre reflet), dont le clair-obscur constitue l’emblème le plus évident. Le jeu alterné du Noir et du Blanc est sans doute la juste mesure dialectique d’une déchirure surgissant en vous à votre corps défendant. En réalité, vous semblez n’être, « Prisonnière », qu’une relation d’incertitude au Monde, un genre de feu follet vacillant à l’orée des choses, comme si votre exister se confrontait, nuit et jour, à l’épreuve d’un possible qui vous échapperait, vous réduirait à néant. Certes votre corps témoigne de quelques zones de clarté (de zones signifiantes, si vous voulez), main droite pareille à une griffe claire adossée à la lame résistante de la paroi, épaule gauche et omoplate proférant un faible lexique, il ne s’imprime guère qu’à contre-jour de la détresse effusive de l’Ombre.
Vous ne serez pas sans remarquer l’O Majuscule à l’initiale du mot « Ombre ». Ici veut s’affirmer l’essentialité d’une ténèbre, laquelle, provenant de votre origine,
origine de nul mot,
origine de nul son,
origine de nul bouger,
cette Ombre donc vous est consubstantielle, vous ne pouvez lui échapper, elle tapisse l’antre sombre de votre corps, elle glace les lents motifs d’un esprit non encore séparé de sa source. Vous ne vous appartenez que par défaut, vous n’êtes que cette image tressautant des anciennes lanternes magiques, les personnages projetés sur la toile blanche étaient fantomatiques, effigies sépulcrales bien plus qu’effectivités déposées au plein de la concrétude du Monde.
Assurément, comme si vous étiez placée, très chère « Illusion » sous la platine d’un microscope, vous disséquant à l’envi, il me plaisait de vous faire apparaître de la manière qui conviendrait le mieux au régime capricieux de ma fantaisie. Mais sachez-le, vous la « Virtuelle-Présence », vous exposant au scalpel de mon esprit, je ne fais que procéder, intimement, à mon propre dépouillement, je ne donne acte qu’à mon foncier dénuement. Car, voyez-vous, dévêtant l’Autre (cette nécessaire mesure de Soi), l’on ne concourt qu’à se trouver nu au milieu d’un vaste champ de désolation. Sans doute s’agit-il ici d’une complainte à deux voix dont seule celle de l’Officiant extérieur se rend audible alors que son thème adverse, Vous, se perd dans les mystérieuses délibérations du continent métaphysique.
Figée telle que vous l’êtes à ce qui limite votre liberté, vous fixant avec le plus grand intérêt qu’il me soit donné de manifester, vous clouant à votre Destin, j’opère un genre de réduction de qui-vous-êtes, j’ôte de votre étrange parution toute prétention de figuration sur le mode physique, matériel, incarné, et c’est bien la dimension du « méta » qui s’offre à moi, la bizarre mais très éprouvante altitude
de « l’au-delà »,
de « l’à côté de »,
de « l’entre »,
de tout ce qui, tout autour de vous, dessine cette étonnante aura, cet indicible, cet incompréhensible, cet insaisissable, cet indéterminé qui, d’une façon paradoxale sont bien Vous-plus-que-Vous au motif que ce sont ces inaperçus, ces innommés, ces inintelligibles, ces flexueuses disparitions qui constituent votre fondement originaire car le physique n’est jamais que de surcroît, un signal qui clignote, un sémaphore agitant compulsivement ses bras, un phare qui papillote et cherche fébrilement à trouver, dans les travées mêmes de l’obscur, cette esquisse spectrale, ce palpitant archétype dont, ici et maintenant, vous êtes le troublant reflet, simple esquisse fuyante, tremblante figure dont, ici et maintenant, vous êtes la sombre révélation.
Å peine un faible halo,
une irisée nitescence,
une rapide moirure se dissolvant
dans les boucles complexes,
le bourgeonnement pluriel,
les ocelles cristallins du temps.
Temps, oui, à peine nommé,
déjà enfui !
« L’exister à l’épreuve du possible », c’est ceci même pour vous, tourner le dos à vos possibles Ennemis, les Autres, les Choses, le Monde, vous donner selon votre revers, descendre en vous au plus profond d’un gouffre obscur, y déposer vos angoisses, vos peurs, vos doutes, du moins croyez-vous, magiquement, à leur dissolution. Puis « le possible » se donne sous le mouvement lent de la remontée au jour, abandon de cette nuit tapissée de suie qui vous oppresse, vous réduit à n’être que le nimbe de vous-même, cette inconsistance douloureuse, cette peine infligée au peuple de votre chair.
Cependant la sortie dans la carté, bien plutôt que d’être douce lustration de votre corps, active catharsis de votre esprit, votre passage, votre irruption en plein réel sont pure hallucination si bien que, vous agrippant à ce mur blanc (le nul en sa venue sinistrement existentielle), non seulement vous ne saisissez rien de ce qui est hors de vous, mais, pire, c’est de vous que vous êtes en deuil, sur le bord d’une détresse qui semble n’avoir d’égale que la mort elle-même. Pourtant, croyez-le, si d’éventuels Amants se postaient à l’embrasure de la scène que vous offrez, je ne doute guère qu’ils seraient, sur-le-champ,
Êtres de pur désir,
Êtres dont la fougue
amoureuse
vous métamorphoserait en
cet envol hauturier
dont vous seriez
l’effigie la plus rayonnante
qui soit.
Alors rayonnez !
Alors aimez !
Alors Soyez !