Peinture : Barbara Kroll
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[Quelques notes sur la mise en page de ce texte,
mais aussi de bien d’autres.
Ceux, Celles qui fréquentent mes écrits n’auront pas été sans remarquer que la composition de ces derniers fait le plus souvent intervenir des retraits, des retours à la ligne, des espaces entre les signes, des parties modelées sur le mode du poème, des accentuations graphiques jouant sur l’emploi de polices variées. En la matière je ne pointe nullement en direction de fragments dont certains seraient « poétiques », d’autres relevant de la simple « prose ». Non, cette relation de la forme et du fond, c’est ici le moteur principal, a pour but essentiel de créer des plans conceptuels nettement différenciés, de faire paraître des oppositions de sens, de souligner des reprises anaphoriques signifiantes, de mettre en exergue des notions dont je pense qu’elles sont essentielles à une meilleure compréhension des thèmes abordés.
Autrement dit, bien plutôt que de constituer un parti-pris « esthétique », ces artefacts sont à considérer comme la nécessaire alternance de vérités relatives (les passages en prose courante) et de vérités qui ne se voudraient nullement absolues, uniquement essai de renforcer, de souligner ce qui, selon moi, dans le réel de l’écriture, mérite d’être porté à une plus évidente considération, dimension idéelle sans laquelle la mise en écriture ne proposerait que l’aspect d’une plaine monotone, rien ne s’enlevant, (colline, ligne directrice d’un plateau, rythme d’arbres, falaises, puisque le recours à la métaphore se donne comme inévitable), rien donc ne se détachant à l’aune d’une vision linéaire, monochrome des choses. Tout ce qui fait saillie, tout ce qui sort de l’ombre, tout ce qui fait Forme, voici, à mon sens, ce qui revêt la guise d’une immédiate satisfaction, car comprendre c’est vivre selon des nervures, des racines, des rhizomes qui nous disent le lieu de notre Être.]
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Sais-tu combien il serait dommageable, à l’entièreté de Soi, de ne nullement inclure en son corps, aussi bien en son esprit, ces fluctuantes images, ces passées soudaines sitôt enfuies, ces brusques illuminations, ces surgissants feux de Bengale, ces braises vives bientôt éteintes, toutes ces grâces qui cernent nos fronts de Rêveurs de mille et de mille illusions, qui essaiment en nous ces nuées de réels prestiges, qui libèrent en nous les incroyables motifs de ces chimères. Le jour durant, toutes ces faveurs nous portent, nous grisent, nous installent en cette aire de sublime vol hauturier, si bien qu’en descendre, par un effort de notre volonté, serait pure déchirure, retrait de Soi d’une bienveillante et lumineuse Arcadie. Parfois est-il nécessaire (mais ce n’est nulle aliénation) de demeurer en cette zone médiane, intermédiaire, manière de doux flottement, de fluctuation à peine visible, de cotonneuse présence,
une partie de Soi inscrite dans la raison consciente,
une autre partie confiée au rythme lent, imperceptible,
fuyant, de son territoire inconscient.
Alors il s’agit là, au contraire du rêve totalement exclu du site de la conscience, d’un mixte de réel et d’irréel, état d’âme que pourrait bien symboliser notre condition lorsque, pris d’alcool ou sous la puissance d’une substance narcotique, nous touchons d’une main le mur compact du réel, alors que de l’autre, ce mur présente des lézardes, de souples cavités, des portions laineuses, de l’irréel donc, nous nous y adonnons avec confiance, identique au jeune enfant qui longe l’abîme et sautille de plaisir sans même en apercevoir le danger. Notre total plaisir est alors entièrement contenu dans ce genre d’étourdissement, d’enivrement, de ravissement, tous prédicats qui conviennent à ces formes évanescentes, fluctuantes, toujours en recomposition de leur être.
Mais, vois-tu, à défaut de poursuivre une réflexion abstraite qui ne pourrait que t’égarer, qu’il me soit permis de te raconter - je ne sais trop comment je dois nommer cet événement de l’aube, tout près du réveil : « rêve », « songe », « rêve éveillé », « méditation flottante », « rêverie ludique », « fantasme onirique », les qualificatifs pourraient ainsi être évoqués à l’infini -, te narrer donc l’histoire étonnante de ces architectures fragiles, de ces chairs nacrées, de ces modelés subtils, de ces tracés flous, de ces matrices toujours en recomposition de soi, elles me visitent fréquemment et me mettent en demeure, sinon d’en traduire immédiatement le chiffre, du moins de les appréhender, certes dans le doute, mais avec le secret espoir que leur lexique ne demeure, pour moi, pur hiéroglyphe.
Me voici donc sur le seuil d’une révélation, révélation de ce qui est autre qui toujours me questionne et, le plus souvent, me laisse dans un état de suspens dont je mets un temps infini à revenir.
Å revenir, mais à quoi ?
Mais à qui ?
Certes, revenir au Monde des choses
ordinaires, contingentes.
Certes revenir à Soi, mais est-on jamais
parti de ce Soi qui nous enchaîne
et le plus souvent nous aliène ?
Rivé à Soi, c’est le centre, uniquement, qui fait sens alors que la périphérie, là où brille la multiple signification des choses, la périphérie donc fait mine de s’affaisser sous le poids de sa propre vacuité. Alors, Seul le Soi bourgeonne, seul le Soi entretient cette mince étincelle tout autour de laquelle il fait ses incessantes girations. Le Soi-satellite effectuant ses voltes autour du Soi-planète et les comètes tracent dans le ciel leur sillage d’argent qui reste inaperçu, le Soi trop occupé de Soi. Mais, en réalité, le Soi peut-il différer de qui-il-est, être Ceci, et, en même temps, être Cela ? Cette interrogation est vertigineuse au motif que le Soi se mettant à différer de son essence est condamné à chuter lourdement dans un exister sans horizon qui promet de l’aveugler, de le confondre avec l’arbre, avec le rocher, avec la butte d’argile couchée sous la zébrure du ciel.
Alors, que faut-il au Soi afin qu’il puisse se libérer de ses chaînes, que son cheminement se distingue du motif de la Nature, que sa progression se détache sur le fond opaque des Choses, que sa singulière avancée puisse le faire se délier des autres Présences existentielles ? Ceci, cet essai d’extraire son Soi du factuel, je te demande avec insistance de m’indiquer la voie du possible en lequel, se reconnaissant Soi jusqu’en sa totalité, son essence se donne enfin comme le bien le plus précieux, l’emblème le plus haut, l’esquisse la plus aboutie qu’il soit en mesure de présenter à l’énigmatique visage du Monde. Oui, car le Soi ne saurait être que la mesure d’un SENS porté à sa pointe la plus extrême, faute de quoi il ne pourrait même plus faire phénomène à ses propres yeux, rejoignant en ceci ce Néant dont, pour un temps, il a pu s’exonérer mais avec lequel il est en dette.
Mais sans doute vas-tu penser que je me suis éloigné du sujet qui nous réunit, cette image tracée à la sanguine sur la plaine d’un mur, cette esquisse à peine venue à soi d’une forme féminine possiblement issue d’un songe. Non, c’est d’elle et uniquement d’elle que je t’entretiens depuis le début de notre conciliabule, dont je ne m’étonnerai guère qu’il te parût hors de propos, comme si, encore pris dans les allées d’un rêve, en sortir constituât une réelle épreuve, sinon un tangible danger. Méditant ceci, cette exclusion du songe avec tous les risques qui y sont attachés, tu seras plutôt dans le vrai. Mais il me faut recourir à un essai de description censé t’apporter quelque lumière. Il y a peu, je mentionnais « la mesure d’un SENS porté à sa pointe la plus extrême », et je reconnais combien cette formule prise au pied de la lettre peut te paraître alambiquée, sinon gratuite. Mais rendre à cette assertion son contenu exact, afin d’en « sauver le phénomène », voici en quoi va consister mon argumentation.
L’image et la signification que je lui attribue
Le sol est noir, noir de Fumée, il ne profère rien, il se dissimule en son être bien plutôt en sa guise de « non-être », faudrait-il dire.
Sur ce sol de nulle venue, un banc est posé, livré à son intime solitude. Il est banc et entièrement ceci, comme une impossibilité à sortir de sa nature de bois.
Å gauche, le mur est d’un noir identique à celui du sol, sans doute sa non-profération se double-t-elle d’une identique non-profération, le cadre théorique d’une porte ne venant à la parution que sur le mode du retrait.
Le mur de face est un vague badigeon blanc grossièrement exprimé, il laisse encore paraître cette nullité noire dont il paraît témoigner, comme si cette teinte de deuil altérait définitivement sa prétention à éclore.
Donc tout ici, sol, mur, porte, badigeon, tout exprime la quasi impossibilité de porter à l’être ce qui devrait faire sens pour nous, à savoir le lieu d’une chambre avec la nécessaire narration qui pourrait s’y inscrire. Nous dirons, à des fins de convention, que tous ces éléments symbolisent, a minima, l’exister en sa contingence, en sa pesante factualité. Nous n’avons nul pouvoir d’en changer le statut, nous ne pouvons que constater cette fermeture, cette léthargie, cette surdi-mutité qui les affectent et les réduisent à n’être que des caractères amorphes, des entités dévitalisées, de végétatives concrétudes si proches de l’occlusion du monde minéral.
Jusqu’ici, nous n’avons nullement évoqué, sauf en une vague allusion, la présence de celle que je m’empresse de nommer « Sanguine » (le sang n’est-il cela même qui irrigue la vie ?), et il nous est demandé de l’amener à paraître dans une manière de félicité discrète, s’opposant en ceci à l’obscurité native du sol et du mur, à l’étroitesse formelle de la porte, à la posture têtue du banc. Car, ici, sans qu’il soit besoin d’insister, l’opposition est patente, la dialectique est vigoureuse qui place
dans l’ombre du non-sens
toutes ces inapparences,
qui place dans la dynamique de la lumière
cette Humaine Épiphanie
porteuse, en Soi, des plus hautes valeurs qui puissent avoir cours, ici et là, sur la libre surface de la Terre. Nous ferons l’hypothèse que sol, banc, porte sont les projections de l’exister en sa réalité la plus évidente, alors que Sanguine sera la valeur onirique issue de l’imaginaire de quelque Rêveur.
La nappe des cheveux s’écoule vers l’aval avec une sorte de rythme joyeux, chaque mèche disant à sa façon l’étrange beauté du Monde.
Le front est large qui reçoit la douce effusion de la clarté, qui se fait l’écho des sublimes idées placées sous la margelle de peau.
Les paupières sont pudiquement baissées en signe de méditation-contemplation, de retour sur Soi, manière d’approbation de qui-elle-est, « Sanguine » en cette manière d’éternité qui semble la visiter.
Les yeux, on les devine tournés vers l’intérieur, occupés à l’inventaire heureux, limpide de Soi.
Le nez est droit, pareil au signe d’une vérité.
Le bras droit accueille l’offrande du visage, cette dimension de pure transcendance dont, nous les Humains, devons faire le lieu d’une exception en même temps que d’un étonnement, donc d’une interrogation philosophique.
La bouche est doucement close sur le délicieux fruit du langage, abritant quelque secret.
Ce sont, à l’évidence, ces cheveux, ces yeux, ce nez, des formes sensibles reflétant, selon le paradigme platonicien, les Formes Intelligibles dont elles ne sont que les participants, ici et maintenant, sous cette lumière, sous ce jour, en cette heure. Les Formes Intelligibles sont grosses de leurs participants, cette pluralité du Sensible qui se décline sous les espèces des choses diverses, du peuple menu de présences presque invisibles, de la prolifération du vivant, du cheminement polychrome des Existants, de la densité sans pareille du chiffre illimité des phénomènes, ils nous inondent de leurs toujours renouvelées esquisses. Oui, je te le dis, il en est ainsi du destin des Formes Immuables, éternelles, fixes, d’être traversées (nous n’en sommes jamais conscients, nous les pensons définitivement clouées à même leur nature), donc d’être le lieu de renouvellement infini
de multiples mouvements,
de mutations de lignes flexueuses,
de pullulation de linéaments,
leur revers expliquent leur endroit au motif du nécessaire principe de contradiction. Rien ne saurait s’élever de Soi qui ne jouxterait que le néant.
Il faut toujours une confrontation,
l’instauration d’une polémique :
le Noir opposé au Blanc ;
l’Esprit à la Matière ;
le Chaos au Cosmos,
la Forme à l’Informe
Faute de tension interne, de puissances cachées, ces manifestations, telle une Babel d’argile soumise à l’érosion de la pluie, ces étonnantes parutions s’effondreraient sous leur propre poids, abandonnant leur être à même sa native irrésolution, sa faiblesse originelle.
J’en conviens, que mon exposé des soi-disant motifs inclus en cette image te paraisse flou, sans relation réelle avec ce qui s’y manifeste, à l’évidence dans la simplicité, je suis alors conscient de ton nécessaire égarement. Parfois la distance est grande qui sépare la vision d’une chose de son interprétation. C’est la dimension singulière, particulière, infiniment subjective des ressentis, des émotions, des conceptions qui en détermine la forme, l’aspect, le visage à nul autre pareil.
Tu le sais, je crois, rien ne me fascine davantage
que cet invisible qui se glisse
sous le visible,
que cet inaudible qui végète
sous la parole,
que cet insaisi qui reflue
sous le geste de toute saisie
Ne s’enquerrait-on que du réel en sa massive venue et, ayant tôt fait le tour des choses, nous demeurerions en une sorte d’hébétude semblable à celle qui affecte le Savant dont les cornues ne lui délivrent plus ni secret chimique, ni formule alchimique alambiquée, cela même qui le porte en dehors de lui vers cet énigmatique Univers dont il ne cesse de sonder l’éternel mystère.
Nul n’est plus heureux que le Chercheur d’or, logé à la pointe de son désir, c’est lui, ce désir rougeoyant qui le fait aller de l’avant, qui lui fait prendre tous les risques insensés. Je crois que je suis de la même étoffe : apercevant ce filon doré en son mystérieux trajet parmi la touffeur de la glaise, c’est toute ma personne, aimantée, magnétisée, électrisée, qui se lance à la poursuite du précieux métal. Sans doute les Naïfs croiront-ils que seule la possession de la précieuse pépite pourrait combler mes souhaits, saturer la totalité de mon désir. Combien ils se trompent et tu me connais assez pour savoir qu’ils font fausse route.
Non, ce n’est pas le métal qui m’attire,
bien plutôt son aura, son étincellement,
son rayonnement, sa réverbération, sa radiation
Certes, tu auras sans doute compris combien les exemples que je cite sont chargés de symboles, c’est-à-dire investis du sens le plus complet qui se puisse imaginer.
Si je dis : « perle », « trésor »,
« joyau », « chrysocale »,
« louis », « pépite »,
je ne dis que ce qui fait phénomène,
m’apparaît, vient à moi,
le plus souvent dans l’illusion, la tromperie,
disant ceci, j’énonce le Sensible
en sa matérielle présence,
son indubitable effectuation
Et maintenant, si je dis à nouveau :
« aura », « étincellement »,
« rayonnement », « réverbération »,
« radiation », tu auras compris
que j’ai changé de plan, que,
de la matière sensible
j’ai gagné les hauteurs
de l’Intelligible,
qu’il ne s’agit plus de préhension par
l’intermédiaire des cinq sens, mais
de pure intuition intellectuelle,
de pur exercice du concept,
de libre venue de l’imaginaire,
de diffusion à l’infini de l’éther du songe,
d’efflorescence des dentelles du rêve
Oui, c’est ceci qui me tient lieu de recherche. Le réel, je le fais tourner, tourbillonner au creux de la batée, mais je ne m’arrête nullement à ces multiples paillettes, seulement à l’éblouissement qu’elles font naître en moi. Oui, tu t’en doutes, je préfère le ravissement, l’étourdissement, le saisissement aux certitudes bien trop ancrées dans les rouages d’un réel le plus souvent lourd à porter. D’une façon totalement théorique (étymologiquement « contemplative »), fixant mon attention sur cette image, ce ne sont ni le sol, ni les murs, ni le banc, ni la porte qui retiennent mon attention mais la représentation de cette irréelle présence, cette douce suggestion plutôt qu’une insistante affirmation, ce susurrement plutôt que ces clameurs, ce scintillement au large des yeux, plutôt que cette évidence en pleine lumière qui ne laisse plus rien au hasard, qui, en un seul mot, clôture la totalité d’un sens que nous ne pouvons plus aménager puisque son affirmation immédiate nous prive de toute liberté à son égard.
Seul l’Intelligible nous rend libres.
Seul le Sensible nous aliène
à sa trop visible présence
Vois-tu, et je crois que tu ne seras guère étonnée,
je ne fais que suivre la pente de mon irréfragable Destin,
je ne fais que remonter à la source de mes affinités,
je ne fais que donner droit à l’immense mesure
de mes thématiques obsessions, essai,
toujours, de percevoir l’Idée,
de faire bon ménage avec l’Imaginaire,
de privilégier le culte de la Rêverie,
de faire apparaître, en lieu et place
de la matière sourde et têtue,
cette belle pierre philosophale qui se nomme concept
et nous emporte loin de nos préoccupations ordinaires,
enfin de réduire, autant que faire se peut,
le tangible, le consistant, le résistant,
ce qui, en un mot, nous prive de notre liberté,
de leur opposer cette arche immense de l’Idéal
au gré de laquelle, seule une lumière puisse se lever,
le Soleil nous faire don
de son immense prodigalité.
Tu le sais, ici au milieu des pierres blanches de mon Causse,
je ne tiens debout qu’à me situer au sein de cette écaille de blancheur
que je pourrais dire « immaculée »,
tout ce qui gravite autour est pure illusion !
Avec le souvenir de l’Amitié.