Roadtrip Iberico…
Sagres….
Portugal
Photographie : Hervé Baïs
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« L’Homme, la Trace » énonce le titre en une manière d’énigme, laquelle persistera tout le temps que nous n’en aurons déterminé plus avant le sens. Ici, c’est à partir de trois photographies d’Hervé Baïs, que nous voudrions approcher ce concept de l’Être et de ce qui en témoigne, en une approche fondée sur la valeur symbolique des images respectives. Ce sera la tâche de la description que de déflorer quelques significations internes qui, pour être entièrement subjectives, n’en sont pas moins réelles et, sans doute porteuses de dénotations inaperçues à l’aune d’un premier regard.
Sagres vient à nous sur un mode bitonal affirmé : partant du centre de l’image, une vaste zone blanche écumeuse occupe la presque totalité de l’espace, irradiant, saturant la représentation. Cette présence est si évidente qu’elle pourrait gommer, à la seule hauteur de sa radiance, tous les horizons, toutes les perspectives, tout ce qui, hors d’elle, ne ferait figure que de participant adventice sinon totalement infécond. La périphérie, noyée dans une nappe noire, bitumeuse, ne livre que sa propre négativité, son insuffisance à paraître, genre de parole mutique ne s’élevant nullement de son propre désordre. Nécessité d’un temps d’accommodation avant que l’œil, retournant à sa fonction d’exploration du visible, ne nous livre, en une manière d’offrande, cette frêle silhouette humaine, genre de minuscule fétu balloté par les flots. Et, immanquablement, notre esprit se tourne en direction de cet admirable texte de Pascal, « Les deux infinis » :
« Que l'homme, étant revenu à soi,
considère ce qu'il est au prix de ce qui est ;
qu'il se regarde comme égaré dans
ce canton détourné de la nature ;
et que de ce petit cachot où il se trouve logé,
j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre,
les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.
Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? »
Oui, cette parution infinitésimale de l’Homme face à la Nature est, à proprement parler, « vertigineuse », nous ramenant à de plus justes perceptions, elle nous place, inévitablement, face à notre petitesse, à notre nécessaire discrétion, à notre native humilité, toutes vertus qui devraient être les nôtres si nous consentions, un seul instant, à considérer les choses en leur foncière vérité. Mais nous sommes pressés et notre temps nous est compté !
Donc cet Homme de l’image, ce Quidam dont nous ne connaîtrons ni le nom, ni les projets, ni le chemin sur lequel il s’engage, nécessité nous est imposée de l’effacer de notre mémoire, la place aussi nous est comptée en ce domaine. Il aura été, cette simple et évanescente silhouette, ce rapide passage sur la roue du temps, ce vague clignotement, cette brusque syncope parmi les chaos et soubresauts du Monde. En quelque manière, pour notre conscience, son empreinte n’aura duré que l’instant des éphémères, ces fragiles papillons qui se dissolvent à même leur présence à la lumière. Cependant une trace aura eu lieu et temps et il faut croire que le destin de toute trace est de survivre à la rapide mouvance de son phénomène.
Roadtrip Iberico…
Avril-mai 2024…
Forte de Nossa Senhora de Queimada…
Portugal
Photographie : Hervé Baïs
Mais nous quittons Sagres, ses vastes espaces océaniques, pour l’intimité, sinon l’exiguïté du « Forte de Nossa Senhora de Queimada ». L’extérieur le cède à l’intérieur. La totale subjectivité. en lieu et place d’une objectivité (au moins supposée), la sensation supplantant la perception. Nous avons changé de plan, la Culture se substituant à la Nature. Nous avons changé de registre, l’imaginaire éclipsant le réel, l’imaginaire tissant ses arachnéens fils de la Vierge. Y aurait-il perte à ceci ? Nullement, il y a seulement transposition et, parfois, en raison de l’incandescence de l’esprit, il y a transfiguration comme si, à l’Homme habituellement perçu, se substituait l’Homme halluciné, l’Homme recrée de façon entièrement onirique. Peut-être est-ce ici la voie de la trace que de se donner pour simplement hypothétique, genre d’irréalité dont nous devrons doter notre capacité de fabulation afin que quelque chose comme un décalque du réel vienne combler notre attente. Å l’évidence l’Homme est absent. Sa trace ? seulement les ouvrages qu’il a légués à la postérité, de lourds bancs de pierre, d’étroites embrasures de fenêtre puis, plus loin, un signal noir, comme pour indiquer la limite au-delà de laquelle il serait tout à fait vain d’inventer une suite à notre fantaisiste narration. Cependant, nous n’aurions guère d’effort à produire pour faire venir, sur ces assises de pierre, soit des Prisonniers regardant le vide en tant qu’absurdité de leur existence ou bien leurs habituels Geôliers les observant au travers de cette enfilade de ténébreuses fenêtres. Et, sans doute, si nous accroissions volontairement l’empan de notre visée imaginaire, nous pourrions envisager mille autres situations dont aucune ne serait vraie, mais dont la réalité fictive nous déporterait des soucis du quotidien, posant notre liberté en vis-à-vis de ces bien nébuleuses aliénations.
Puis voici le tour venu, pour « Costa Vicentina », de devenir l’emblème à partir duquel l’éventuel sillon de l’humain pourra trouver le témoignage d’un passé qui fut peut-être le sien si, du moins, une possibilité en ce sens peut lui être donnée.
Roadtrip Iberico…
Almograve…
Portugal
Photographie : Hervé Baïs
Si, par un rapide trajet de l’esprit, nous parcourons Sagres puis Forte de Nossa Senhora de Queimada , nous retrouvant sans délai auprès de ces beaux rochers striés de Costa Vicentina, nous percevrons d’emblée la perte, la dissolution de cette trace de l’Homme posée comme fil rouge de notre réflexion. Alors, une brusque réminiscence nous viendra du plus loin du temps, nous y redécouvrirons le très averti Diogène déambulant en plein midi dans les rues d’Athènes, déclamant à l’intention de ceux qui voulaient bien l’entendre :
« Je cherche un homme »
Sans nul doute ses auditeurs le pensaient-ils fou ou, tout au moins, atteint de quelque bizarre anomalie ! En réalité Diogène était à la recherche d’un Homme Vrai, dépourvu de vices, paré des plus belles vertus qui soient, autrement dit d’un Homme Idéal. Bien évidemment, il trouvait des hommes à foison, certainement tous dissemblables, mais aucun ne répondant à son souhait au motif que les Congénères qu’il croisait sous la faible lumière de sa lanterne, étaient des Hommes ordinaires, rien que des Hommes avec leurs fardeaux de vices et de vertus, ces premières éclipsant ces dernières.
Trace d’un Homme Idéal ?
Aucune et l’on comprendra volontiers que le réel ne soit ni complaisant, ni poudré tel le visage d’un Marquis : évidence d’un pur désert en la matière.
En ce qui concerne Costa Vicentina, à défaut d’Idéal, nous nous serions contentés de rencontrer cet Homme ordinaire, cet Homme de la rue et des places, notre Frère en vérité, notre Sosie. Mais ici, sur les falaises du Cap Saint-Vincent, des Touristes, des Curieux, des Nostalgiques dont nulle écriture ne s’est déposée sur ces rochers antédiluviens, leur histoire s’inscrit hors la mémoire des Hommes.
Le temps géologique n’est pas
le temps humain.
Seules ces griffures, seules ces biffures, seules ces stries témoignent du Chaos originel. Si nous pouvons faire la thèse d’un identique Chaos originel qui serait le fondement de l’Homme, alors l’Homme serait ici présent dans ses contradictions internes, le plus souvent irrésolues.
De Sagres à
Costa Vicentina,
en passant par Forte de
Nossa Senhora de Queimada,
toujours une histoire de traces,
de l’Homme, des Hommes,
de la Nature dont proviennent
les Hommes.
Destin de traces,
toujours !