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5 avril 2025 6 05 /04 /avril /2025 08:01
La danse

« La danse de la vie »

Edvard Munch

 

Source : Wikipédia

 

***

 

   Pour qui ne connaîtrait nullement le style néantisant de l’Artiste, nous ne pouvons douter que cette découverte de « La danse de la vie » ne crée en lui, en elle, un véritable choc, un genre de commotion directement archivable dans le massif ombreux de l’inconscient là où, sur fond de vide, se laissent lire les traits de la finitude en leur lueur blafarde, une manière de phosphorescence à elle-même sa propre hallucination. Et, à la seule lecture du titre, « La danse de la vie », nul ne s’étonnera qu’un vertige de pure incompréhension ne se saisisse du Voyeur, de la Voyeuse encore immergés, pour un temps, dans le bain tiède, balsamique, dont leurs corps sont ornés au motif que ces derniers reposent encore dans l’illusion existentielle d’une possible joie. Campant, ou plutôt s’agrippant de toute leur volonté au roc des certitudes, rien ne les laissera en paix tant qu’une révision des points essentiels de la Vie en son essence n’auront été résumés, assimilés en leur plus exacte vérité. Ainsi, face à l’énigme de la toile, énumèrent-ils en silence ces beaux et rassurants principes existentiels dont ils sont « maîtres et possesseurs » depuis au moins le seuil de leur naissance. Convaincus de la justesse de leur vue, pourraient-ils se disposer aussitôt à déployer, à l’horizon de leurs têtes, un genre de bannière sur laquelle, au moyen de quelque crayon magique, ils écriraient l’équation suivante :

 

VIE = MOUVEMENT = PUISSANCE = DÉSIR

 

   Réalité tripolaire que nul ne pourrait remettre en question qu’au risque de sa propre annihilation. Un seul de ces pôles serait-il absent et le jeu des équivalences, soudain mis en danger, compromettrait la solidité, la tenue de l’édifice existentiel. Ce qu’il nous reste à faire à présent, endossant la vêture des Quidams désorientés par la représentation, éprouver, comme eux, la scène en sa plus verticale rigueur. La parcourir du regard et se laisser guider par l’unique arabesque des sensations car, ici, il y va d’une réelle angoisse somatique, comme si un pieu chauffé à blanc (oui, pensez au Cyclope aveuglé par Ulysse) perforait, non seulement le bloc de notre anatomie, mais ferait s’étoiler notre conscience en mille fragments irréductibles à leur reconstitution unitaire. Ce qui doit être affirmé, en tant qu’évidence première, c’est que nous ferons de cette peinture une lecture selon son revers, à savoir sa charge d’affliction primitive, archaïque, alors que le titre nous aurait proposé seulement son endroit, la possibilité de quelque félicité.

   Ce qui frappe d’abord l’imagination, quant à une œuvre supposée exalter le sentiment attaché à la vie, c’est bien la noirceur de la composition. Le ciel est sombre, une à peine variation, une climatique lugubre inclinant dans des teintes de plus en plus sombres, depuis Zinzolin jusqu’à nuit Indigo en passant par Violine soutenu. Certes, tout ici baigne dans le nocturne le plus glaçant, en témoigne le long pleur de la Lune se répandant dans la mare liquide d’un ciel aux limites mêmes de sa propre énonciation. Et cette mutité du ciel trouve sa naturelle correspondance, son prolongement sémantique en cette prairie pareille à une étole qu’on aurait longuement immergée dans quelque mare verdie d’algues et de mousse. Lumière de glauque aquarium, sourd éclat de catacombe, étroitesse d’ombre d’une meurtrière que nulle clarté ne vient éclairer. Si je ne craignais d’abuser, en raison de mon attrait natif pour les couleurs, j’ajouterais simplement à cette peinture lexicale, les beaux attributs de Sarcelle, Bouteille, Sapin et, pour couronner le tout, Chrome comme pour éteindre le peu de lumière qui, jusqu’ici, aurait survécu à l’éclairement de la parole. Voici pour le paysage et, nous les Voyeurs, sommes presque exténués au terme de notre parcours, tellement l’air est irrespirable, il faudrait l’ouvrir à la lame, tellement l’herbe est drue, il faudrait la perforer au coutre.

   Si, à l’évidence, ciel et prairie jouent à titre de fond, ceci constituant leur caractère minimal, ils se donnent bien plus en tant que fondements de la tragédie humaine qui y déroule son pesant destin. Ciel, prairie, sont les précurseurs, les nervures anticipatrices de l’accablante et oppressante réalité-vérité à venir car ici, en la matière, nul intervalle ne cherche à s’établir entre réalité et vérité, l’une est le sosie de l’autre, sa forme gémellaire. Ce qui veut dire que le réel en son impitoyable visage, ne ménagera nul repos à notre vision : son épiphanie, ceci vigoureusement énoncé, n’est rien moins que mortelle. L’affirmer au-delà serait se complaire au jeu immoral des truismes. Une évidence se suffisant à elle-même, la redoubler est signe de pure indécence.

   Et puisque, plus haut, nous parlions de revers du titre qu’il s’agirait de réaménager selon la formule :

 

« L’immobile gigue du désêtre »

 

   nous allons voir en quoi la rhétorique de Munch en est la parfaite illustration. Afin de trouver l’équivalent dans l’ordre des mots, sans doute conviendrait-il d’aller dans les parages de « L’inconvénient d’être né » d’Émil Cioran, du « Sentiment tragique de la vie » de Miguel de Unamuno ou bien encore « Du néant de la vie » de Schopenhauer. Dans tous ces ouvrages s’inscrit, comme en creux, en tant que revers du tragique, cet amour radical de la vie qui, parfois, ne peut s’exprimer que par antiphrase. L’ironie tient lieu d’avoir.

   Mais chacun en conviendra, commenter, dans l’espace d’une peinture hautement métaphysique, le seul paysage reviendrait, par nature, à en évincer l’essentiel caractère puisque ce sont bien les Sujets de la scène qui y inscrivent les sèmes de cette irréalité opérante qui les cloue à la toile et les donne pour de simples hallucinations de notre esprit. Donc obligation nous est faite de souder, précisément, cet illisible, cet inaccessible, ce pur onirique (ce qu’est la Métaphysique en son insituable substance), tous ces traits qui traversent les Acteurs et Actrices ici présents que la peinture nous offre à la manière d’étonnants farfadets, de coulures ombreuses, de chimères flottant hors leurs corps à défaut d’y pouvoir convenablement séjourner.

   Dès ici, reprenant l’argumentaire fourni par Wikipédia, nous en développons les attendus en les remodelant selon nos propres intuitions. 

   « La jeune fille en robe blanche, qui occupe le côté gauche de la toile », habituellement donnée pour l’image même de « la pureté », donc investie d’une certaine grâce ontologique, la voici étroitement cintrée dans cette longue robe à fleurs, comme s’il s’agissait d’une camisole de force, bien plutôt que de l’écrin présidant à la fête et aux délices de l’Amour. Son visage de poupée triste est entièrement livré à ce que nous supposons être un tourment intérieur qui l’accapare entièrement et ne nous la rend guère disponible, plongée qu’elle est dans son bain insulaire.

   « La figure féminine centrale, vêtue d'une robe rouge, personnifie (…) la passion amoureuse », certes mais encore faut-il lui attribuer le prédicat de « passion triste » cette funeste inclination lui ôtant toute liberté quant à l’expression de ses propres sentiments. Identique à une gerbe de feu éteint qui se lèverait au centre de la toile, foyer supposé de tous les regards dont elle devrait embraser l’esprit des Sujets coprésents, c’est bien l’exact contraire qui se manifeste comme si la flamme atone de sa robe se terminait en cette flaque de sang immolé à sa propre stupeur. Bien loin que cet apparat de danse incarnat se donne pour la partie visible d’un érotisme sous-jacent, l’on penserait avoir affaire à un genre de brasier exténué en provenance directe de l’Enfer, dont elle, la Séductrice ne supporterait la présence qu’au titre se stigmates éloignés de leur source originelle.

   « La femme en noir, à droite du tableau, est la femme exclue », mais alors, l’on peut se demander de quoi cette Personne est exclue ? Exclue de la scène au titre d’une simple jalousie, la Femme à la robe rouge lui ayant subtilisé l’amour de cet Homme en noir, seul projet amoureux qu’elle caressait comme la douceur d’un possible destin ? Affliction que son visage fermé, renoncement à être et à agir que la jonction de ses mains refermées sur leur propre douleur, leur propre inconsistance.

   « La figure masculine au premier plan, dans laquelle se cache l'alter ego de l'artiste, semble comme emprisonnée dans la robe rouge de sa compagne », comme si s’affrontaient symboliquement, en une façon d’abrupte dialectique, le Noir de deuil de la vêture de l’Homme et le faible écho du Rouge de la vie ayant perdu son pouvoir de rayonnement, de fécondation de ce qui vient à elle et ne trouve plus qu’à s’étioler, à se fondre dans la profondeur même du support.

   « Les regards des couples, engagés dans une danse tournoyante qui s'étend sur toute la surface du tableau, sont fixes, comme hallucinés », et c’est bien dans cette manière de synthèse dont ces couples sont l’image que repose la dimension essentielle de l’œuvre en sa valeur effectivement « fixe, hallucinée ». Ce que les trois groupes précédemment énoncés (la Jeune fille en robe blanche ; la figure féminine centrale et la figure masculine ; la femme en noir), venaient apporter d’indication d’une présence métaphysique, les quatre couples les accomplissent sous forme de synthèse. Å la rigidité catatonique des Personnages du premier plan, à leur artifice de mannequins du Musée Grévin, à leur statuaire de momie, donc à leur immobilité constitutive vient s’appliquer, en arrière-fond la « danse tournoyante » des couples enlacés mais, en réalité l’opposition n’est que de surface si, regardant à la lumière de la raison, à la clarté de la logique, par un seul et même trait de notre entendement, nous ramenons la totalité de la scène à ce qu’elle est en son essence,

 

à savoir la seule et unique illustration

du signe avant-coureur de la finitude,

 

   son empreinte venant d’un invisible au-delà, se soudant aux corps, engourdissant les mouvements, figeant les physionomies en cette espèce d’épiphanie de cire et de marbre comme si les Vivants, soudain métamorphosés en statues de sel, identiquement à la Femme de Loth transformée en simple minéral pour avoir « trahi ses inclinations secrètes pour le péché ». Car ici, dans l’oeuvre de Munch, il semble bien que puisse se percevoir la conséquence d’une punition divine, abandon d’un Paradis perdu dont ne demeurerait plus que le bourgeonnement blanc et rouge, traces évanescentes de la béatitude éternelle que viendrait assombrir, sinon biffer, les ombres bleues et noires provenant, sans doute du Tartare, du moins dans les nébuleux archétypes de la psyché humaine.

   Si ce tableau est si troublant, c’est selon nous qu’il marie habilement le procédé de l’oxymore. Il met en perspective

 

d’heureuses réminiscences

d’un temps supposé de félicité

qu’il rabaisse en ayant recours

à ces images figées anticipatrices

de bien funestes perspectives.

 

   « La danse de la vie » dont nous avons volontairement inversé la signification au titre d’une profonde modification de son énoncé selon la formule

 

« L’immobile gigue du désêtre »,

 

   indique bien, à notre avis, les motifs souterrains de l’œuvre du Peintre d’un expressionnisme sans concession. Et ce qui est étrange au plus haut point, c’est bien ceci : plutôt que d’être désespérés par le geste de notre vision de « La danse », nous ressentons en nous, au plus profond d’une vérité qui se fait jour

 

que cette parabole

de l’être et du désêtre »,

du jouir et du mourir,

 

   loin de nous incliner à renoncer au rayonnement d’une joie, nous incite à en éprouver la puissance effective dans le moindre de nos gestes, dans le plus infime de nos actes. Sans doute doit-on convenir que les évidentes qualités esthétiques de la toile, ses couleurs pour le moins fascinantes, son ambiance surréelle, la perfection de sa composition se donnent pour le contre-poison des inquiétudes qui pourraient surgir de son énigmatique fond,

 

nous déportant

de qui-nous-sommes

en direction de ce que

nous-ne-serons-plus.

 

Mise en musique métaphysique

S’il en est !

Ce qu’en réalité

Nous sommes

Des Êtres Métaphysiques

mais ceci est pure tautologie

l’Être, toujours, s’exile

de la Physique

 

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