Corps abandonné II
Barbara Kroll
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Les corps, il y a les corps d’ivoire,
les corps de pure beauté comme
dans « Le bain turc » d’Ingres.
Le corps « Femme allongée de Séleucie »,
corps de pierre patinée qui porte en lui,
l’antique résille des siècles passés.
Le corps de « Nu couché » de Modigliani
illuminé de sa pure radiance solaire.
Le corps de « Vénus » du Titien,
ce chiffre d’une infinie volupté.
Le corps « d’Olympia » de Manet
en son troublant réalisme.
Le corps de « l’Apollon du Belvédère »,
la perfection faite marbre.
Tous les corps sont admirables,
tous les corps sont vulnérables.
Å peine un corps est-il né que son étonnante venue au Monde porte déjà, en soi, les germes de sa propre corruption. Le corps est cette manifestation, en nous, de la Nature en sa pure exubérance, en son effective donation, en laquelle, Principe de Contradiction, le retrait est inscrit en tant que son essence même. Tout corps qui se donne, en sa signification interne, se retient.
Retenue du corps de l’enfant en sa fougueuse destination ludique, toujours il freine tout au bord du danger.
Retenue du corps adolescent dans sa libération vis-à-vis de la jungle sexuelle.
Retenue du corps de l’Amante en son geste d’amour, elle tient son désir en réserve.
Retenue du corps adulte en sa sublime exaltation laquelle, trop vive, ne pourrait que l’exposer aux morsures des expériences sans retour.
Retenue du corps du Vieillard, il s’agrippe aux derniers lambeaux d’existence afin de retarder le fatidique moment de la finitude concrète, irréversible.
Retenue du corps en sa naturelle expansion, il doit ménager une niche pour l’esprit, creuser une crypte au sein même de sa chair, espace nécessaire à sa propre reconnaissance, à sa propre estimation.
Le corps est fête,
le corps est joie qui reçoit,
depuis le plus loin des temps,
signes de reconnaissance,
signes de singulière manifestation.
Corps des bains et des ablutions,
corps des massages,
corps de méditation,
corps armoriés de tatouages,
corps porteurs de scarifications,
corps ornés du luxe des colifichets.
Le corps est tombeau,
le corps est deuil qui recueille
les stigmates de la souffrance,
devient le lieu des excisions,
des sacrifices, des persécutions.
C’est tout ceci, le corps,
l’ombre et la lumière,
la manifestation et la négation,
l’emplissement et la sensation de vide,
la plénitude et le creusement,
l’exposition et le dissimulé.
Å l’aune de ces essences aussi bien jaillissantes que sauvages, l’œuvre de Barbara Kroll trace le chemin exemplaire car le corps s’y donne selon l’empreinte du positif, de la dilatation, du rayonnement que viennent parfois rabattre ces autres corps retirés en eux comme en une geôle, corps sacrificiels et de lourde incomplétude. Bien évidemment, en tant que socles réels de notre existence, ils ne font qu’en suivre les méandres, en épouser tantôt les félicités, tantôt en subir les funestes atteintes.
Les deux œuvres approchées aujourd’hui, appartiennent à cette sphère que l’on pourrait dire « aporétique » en ce sens que rien ne s’y inscrit que de l’instable, de l’immaîtrisé, du manque-à-être, manières de vides, de creusements, d’anfractuosités qui en compromettraient le pesant destin de chair commise à sa propre fin. On aura noté que les titres des œuvres, placées sous la rubrique « corps abandonnés », ne signifient en leur fond, que des essais picturaux inaboutis, des échecs de la brosse, des refus de l’art de se plier à la volonté de l’Artiste. Si ce dernier se donne, le plus souvent, tel un savant Démiurge faisant jaillir de son pinceau d’évidentes formes esthétiques, bien souvent, ces formes se refusent à se manifester, si bien qu’il ne résulte, le plus souvent de ces essais, qu’un illisible fatras de signes dont ne pourrait se lever nulle sémantique. Les toiles, abandonnées au clair-obscur de l’atelier, sont alors en attente d’être reprises en un geste qui, peut-être, pourrait un jour, sinon totalement les accomplir, tout au moins les extraire d’un vertige, d’un chaos, d’un maelstrom qui les condamneraient à demeurer la face la plus visible d’une défaite, d’un naufrage. Or ces lapsus, ces manques, ces vortex impriment dans la conscience les empreintes évidentes d’une impossibilité d’imposer à la matière l’irrémissible loi de ses propres désirs. C’est, ici, la fierté du Peintre qui est mise à l’épreuve, comme si, pour lui, pour elle, il s’agissait d’une question de vie ou de mort.
Créer est Vivre.
Ne pas Créer est Mourir
Mon examen des œuvres de Barbara, débutera par « Corps abandonné II », pour de simples motifs de présence, en cette forme humaine, des traits les plus désespérants d’une essence si éprouvée en sa structure même qu’elle en deviendrait une sorte d’inconcevable territoire dont s’extraire ne le pourrait qu’à la mesure d’une exténuante tâche. (La toile qui nous occupera ensuite a déjà entrepris sa remontée vers la lumière du jour, vers sa propre signification). « Corps abandonné II », comme si cet abandon traçait une désertion quasi complète du sens. Non seulement le corps est partiel, sans tête, sans avant-bras droit, sans partie inférieure, mais outre qu’il soit incomplet, il fait signe en direction d’un gésir maculé de rouge, dont on devine qu’il s’agit du résultat sanglant du long travail d’une invisible Parturiente. L’ensemble de la toile s’en trouve atteint si bien qu’une mare rose en constitue le fond le plus visible.
Celle qui, ici, voudrait se dire ne le peut qu’à l’aune des convulsions, coulures, giclures qui ressemblent si fort à la rage de l’Artiste s’aliénant davantage au fur et à mesure que son essai de création se solde par ces évidentes manifestations d’un douloureux échec. Il faut beaucoup d’humilité pour qui veut modeler les formes, leur donner vie, insuffler en leur matière ce levain des significations au gré desquelles ces hésitations, ces reprises, ces indéterminations deviendront œuvre dont les futurs Voyeurs ne percevront nullement de quelles contradictions, dissonances, antinomies ces harmonies picturales sont l’aboutissement, « naturel » si l’on peut dire. Un calme, une sérénité succèderont à la tempête, conservant cependant en eux, au plus secret, ces sombres énergies douées des puissances les plus redoutables. Et ce sont bien ces étranges pouvoirs, ces irrépressibles fougues, ces archaïques pulsions qui traceront, dans l’épaisseur de son derme, ces lignes invisibles, mais toujours actives par lesquelles les Observateurs prendront conscience de ceci même d’obstination, de pure volonté qui y auront été semées comme leur nature la plus active, la plus réelle.
« Corps abandonné I » « Corps abandonné II »
Et maintenant, comme dans nombre de mes articles, je vais mettre en relation ces deux images, de manière à les envisager comme si elles constituaient une genèse temporelle, « Corps abandonné I », précédant, dans le travail de l’Artiste, « Corps abandonné II ». Ceci afin d’introduire, dans la méditation, le dessein d’un possible progrès, d’un accomplissement toujours porté plus avant, dessein situé à l’orée de la conscience créatrice, fondement de son exigence essentielle. Si le partiel du traitement du corps peut se donner comme identique dans les deux œuvres, le Modèle en sa totalité échappant au regard des Voyeurs que nous sommes, cependant nul ne pourra soutenir longtemps que les motifs signifiants y soient identiques. Bien loin que « Corps II » ne rejoigne en sa sanglante solitude « Corps I », ce qui devient évident, c’est que le caractère de lourd pathos rétrocède au vu de cette blancheur de talc, de cette irisation de neige qui viennent atténuer toutes les traces antécédentes (giclures, éclaboussures, lacis rouges, désordres graphiques) leur substituant, sinon une entière sérénité, du moins un calme relatif, un repos salutaire. Ce qui se donnait à la façon d’un « dépeçage » corporel, d’une brisure des membres, d’une « Victoire de Samothrace » sacrificielle tout entière inclinée à quelque motif aussi barbare que sanguinolent, devient par la magie du travail d’atténuation du spalter, une manière de falaise de craie virginale sur laquelle pourront s’inscrire, à l’encontre du précédent motif, les signes d’un possible apaisement.
Å l’évidence une unité a été regagnée et si, encore, quelques traits chaotiques, désordonnés surgissent ici et là sur fond du subjectile, il ne saurait s’agir que de remarques marginales venant jouer en mode dialectique avec le blanc contenu de la forme humaine. Ce que fait le vigoureux tracé noir qui encadre le corps, tracer les limites d’une barbacane au sein de laquelle le Sujet qui y trouve refuge, pourra s’envisager sous la synthèse d’une possible figuration humaine, nullement sous la forme primitive (« Corps I ») d’un genre de tubercule pouvant à tout instant régresser dans le marigot informe dont il provient en toute certitude. Si « Corps I » nous entraînait inévitablement en direction, soit du corps morcelé de la petite enfance avant même que le « Stade du Miroir » n’en ait assemblé les fragments épars en vue de la constitution unitaire, ou bien nous déposant au pied même de ces formes des Sujets autistes immergés dans le morcellement anatomique sans possibilité aucune d’en pouvoir sortir, « Corps II » nous réconcilie avec l’idée même de corps, sa logique, sa complétude, sa signifiance existentielle.
Pour résumer, si « Corps I » venait à nous selon le profil inaccompli d’une dé-mesure, « Corps II » en réhabilite, en quelque sorte, la forme lacunaire, comblant les vacuités, colmatant les failles, operculant les interstices au gré desquels, non seulement notre vue se troublait, mais au motif que nous courrions le risque d’y sombrer « corps et âme » car ne trouver nul sens à une forme humaine revient à ne trouver nul sens à la forme qui est la nôtre. Impérativement, il nous faut trouver des points d’appui, des lignes d’amarrage dont nous pourrons faire notre fil d’Ariane selon « la traversée des apparences » de la vie en son continuel clignotement.
En notre époque tellement soumise aux morsures continues de l’irrationnel, aux aberrations complotistes qui sont le contre-exemple de la pensée, aux résurgences, partout, sur notre Planète, des motifs archaïques de l’inconscient, aux arraisonnements de toutes sortes qui se donnent comme l’antinomie de la Raison des Lumières, comment ne pas faire surgir, à même la clarté de sa conscience, ces deux toiles dont « Corps I » manifesterait la verticale symbolique de l’absurde en son visage le plus aberrant, alors que « Corps II » se voudrait une atténuation de l’œuvre antécédente, comme si sa posture, traitée de manière plus pondérée, plus équilibrée, constituait un essai de sortir par le haut des basses fosses où ne font que croupir les eaux délétères de l’humaine perversion, de sa violence native, de son inclination constitutive au mal, à la fausseté des jugements, aux conduites insensées. Certes le Bien, cet Universel seulement levé dans l’azur à la force de l’Idéal, jamais ne pourra habiter la totalité de la Terre, inonder le cœur de ses Habitants de vertus dont ils ne sont guère capables, à commencer par nous qui écrivons, nous qui lisons, car nul ne peut s’exonérer des exhaussements et des failles de l’essence humaine.
Regarder ces deux œuvres, à cet égard des maux terrestres, devrait, après un premier regard esthétique, se porter, immédiatement, en une réflexion éthique qui ne ferait nullement l’économie d’un examen de conscience. « Examen de conscience », certes cette formule terriblement « datée » ne pourrait aujourd’hui faire signe qu’en direction des vœux pieux d’une humanité conseillée par quelque antique Directeur de conscience. Mais, sans qu’il soit besoin d’une aide extérieure de quelque nature qu’elle soit afin d’être au clair avec soi-même, faire retour sur Soi est en la capacité de Chacun, de Chacune. De nos jours il est de bon ton d’émettre une vérité qui semble exister de toute éternité avec la forme d’une évidence, laquelle peut se résumer au fait qu’en l’esprit de nombre de nos Congénères, le caractère de « toxicité » est si répandu, dans le genre humain, qu’en dehors de quelques Amis très chers, à commencer par soi-même, la presque totalité des Autres peut recevoir cet étrange prédicat de « toxique ».
Mais si, en toute logique, on retourne le compliment envers Ceux, Celles qui en émettent le sévère jugement, alors, Tous, Toutes autant que nous sommes, pouvons nous ranger sous cette bannière d’une nocivité-toxicité à l’œuvre dans la Condition Humaine. Certaines prises de position considérées « modernes », le Toxique en sa confondante présence, ne s’alimentent jamais qu’à des postures infondées, qu’à des opinions épidermiques sans grande épaisseur. Sans doute doivent-elles prêter à sourire de cette naïveté ambiante qui colore des chemins existentiels contemporains que nul orient ne guide plus vers des méditations intérieures, vers des considérations émises selon les règles d’un jugement sûr de soi.
Or, pour en revenir aux deux œuvres de Barbara Kroll, si « toxique » il y a, sa traduction formelle plastique consisterait en ces violentes hachures, en ces gestes créateurs contrariés par la force irrépressible du réel, accidents d’un non-sens qu’un travail de réhabilitation viendrait colmater à la force d’une peinture douée de pouvoirs balsamiques.
Oui, notre Société a grand besoin
d’un baume, d’une caresse,
d’une affection, d’une reconnaissance,
tout comme nous tous sommes
en recherche de cet Amour
que nous moquons parfois
au motif d’en être
mortellement privés.
De la dé-mesure
Constamment
Ardemment
Nous voulons
biffer le « dé »
Car la mesure est
Le vœu le plus cher
De l’être